Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Corbinelli

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CORBINELLI (Jacques), né à Florence et d’une famille illustre (A) depuis long-temps, se retira en France sous le règne de Catherine de Médicis. Cette reine, dont il avait l’honneur d’être allié, le donna à son fils, le duc d’Anjou, comme un homme de belles-lettres et de bon conseil [a]. Il lui lisait tous les jours Polybe, Tacite, souvent les Discours et le Prince de Machiavel, si nous en croyons Davila [b]. Il ne flattait point son maître en courtisan faible et intéressé, il disait la vérité hardiment, et faisait sa cour sans bassesse. On le regardait comme un homme du caractère de ces anciens Romains (B), pleins de droiture et incapables de la moindre lâcheté. Il eut beaucoup de part à l’estime du chancelier de l’Hôpital (C). Il était l’ami et le patron déclaré des gens de lettres ; jusque-là que, n’étant pas fort riche, il ne laissait pas d’employer une partie de son bien à faire imprimer leurs écrits (D). Mais son talent ne se bornait pas aux exercices des muses [* 1]. Il était homme de cabinet de plus d’une manière : il était même homme de courage et de résolution, autant que de manège et d’intrigue (E). Raphaël Corbinelli son fils, secrétaire de Marie de Médicis, reine de France, fut père de M. Corbinelli qui est aujourd’hui l’un des bons et des beaux esprits de France [c] (F). Voyez son éloge dans une préface [* 2] qui m’a fourni non-seulement les matériaux, mais aussi les expressions de cet article. Ce qu’il y a de bien digne d’attention est que l’on ne savait pas de quelle religion était Jacques Corbinelli (G). Cela peut faire soupçonner qu’il n’avait que celle d’être honnête homme. Le maréchal de Bassompierre s’est emporté contre lui (H).

  1. * Joly ajoute que le père de Montfaucon, dans sa Bibl. bibliothecarum manuscriptorum nova, cite, 1°. J. Corbinelli opera quædam ; 2°. Jacomo Corbinelli, lettere.
  2. * Outre les Anciens historiens latins, réduits en maximes, 1694. in-12. avec une préface qui est celle dont parle Bayle, on a de Jean Corbinelli, (mort en 1716 à plus de cent ans) 1°. l’Extrait, etc., dont parle Bayle dans la note (8) de la remarque (F). 2°. Sentimens d’amour, tirés des meilleurs poëtes modernes, 1662, 2 vol. in 12. 3°. Histoire généalogique de la maison de Condé, 1705, 2 vol. in-4o, 4°. Quelques lettres parmi celles de Mme. de Sévigné, qui en parle souvent, et toujours avec éloge.
  1. Dupleix, Hist. de Henri IV, à l’ann. 1589, num. 1, dit que Jacques Corbinelli, homme de rare doctrine, avait été auprès du roi Henri III en Pologne, l’entretenir de bonnes lettres.
  2. Liv. VI, pag. m. 350, à l’année 1579 ; le duc d’Anjou était alors roi de France.
  3. Tiré de l’Avertissement au lecteur, qui est à la tête d’un livre intitulé, Les anciens Historiens latins, réduits en maximes, imprimé l’an 1694. On attribue cette préface au père Bouhours.

(A) Il était d’une famille illustre. ] Voici les termes de la préface que l’on a mise au-devant des Maximes de Tite-Live recueillies par M. Corbinelli : « Il est originairement d’une des plus anciennes et des plus nobles maisons de Florence, et ses ancêtres, dans le temps de la république, ont tenu les premières places parmi les seigneurs du gouvernement. »

Voyez Claude Malingre, sieur de Saint-Lazare, dans une épître dédicatoire à noble et illustre personne Me. Pierre de Corbinelly, conseiller et maître d’hôtel du roi [1]. C’était un des fils de Jacques Corbinelli.

(B) On le regardait comme un homme du caractère des anciens Romains. ] Dans la préface dont j’ai parlé on cite ces paroles de Juste Lipse : Gentem vestram amavi semper, et ex eâ illos maximè qui vetere illâ Italiâ digni, qualem te esse, mi Corbinelli, video [2]. Le passage est tronqué, il faut qu’on le voie tout entier ; on y trouvera que Pierre Victorius estimait beaucoup notre Corbinelli. Qualem te esse, mi Corbinelli, non solùm ex igniculis literarum tuarum quos sparsos colligo, video : sed etiam ex testimonio viri magni Victorii, qui de undole tuâ ad virtutem magna prædicat, nec vana. Cette lettre de Lipse nous apprend que Corbinelli avait un frère dont la destinée fut malheureuse. Fratris tui μεγαλοψύχου historiam et triste exitium legi : quid miremur ? hodiè illæ viæ, et nil nisi σκολιὸν videmus à plerisque his dynastis [3]. C’est un grand hasard s’il ne périt à Florence sous quelque entreprise républicaine.

