Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Aristée 2

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ARISTÉE, le Proconnésien, en latin Aristeas. M. Moréri s’étant contenté de dire qu’il vivait au temps de Cyrus (A), et qu’il composa l’Histoire des Arimaspes, et un ouvrage de l’Origine des Dieux, le tout rempli de fables (B), a oublié ce qu’il pouvait mettre de plus singulier dans cet article. Donnons donc ce supplément, et disons que cet Aristée, étant mort dans son pays [a], fut vu le même jour, et à la même heure, faire leçon en Sicile. Ce spectacle ayant été renouvelé plusieurs fois, et pendant plusieurs années, obligea les Siciliens à bâtir un autel à Aristée, et à lui offrir des sacrifices [b]. Hérodote a parlé assez amplement de ce miracle (C). Pline rapporte qu’on vit dans l’île de Proconnèse l’âme d’Aristée sortir du corps par la bouche, sous la figure d’un corbeau [c]. D’autres disent que cette âme sortait du corps, et y retournait à sa fantaisie (D). Strabon donne Aristée pour l’un des plus grands enchanteurs qui furent jamais [d]. Quelques-uns prétendent, qu’afin de lever l’incrédulité qu’on avait pour sa doctrine, il fit accroire que son âme séparée du corps avait fait plusieurs voyages [e]. On trouve six de ses vers dans le Traité de Longin [f]. On en trouve quelques autres dans les Chiliades de Tzetzès [g]. On le voit cité deux fois dans Pausanias [h]. Au reste, ceux qui prétendent qu’il n’était pas tout-à-fait mort, quand son âme allait faire des voyages [i], ne diminuent guère le merveilleux de ce prodige. Il n’est pas besoin de remarquer que Plutarque s’est moqué de ce beau conte [j]. Le Giraldi a fait quelques fautes (E).

  1. L’île de Proconnèse, dans la Propontide.
  2. Ex Apollonii Dyscol. Hist. Comment., cap. II.
  3. Plinius, lib. VII, cap. LII, pag. 85.
  4. Strabo, lib. XIII, pag. 405.
  5. Voyez la remarque (B).
  6. Longin., περὶ ὕψους, sect. IX, p. 26.
  7. Tzetzes, Histor., chil. VII, pag. 144. Voyez Casaubon sur Athénée, liv. I, pag. 13.
  8. Pausan., lib. I, pag. 22, et lib. V, pag. 154.
  9. Maxim. Tyr. Orat. XXVIII, pag. 282.
  10. Plut. in Romulo, pag. 35.

(A) Moréri s’est contenté de dire qu’il vivait au temps de Cyrus. ] On prouve cela par le témoignage de Suidas. Notez que Cyrus commença de régner en Perse l’olympiade 55. Vossius infère de là, que Suidas disant d’un côté qu’Aristée florissait pendant la 50e. olympiade, et de l’autre que c’était au temps de Cyrus, n’a point observé l’exactitude [1]. L’anonyme, qui a décrit les olympiades, met Aristée sous la 50e. : cela ne s’accorde point avec ce que d’autres ont dit qu’Homère fut son disciple [2]. Tatien l’a fait antérieur à Homère [3], et en a été repris par Vossius, comme si par-là il eût voulu trop favoriser la bonne cause dans ce point-ci, c’est que l’âge d’Homère a suivi de loin celui de Moïse [4]. Cette censure me semble un peu mal fondée, car Tatien a pu se servir légitimement d’une tradition qui se trouvait établie parmi les païens. Nous avons vu qu’on disait que notre Aristée avait enseigné Homère, et nous lisons dans Hérodote qu’Aristée parut au monde trois siècles après avoir composé un poëme [5]. On ne convenait donc pas qu’il eût fleuri au temps de Cyrus. Notes qu’Hérodote naquit l’an Ier. de la 74e. olympiade, et qu’il ne parle point de cette dernière apparition d’Aristée comme d’un fait nouvellement arrivé : il insinue, au contraire, que la tradition des Métapontins sur cette aventure-là venait de loin ; car il ne dit point qu’ils en marquassent le temps.

