Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Argyropyles

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ARGYROPYLE [a] (Jean), natif de Constantinople, se retira en Italie, pendant que les Turcs bouleversaient toute la Grèce (A). Il fut très-bien accueilli par Cosme de Médicis, qui lui donna à instruire son fils Pierre, et son petit-fils Laurent [b], et qui le fit professeur en grec dans la ville de Florence. Il témoigna sa gratitude dans la traduction qu’il fit de la Physique et de la Morale d’Aristote. Il eut un bonheur tout particulier dans ce travail, puisque Théodore Gaza, qui avait composé une semblable version, la jeta au feu, afin de ne point préjudicier à la fortune d’Argyropyle son bon ami. Gaza le surpassait en éloquence : sa version eût offusqué infailliblement celle-là ; et comme il n’ignorait pas l’ambition d’Argyropyle, il lui fit un sacrifice qui, de l’humeur dont il était, ne lui coûta pas beaucoup. C’était un homme qui ne se souciait, ni de louanges, ni d’argent. Les discours d’Argyropyle dégoûtèrent et fatiguèrent les hommes doctes ; et surtout quand il soutint que Cicéron avait ignoré le grec. Il quitta la Toscane dans un temps de peste, et s’en alla à Rome, et y fit des leçons sur le texte grec d’Aristote. Ses gages furent considérables ; mais comme il aimait à manger beaucoup, et à boire tout autant, et que sa complexion pouvait soutenir la charge, il dépensait tout ce qu’il gagnait. On croira donc aisément ce qui a été rapporté touchant sa bedaine (B). Il mourut à l’âge de soixante-dix ans : ce fut d’une fièvre qu’il gagna pour avoir mangé trop de melons [c]. Il témoigna beaucoup de constance lorsqu’un de ses fils fut tué à Rome [d]. Voyez, touchant l’ordre que donna le pape Paul II de poursuivre les meurtriers, et les funérailles du défunt, la CCe. lettre du cardinal de Pavie, page 620. On a remarqué qu’il fut le premier des Grecs qui enseigna la philosophie dans cette ville-là (C). Il disputait avec beaucoup de vigueur, et il avait une science fort étendue [* 1]. Il laissa un fils, qui fut un excellent musicien [e]. Les jugemens qu’on a faits de ses versions diffèrent extrêmement les uns des autres (D).

  1. * Joly regrette que Bayle n’ait pas consulté les Lettres de Philelphe. Il y aurait trouvé un éloge complet d’Argyropyle dont Hodi a écrit la vie dans son Traité de Græcis illustribus, linguæ græcæ, litterarumque humaniorum instauratoribus, Londres, 1742, in-8.
  1. Et non pas Argirophile, ni Argyrophile, comme dans Moréri.
  2. Et non pas son neveu, comme dans Moréri.
  3. Tiré de Paul Jove, Elog. cap. XXVII.
  4. Petrus Alcyonius, in Medice Legato priore, pag. 25.
  5. Obiit, relicto filio Isacio, nobili musico. Volaterran., lib. XXI, pag. 776.

(A) Il se retira en Italie pendant que les Turcs bouleversaient toute la Grèce. ] Je n’ai pas osé dire, avec Moréri, qu’il se retira en Italie après qu’ils eurent conquis Constantinople ; car deux raisons me font douter de cela. L’une est que Paul Jove dit qu’Argyropyle fut poussé en Italie par la même tempête qui contraignit Théodore Gaza de s’y retirer [1]. Or, il observe que ce Théodore s’y réfugia lorsqu’Amurath ébranlait toute la Grèce par ses armes victorieuses : Amurathe Græciam omnem victricibus armis quatiente, in Italiam venit [2]. C’est nous porter à croire qu’Argyropyle quitta son pays avant que la ville de Constantinople eût été prise par les Ottomans. Ma seconde raison est qu’il adressa un Traité de Consolations à l’empereur de Constantinople. J’avoue que, pour faire de ceci un bon argument, il faudrait prouver qu’il composa cette pièce en Italie, et je confesse que je ne puis point le prouver. Ainsi je ne vous donne cette observation que pour un motif de demeurer en suspens. Paul Jove est bien condamnable d’avoir négligé la chronologie autant qu’il l’a négligée dans ses éloges ; car il lui eût été facile de déterrer la date des charges, des voyages et de la mort de ses illustres : cela soit dit en passant, Vossius observe que ce Traité d’Argyropyle, et sa Monodie, et son livre de Regno, et ses Parallèles entre les Princes anciens et modernes, sont dans la bibliothéque du roi très-chrétien [3]. M. Moréri, qui n’avait jamais vu ces ouvrages, assure pourtant que l’auteur les a consacrés à la gloire de la maison de Médicis. Que ne se contentait-il d’assurer cela touchant les versions d’Aristote ? car son guide ne va pas plus loin [4].