(C) Il eut beaucoup de part à l’estime du chancelier de l’Hôpital. ] « Nous voyons dans l’épître en vers latins que ce chancelier lui adresse, que Corbinelli était non-seulement de tous ses amis celui dont la conversation avait le plus de charmes, mais presque le seul courtisan que la cour n’eût point gâté, et qui sût préférer les belles connaissances à l’intérêt et à la fortune. » Ces paroles sont de l’auteur de la Préface, et voici quelques vers de ce chancelier :

Corbinelle, libens te plus fruar omnibus uno,
Præsentisque animum sermone oblecter amici
Tu servare modum nôsti propè solus in aulâ,
Et præferre bonas inhonestis quæstibus artes [4]

(D) Il employait une partie de son bien à faire imprimer divers écrits. ] « Le livre du Dante sur la langue italienne fut mis en lumière par ses soins [* 1], sans compter beaucoup d’autres ouvrages curieux qui seraient demeurés dans l’oubli, s’il ne les avait fait paraître [5]. »

(E) Il était homme de courage et de résolution, autant que de manège et d’intrigue. ] Au rapport de Pierre Matthieu, dans son Histoire de Henri IV, le roi s’approcha de Paris pour une entreprise tramée par ses serviteurs, qui l’assuraient de lui ouvrir une porte. Il savait d’eux, ajoute l’historien, tout ce qui se passait ; et les plus secrets avis étaient portés par Corbinelli, homme déterminé et brûlant du zèle de voir la cause du roi victorieuse de la rébellion. Corbinelli, dit encore le même historien, écrivait tout ce qu’il apprenait, et le portait à découvert en sa main, comme un papier commun d’affaires ou de procès. Son front si hardi et si assuré trompait les yeux des gardes qui étaient aux portes ; et en montrant qu’il se fiait à tous ne donnait de la défiance à personne[6]. » Un autre historien en parle de cette manière : Le roi avait bon nombre de fidèles serviteurs dans la ville, qui l’avertissaient ponctuellement de tout ce qui se passait, et se tenaient prêts pour faciliter son entrée. Entre autres Jacques Corbinelli y contribuait toute sorte de diligence et d’artifice. Il portait toujours en sa main ses avis, comme des pièces d’un procès, afin de les rendre moins suspects par cette hardiesse. Pressant sa majesté sur l’exécution de son dessein, il ne lui écrivait que ces trois mots, venez, venez, venez, écrits dans autant de papier qu’il en fallait pour les contenir, et les mettait dans un tuyau de plume cacheté, que le messager portait dans sa bouche.... Ce Corbinelli était Italien des plus anciennes et nobles maisons de Florence. Il s’était réfugié en France, pour avoir été complice de la conjuration de Pandolfo Puccio, ainsi que M. de Thou a remarqué en son Histoire [7].

(F) M. Corbinelli…. est aujourd’hui l’un des bons et beaux esprits de France. ] La préface ne marque point qu’il ait publié en plusieurs tomes un recueil des plus beaux endroits qui se trouvent dans les ouvrages des beaux esprits de ce siècle[8]. C’est pourquoi je le remarque. Quant au reste, je renvoie mon lecteur à la préface, où l’on trouve M. Corbinelli caractérisé d’une manière très-délicate, et qui lui fait beaucoup d’honneur. La peine qu’il s’est donnée de réduire les anciens historiens en maximes, contribuera tout à la fois à leur gloire et à l’instruction du public. L’auteur de la préface a raison de dire « que les connaisseurs prendront plaisir à voir qu’une infinité de pensées et de maximes, dont les modernes se parent, ont été dérobées aux anciens, et que cela seul pourra faire ouvrir les yeux sur le mérite de ces grands hommes, et guérir peut-être quelques esprits prévenus qui n’ont pas pour l’antiquité tout le respect et toute l’admiration qu’elle mérite. » Je ne doute point que si l’on compare par pensées détachées les anciens avec les modernes, l’on ne se convainque facilement que l’avantage n’est pas pour ceux-ci ; car je ne crois pas que l’on ait pensé, dans ce siècle, rien de grand et de délicat, que l’on ne voie dans les livres des anciens. Les plus sublimes conceptions de métaphysique et de morale que nous admirons dans quelques modernes, se rencontrent dans les livres des anciens philosophes. Ainsi, pour faire que notre siècle puisse prétendre à la supériorité, il faut comparer tout un ouvrage à tout un ouvrage ; car qui peut douter qu’un ouvrage qui, en ce qu’il a de beau, ne cède pas à d’autres ouvrages considérés selon ce qu’ils ont de beau, ne leur cède si ses endroits faibles sont et plus nombreux et plus grossiers que les endroits faibles des autres ? Qui peut douter que, quand même M. Descartes aurait trouvé dans les livres des anciens toutes les parties de son système, il ne mérite pas plus d’admiration qu’eux, puisqu’il a su ajuster ensemble tant de parties dispersées, et former un système méthodique d’une matière qui était sans liaison ?