(B) Ses écrits sont remplis de fables. ] Aulu-Gelle raconte, qu’étant à Brundisium, il vit exposés en vente plusieurs paquets de livres, et qu’on lui laissa à très-vil prix ceux qu’il voulut acheter. C’étaient tous ouvrages d’auteurs grecs, qui avaient ramassé beaucoup de mensonges surprenans et incroyables. Aristée est le premier des écrivains : Fasces librorum venalium expositos vidimus. Atque ego avidè statìm pergo ad libros. Erant autem isti omnes libri græct miraculorum fabularumque pleni : res inauditæ, incredulæ ; scriptores veteres non parvæ auctoritatis, Aristeas Proconnesius, et Isigonus Nicæensis, et Ctesias, et Onesicritus, et Polystephanus, et Hegesias. Ipsa autem volumina ex diutino situ squallebant, et habitu adspectuque tetro erant. Accessi tamen, percunctatusque pretium sum : et adductus mirâ atque insperatâ vilitate, libros plurimos ære pauco emo ; eosque omnes duabus proximis noctibus cursìm transeo : atque in legendo carpsi exindè quædam et notavi mirabilia et scriptoribus ferè nostris intentata ; eaque his commentariis adspersi [6]. La suite de ce chapitre d’Aulu-Gelle est toute pleine des narrations chimériques qu’il avait lues dans ces écrits-là, ou dans Pline. Il faut savoir que l’Histoire des Arimaspes, composée par Aristée, était un poëme [7]. Et que sait-on, me direz-vous, si l’auteur ne l’écrivit pas sans avoir dessein qu’on ajoutât foi à ses récits ? L’Arioste n’a jamais eu une pareille pensée. Pourquoi ne jugerions-nous pas des anciens poëtes comme de lui à cet égard ? Je vous réponds qu’Aristée n’avait point pour but de divertir ses lecteurs par des récits qui fussent considérés comme des fables ; car il n’eut recours à ces contes, qu’afin de guérir l’incrédulité qu’il rencontrait dans les esprits. On ne croyait pas qu’il fût philosophe, et l’on se fondait sur ce qu’il ne disait point que personne l’eût instruit [8]. il leva cet obstacle, en débitant que son âme était sortie de son corps, et que, s’élevant vers le ciel, elle avait vu tous les pays grecs et barbares, et fini ses courses dans les climats hyperboréens. Il se vanta d’avoir découvert par ce moyen la situation des lieux, les coutumes des habitans, les qualités naturelles des élémens, etc., et d’avoir même observé le ciel plus exactement que la terre. N’était-ce point produire ses contes comme des lettres de créance ? Ne voulait-il point par-là s’établir une autorité qui fît recevoir les autres choses qu’il voudrait dire ? Il fallait donc qu’il proposât celles-là comme des faits véritables. On les prit pour tels ; car on ajouta plus de foi à cet homme-là, qu’aux philosophes qui dogmatisèrent sans aucun déguisement [9]. Notez que Denys d’Halicarnasse rapporte que tout le monde ne convenait pas que notre Aristée fût l’auteur des livres qui portaient son nom [10].