(B) On croira..…. aisément ce qui a été rapporté touchant sa bedaine. ] Citons Paul Jove : Vini et cibi æquè avidus et capax, et multo abdomine ventricosus immodico melopeponum esu autumnalem accersivit febrem, atquè ità septuagesimo ætatis anno ereptus est [5]. Mourir de trop manger est une chose honteuse à tous les humains, mais surtout aux gens de lettres. Il vaudrait mieux, pour la gloire d’Argyropyle, qu’il fût mort de faim ou d’inanition. Ne prenons pas néanmoins la masse énorme de son ventre pour une raison à opposer à ceux qui le louent d’avoir été fort habile : le succès d’un tel combat serait incertain. Voyez les recueils qu’on étalera dans les remarques de l’article Gorgias. [* 1]

(C) On a remarqué qu’il fut le premier des Grecs qui enseigna à Rome... ] Politien, son disciple, va être cité ; voyez ces paroles de Hornius : Primus ex Græcis Romæ philosophiam professus fuit Argyropylus, cujus sectatorem se fuisse memorat Angelus Politianus, Miscell. cap. 1, eumque cum litterarum latinarum minimè incuriosum, tum sapientiæ decretorum, disciplinarumque adeò cunctarum quæ cyclicæ à Martiano dicuntur, eruditissimum illis temporibus habitum atque in disputando acerrimum [6].

(D) Les jugemens qu’on a faits de ses versions différent extrêmement les uns des autres. ] M. de Thou observe que Périon, voulant s’éloigner de la méthode d’Argyropyle, se jeta dans une autre extrémité. Il trouvait qu’Argyropyle avait traduit Aristote plus fidèlement qu’élégamment : c’est pourquoi il entreprit une traduction qui fût capable de plaire à ceux qui aiment la belle latinité : mais en s’attachant trop à l’élégance du style, il se fit accuser de ne suivre pas le sens de l’auteur : Is (Joachimus Perionius) cùm Aristotelem hactenùs à Johanne Argyropylo fideliter potiùs quàm ornatè versum auribus latinis proponendum statuisset, dum elegantioris styli potiùs quàm veri rationem plerumquè Ciceroni suo addictus habet, in contrariam ab Argyropylo reprehensionem incidit [7]. Ce jugement revient à ceci : les traductions d’Argyropyle sont fidèles, mais sans grâces et sans ornemens. D’autres en jugent d’une façon tout opposée, car ils disent que l’on y trouve plus d’élégance que de fidélité : et ils le blâment de n’avoir pas traduit mot pour mot son original, « selon le devoir, ajoutent-ils, de ceux qui traduisent la Sainte Écriture et Aristote. » Aliquot Aristotelis libros convertit magts eleganter quàm fideliter, cùm in hoc philosopho haud aliter quàm in Sacris Litteris verbum verbo reddere oporteat [8]. Si nous consultons un professeur de Louvain, nous trouverons mal fondé ce jugement de Volaterran ; nous verrons qu’Argyropyle s’attacha plus servilement aux paroles qu’aux pensées d’Aristote, et que ses versions ne peuvent passer ni pour fidèles, ni pour élégantes. Voici les paroles de ce professeur : Superiori seculo, quidam verba verbis ità admensi sunt, ut sententiam depravârint, non aliter quàm indocti pictores, qui operosi in cultu effingendo, membra secundùm vestem distorquent : quùm Apelles Parrhasiique priùs nudum corpus efformare, quàm amictum superinducere soleant. In quorum numero Argyropylum reponas et Ruffinum, alterum interpretem Aristotelis, alterum Gregorii Nazianzeni, de quibus ferè id hemistichii dici potest : Dant sine mente sonum. Fit autem illud vel ex inscitiâ, vel ex κακοζηλίᾳ quùm enim sententiam apprehendere nequeunt, verba reddunt, quasi quod ipsi non intellexerint, alius ex illorum verbis intelligere queat, cùm verba non minùs ex sententiâ vim suam et significatum accipiant, quàm sententiam constituant. Aliqui rursùs fidem existimant à numero verborum non discedere [9]. Quelques savans hommes prétendent qu’on accuse là Argyropyle de s’attacher mot à mot à l’original, et s’il ne peut pas prendre la pensée et le sens de son auteur, d’avoir recours à un circuit de paroles qui ne disent rien [10]. Je doute que ce soit exactement ce que Nannius a voulu dire. M. Huet se conforme au jugement que M. de Thou a rapporté [11] ; et, par conséquent, il condamne celui de Volaterran. Il condamne aussi Paul Jove, qui a préféré les versions de Gaza à celles d’Argyropyle ; et il déclare que si celui-là est plus éloquent, celui-ci est plus fidèle : Non efficies quin major quidem eloquentiæ laus Gazæ, accuratè autem interpretandi Argyropylo debeatur [12]. Voyez ci-dessus la remarque (B) de l’article de (Donat) Acciaioli, et admirez la diversité de ces jugemens.

  1. * [ Bayle n’a pas donné cet article. ]
  1. Paulus Jovius, Elogior. cap. XXVII, pag. 64.
  2. Paul. Jov., Elog., cap. XXVI, pag. 61.
  3. Vossius, de Histor. Græcis, lib. IV, cap. XIX, pag. 493.
  4. Paulus Jovius, Elogior. cap. XXVII.
  5. Id., ibid., pag. 65.
  6. Hornius, Historiæ Philos. lib. VI, cap. VI, pag. 304, 305.
  7. Thuan. Histor., lib. XXIII, pag. 472, ad ann. 1559.
  8. Volater., lib. XXI, pag. 776.
  9. Petrus Nannius, Alcmarianus, in Collegio Bustidiano apud Lovanienses Latinus Professor, Συμμίκτων, lib. I, cap. III, pag. 6.
  10. Voyez M. Baillet, Jugem. des Savans, tom. IV, num. 814, pag. 355.
  11. Huetius, de Claris Interpretibus, pag. 239.
  12. Idem, ibid.

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