Notez que M. Corbinelli avait un grand commerce de lettres avec M. de Bussy-Rabutin. Cela paraît dans les volumes des lettres de ce dernier, où l’on a inséré divers fragmens de ce que M. Corbinelli avait écrit : son nom n’y est marqué que par un C.

(G) L’on ne savait pas de quelle religion était Jacques Corbinelli. ] C’est M. de Thou qui le dit. Rapportons le passage tout entier. L’on ne savait de quelle religion était Corbinelli : c’était une religion politique à la Florentine ; mais il était homme de bonnes mœurs[9]. Ce témoignage est de grand poids pour deux raisons : 1°. parce que M. de Thou était un homme grave et de probité ; 2°. parce qu’il connaissait particulièrement le sieur Corbinelli. Voyons ce qu’il en avait déjà dit : J’ai fort connu le sieur Corbinelli Florentin. C’était un fort bel esprit. Il était très-capable des affaires du monde, et y avait un merveilleux jugement. Il épousa une Anglaise, dont il a eu des filles qui sont encore à la cour, au service de quelques dames. La comtesse de Fiesque en a une. Il avait peu de moyens, mais il vivait avec un tel ménage, et était si nettement et proprement habillé que rien plus. Il était grand ami de l’abbé d’Elbène[10].

(H) Le maréchal de Bassompierre s’est emporté contre lui. ] C’est au sujet du passage de Dupleix que j’ai rapporté ci-dessus. Voici comment ce maréchal le critique[11] : Il n’y a rien de plus froid et de plus impertinent que tout ce chapitre : il n’y avait point d’autres bons Français à nommer, sans alléguer ce banni de Florence pour trahison ? La belle invention de porter ses avis dans sa main, qui étaient fort importans, puisque celui qu’il décrit par excellence était son venez, venez, venez ! le roi eût été bien fin de s’embarquer sur cet avis. L’histoire de France a bien affaire d’être remplie de l’extraction de ce Corbinelli ? Et ce devrait être quelque homme de bien, d’être de la conspiration de tuer son prince avec le chef Pandolfo Puccio, qui fut pendu en un croc pour son forfait, et ce aux fenêtres du palais ! Remarquez bien que cette conspiration, quelque atroce qu’elle ait pu être, ne réfute point ce que d’autres disent des bonnes mœurs de Corbinelli. Les conspirations d’état sont les plus grands crimes qu’on puisse commettre, et néanmoins il y a des gens qui s’y laissent entraîner par des motifs qu’ils croient très-bons moralement parlant : tant il est vrai que la conscience de l’homme est sujette aux illusions les plus déplorables. Brutus, et plusieurs de ceux qu’il engagea à l’assassinat de César, étaient des gens dont la vertu et les bonnes mœurs étaient éclatantes.

  1. (*) Non seulement il publia ce livre du Dante sur un manuscrit unique qu’il en avait ; il l’enrichit même d’annotations italiennes, qui se trouvent à la suite du texte, dans l’édition in-8o., Paris, 1577. Un endroit des rem. du maréchal de Bassompierre sur quelques Vies de l’historien Dupleix, rapporté dans la rem. (H) de cet article, suppose comme une chose constante que cet homme avait été banni de Florence pour crime d’état : ce qui est bien contraire à ces paroles de J-A. de Baïf, dans son épître en vers au roi Henri III, où parlant du même Corbinelli, sans aucun sien meffait exilé de Florence, dit ce poëte. Cette épître, au reste, fait le feuillet 4 du livre en question, intitulé : Dantis Aligerii præcellentiss. Poetæ de vulgari eloquentiâ libri duo. Nunc primum ad vetusti et unici scripti Codicis exemplar editi. Ex libris Corbinelli : ejusdemque annotationibus illustrati. Ad Henricum Franciæ Poloniæque regem christianissimum. Paris, Jo. Borbon., 1577. Rem. crit.
  1. Celle des Histoires tragiques de notre temps, livre imprimé à Rouen, 1641.
  2. Lips., epist. V, cent. IV, Miscellan. Elle est datée de Leyde, en 1786.
  3. Idem, ibidem.
  4. Hospital., epist. VI.
  5. Préface des Maximes de Tite-Live.
  6. Là même.
  7. Dupleix, Histoire de Henri IV, pag. 22, à l’ann. 1589.
  8. Il est intitulé : Extrait de tous les beaux endroits des ouvrages des plus célèbres auteurs de ce temps, et imprimé à Amsterdam, en 1681. [En 5 volumes petit in-12. Voyez ma note ajoutée sur le texte.]
  9. Voyez Thuana, pag. m. 35.
  10. Là même, pag. 30.
  11. Remarques sur les Vies de Henri IV et Louis XIII de Dupleix, pag. 11.

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