(C) Il fut vu plusieurs fois après sa mort. Hérodote a parlé assez amplement de ce miracle. ] Voici le précis de sa narration. Aristée, l’un des principaux de l’île de Proconnèse, entra un jour dans le logis d’un foulon, et y mourut. Le foulon ferma sa porte, et fut annoncer aux parens la mort d’Aristée. Cette nouvelle se répandit bientôt par toute la ville ; mais pendant que l’on s’en entretenait, il vint un homme qui assura qu’il avait rencontré Aristée allant à Cyzique [11], et qu’il lui avait parlé. Les parens se transportèrent à la maison du foulon, avec tout ce qui était nécessaire pour l’enterrement, et ne trouvèrent Aristée ni mort ni vif. Il se montra au bout de sept ans, et composa le poëme des Arimaspes, après quoi il disparut. Deux ou trois siècles s’étant écoulés, il se montra aux habitans de Métapont [12], et leur commanda de faire un autel à Apollon, et de mettre tout auprès une statue en l’honneur d’Aristée le Proconnésien. Il leur dit qu’ils étaient les seuls Italiens qu’Apollon eût honorés d’une visite, et qu’il l’avait accompagné dans ce voyage, et qu’il était non pas Aristée, mais un corbeau, quand il l’y accompagna. Ayant dit ces choses, il disparut. Les Métapontins consultèrent l’oracle de Delphes, pour savoir ce que c’était que cela. Il leur fut répondu qu’ils feraient bien d’obéir. Ils exécutèrent donc cet ordre [13]. L’historien témoigne que l’on voyait de son temps, à la grande place de Métapont, la statue d’Aristée, proche de l’autel d’Apollon, et environnée de lauriers. Joignons à cela un fait rapporté par Athénée. Les Métapontins, après le retour d’Aristée [14], dédièrent un laurier d’airain à Apollon. Ce laurier ayant parlé dans le temps qu’une danseuse de Thessalie s’approchait de la grande place de Métapont, les devins, qui étaient là, furent saisis subitement d’une fureur si étrange, qu’ils déchirèrent cette femme. Notez qu’elle avait reçu de Philomèle un présent sacré, c’était une couronne de laurier d’or, que ceux de Lampsaque avaient consacrée au temple de Delphes [15]. Observez aussi qu’Énée de Gaza, en rapportant la narration d’Hérodote, y ajoute cette circonstance : c’est que les sacrifices des Metapontins étaient censés appartenir en commun à Apollon et à Aristée, comme à deux divinités [16]. Origène a observé qu’Apollon voulut que cet Aristée fût honoré comme un dieu par les habitans de Métapont [17]. Meursius prétend qu’Athénagoras a reproché aux païens d’avoir honoré notre Aristée dans l’île de Chios, et de l’avoir pris pour le même dieu qu’Apollon et Jupiter [18]. Χῖοι Ἀριςέαν τὸν αὐτὸν καὶ Δία καὶ Ἀπόλλω νομίζοντες [19]. Chii Aristeum, quem et Jovem arbitrantur et Apollinem. M. Huet s’imagine, avec beaucoup de vraisemblance, qu’au lieu de Χῖοι, il faut lire Χεῖοι, et qu’il s’agit là d’Aristée, fils d’Apollon et de Cyrène [20] ; car ce dernier Aristée fut honoré dans l’île de Céa [21]. C’est de lui que Suffridus entend le passage d’Athénagoras [22]. M. Huet montre que ces deux Aristées ont été souvent confondus l’un avec l’autre [23].

Ceux qui veulent que tout roman soit fondé sur quelque aventure véritable pourraient supposer qu’Aristée, ayant fait semblant d’être mort dans le logis du foulon, trouva moyen d’en sortir pendant l’absence du maître, et de s’évader secrètement de la ville ; qu’il y retourna après s’être tenu caché quelques années : et qu’il produisit un poëme, où il débita ses extases [24], qu’il fut bien aise que l’on prit au sens littéral, et non pas au sens poétique, auquel nous prenons ces vers d’Horace :

Quò me Bacche rapis tuî
Plenum, quæ in nemora aut quos agor in specus
Velox mente novâ [25],


et plusieurs autres que M. Huet allègue [26]. Je ne saurais bien comprendre comme lui que Maxime de Tyr confirme cette conjecture, c’est qu’Aristée ne prétendit pas que l’on prît ses expressions au pied de la lettre [27]. Maxime de Tyr suppose tout le contraire, comme on l’a vu ci-dessus [28]. Pour ce qui regarde l’apparition aux Métapontins, on peut supposer qu’un fourbe leur persuada facilement ce qu’Hérodote raconte ; car ils étaient pythagoriciens, et par conséquent ils croyaient la métempsycose.

(D) On a dit que son âme sortait de son corps, et y rentrait à sa fantaisie. ] C’est ce qu’a dit Hésychius Illustrius, et après lui Suidas. Voici leurs paroles : Ἀριςέου τοῦ Προκοννήσιου ϕασὶ τὴν ψυχὴν ἐξιέναι ὅτε ἐϐούλετο, καὶ ἐπανιέναι πάλιν [29]. Aristeas Proconnesius, cujus animam corporis domicilio excessisse, rursùsque ubi vellet subisse fabulantur. Τούτου ϕασὶ τὴν ψυχὴν ὅταν ἐϐούλετο ἐξιέναι καὶ ἐπανιέναι πάλιν [30]. Hujus animam quoties voluisset exiisse et rediisse dicunt.

(E) Le Giraldi a fait quelques fautes touchant notre Aristée. ] 1o. Il fait dire à Strabon que l’éloquence et les caresses d’Aristée avaient une grande force : Strabo Aristeam facundiâ et blanditiis vehementem fuisse prodidit [31]. C’est n’entendre rien dans ce grec : ἀνὴρ γόης ἔι τις ἄλλος [32], fuit præstigiis nemini secundus. 2o. Il fait dire à Hérodote qu’Aristée ayant ordonné aux Métapontins d’ériger tout à la fois un autel et une statue à lui Aristée et à Apollon, et leur ayant enfin déclaré qu’il était un corbeau, fut enlevé de devant leurs yeux. C’est mal entendre la narration d’Hérodote : consultez-la [33]. 3o. Il dit que Plutarque approuve la narration d’Hérodote. Cela est faux : Plutarque n’en touche qu’une très-petite partie, et y change même notablement les circonstances du lieu, et puis il rejette cela comme une fable.

  1. Vossius, de Historicis Græcis, lib. IV, cap. II, pag. 433.
  2. Strabo, lib. XIV, pag. 439.
  3. Tatian., Orat. ad Græcos, apud Vossium de Histor. Græcis, lib. I, cap. I, pag. 7.
  4. Vossius, de Hist. Græcis, lib. I, cap. I, pag. 6.
  5. Herod., lib. IV, cap. XIV.
  6. Aulus Gellius, lib. IX, cap. IV, pag. 229. Notez que M. Huet, Demonstrat. Evangel., Propos. IX, cap. CXLII, pag. 1037, cite cet endroit d’Aulu-Gelle comme contenant que les choses que l’on avait racontées touchant Aristée étaient fausses. Ce n’est point la pensée d’Aulu-Gelle.
  7. Herod., lib. IV, cap. XIII et XIV, Strabo, lib. I, pag. 15, et lib. XIII, pag. 405.
  8. Maxim. Tyrius, Dissert. XXII, pag. 223.
  9. Idem, ibid., pag. 224.
  10. Dion. Halicarnas., in Judicio de Thucyd., cap. XXVI, pag. 384.
  11. Selon Plutarque, dans la Vie de Romulus, pag. 35, il y eut des gens qui assurèrent qu’ils avaient vu sur le chemin de Crotone.
  12. Ville d’Italie.
  13. Herod., lib. IV, cap. XIV.
  14. Il disait qu’il avait été jusques au pays de Hyperboréens. Athenæus, lib. XIII, pag. 605.
  15. Idem, ibid.
  16. Æneas Gazæus in Theophrastum, apud Meurs. Not. in Apollon. Dyscolum, pag. 87.
  17. Origen. contra Cels., lib. III.
  18. Meursii Notæ in Apollon. Dyscol., pag. 87.
  19. Athenag., Legat. pro Christianis, pag. 28.
  20. Huet., Demonstr. Evangel., Propos. IX, cap. CXLII, pag. 1037. Vossius, de Theolog. Gentili, lib. VII, cap. X, pag. 349, a la même pensée.
  21. Voyez la remarque (C) de l’article précédent, citation (43).
  22. Suffridus, Notis in Athen. Legat., pag. 242.
  23. Huet. Demonstr. Evangel., Propos. IX, cap. CXLII, pag. 1037, et pag. 212.
  24. Ἔϕη δὲ Ἀριςέης..... ἀπίκεσθαι ἐς Ἰσσηδόνας ϕοιϐόλαμπτος γενόμενος. Aristæus memoravit se Phœbo instinctum venisse ad Issedonas. Herodot., lib. IV, cap. XIII.
  25. Horat., lib. III, Od. XXV.
  26. Huet., Demonstr. Evangel., pag. 1038.
  27. Idem, ibid., pag. 1039.
  28. Citations (8) et (9).
  29. Hesych. Illustrius de his qui Eruditionis famâ claruêre, pag. 7.
  30. Suidas, in Ἀριςέας.
  31. Lilius Gregorius Giraldus, Dialog. III de Historiâ Poëtarum, pag. 85.
  32. Strabo, lib. XIII, pag. 405.
  33. Dans la remarque (C), depuis le commencement jusqu’à la citation (13).

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