Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Drabicius

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DRABICIUS (Nicolas), fameux enthousiaste du XVIIe. siecle, naquit environ l’an 1587 [a] à Strasnitz dans la Moravie où son père était bourgmestre. Il fut reçu ministre l’an 1616, et il exerça cette charge à Drahotutz ; et lorsqu’il fut obligé de chercher une retraite dans les pays étrangers, à cause des édits sévères de l’empereur contre la religion protestante, il se retira à Lednitz, ville de Hongrie, l’an 1629 [b]. Il n’avait aucune espérance d’être rétabli dans son église ; c’est pourquoi il se fit marchand de drap, à quoi sa femme, fille d’un pareil marchand, lui était d’un grand usage. Il tâcha de persuader aux autres ministres d’embrasser une profession mondaine, nonobstant les règlemens qu’on avait faits pour prévenir ce désordre (A), et il oublia tellement les bienséances de son premier caractère, qu’il devint un des bons buveurs du quartier, et qu’il se crut permises toutes les actions des laïques [c]. Se voyant en danger d’être volé en revenant d’une foire, il se défendit et fut blessé, et peut-être qu’il n’en aurait pas été quitte pour une blessure si l’on ne l’eût secouru. Les autres ministres justement scandalisés de sa conduite en avertirent leurs supérieurs. Ceux-ci, dans un synode qui fut convoqué en Pologne, firent examiner cette affaire : il fut ordonné que Drabicius serait suspendu du ministère, et que, s’il ne vivait pas d’une façon édifiante, on exercerait sur lui la discipline de l’église [d]. Cette rigueur synodale l’engagea à se comporter honnêtement. Mais ce fut bien autre chose lorsqu’il crut être devenu prophète. Il eut sa première vision la nuit du 23 de février 1638, et la seconde, la nuit du 23 de janvier 1643. La première vision lui promit en général de grandes armées du septentrion et de l’orient qui opprimeraient la maison d’Autriche : la seconde marqua en particulier, que Ragotski commanderait l’armée qui viendrait de l’orient, et ordonna à Drabicius de faire savoir à ses frères que Dieu les allait rétablir dans leur pays, et venger les injures faites à son peuple ; et qu’ils eussent à se préparer à la délivrance par jeûnes et par oraisons. Il reçut ordre d’écrire ce qui lui était révélé, et de commencer comme les anciens prophètes, la parole du seigneur me fut adressée [e]. Dès le lendemain il communiqua sa vision aux ministres qui étaient réfugiés dans le même lieu que lui. Ils la communiquèrent aux autres ; mais on n’en fit point de cas. Ces deux premières visions furent suivies de plusieurs autres, la même année 1643 ; et il y en eut une qui ordonna que l’on fît confidence de tout à Coménius [f], qui était alors à Elbing en Prusse. Il y en eut une au mois de janvier 1644, qui assura Drabicius que les troupes impériales ne feraient point périr les réfugiés [g]. Elles firent un grand ravage sur les terres de Ragotski, pillèrent la ville de Lednitz, et en assiégèrent le château. Drabicius s’y enferma, et soit qu’il se défiât un peu de sa vision, soit qu’il crût que bon droit a besoin d’aide, il ne s’amusait point à des prières ; il se tenait proche des canons que l’on tirait sur les assiégeans, et il mettait la main à l’œuvre (B). Mal lui en prit ; la flamme lui sauta au visage, et lui pensa ôter un œil. Les Impériaux levèrent le siége. Mais quelque temps après ils assiégèrent la place tout de nouveau, et la prirent. Les réfugiés furent compris dans la capitulation tant pour leur vie, que pour leurs biens : on ne laissa pas de les piller [h]. Voilà donc Drabicius au pouvoir des Impériaux : cela ne l’empêcha point d’aller signifier à Ragotski, au mois d’août 1645, que Dieu lui faisait commandement de ruiner la maison d’Autriche et le pape (C), et que, s’il refusait d’attaquer cette engeance de vipères, il attirerait sur sa maison une ruine générale, qui n’épargnerait pas même celui qui pisse contre la paroi. Ce prince savait déjà que Drabicius faisait le prophète ; car Drabicius, selon les ordres qu’il en recevait coup sur coup dans ses extases, lui avait envoyé une copie de ses révélations, laquelle Ragotski jeta au feu [i]. À l’égard de l’ordre que le prophète alla porter en personne, on lui répondit qu’on avait conclu depuis peu un traité de paix [j]. La mort de ce prince, arrivée le mois d’octobre 1647, plongea Drabicius dans un extrême chagrin : il crut que ses révélations ne seraient que de la fumée, et il se voyait exposé à la raillerie. Mais il eut une consolation extatique qui le rassura, et qui lui défendit de jeter au feu ses pancartes, puisque Dieu lui amènerait Coménius, auquel elles seraient consignées [k]. Coménius, ayant des affaires en Hongrie, l’an 1650 (D), y vit la personne et les prophéties de Drabicius, et fit telles réflexions qu’il jugea bon être, sur ce que depuis trois ans les visions de ce personnage lui avaient promis Coménius pour coadjuteur. C’est quelque-chose de considérable que Sigismond Ragotski, se voyant poussé par Drabicius à faire la guerre à l’empereur, et par sa mère à vivre en paix, ne savait que faire, combattu de part et d’autre par de terribles menaces. Drabicius lui dénonçait les jugemens du Très-Haut en cas de paix, et sa mère le menaçait de lui donner sa malédiction en cas de guerre. Dans cette perplexité il se recommanda aux prières de Drabicius, et à celles de Coménius [l], et se tint en repos jusques au jour de sa mort, C’est-à-dire jusques au 4 de février 1652. Coménius, qui ne s’attendait point à cela [m], en fut étrangement surpris. L’ange qui lui disait tout ne lui avait point révélé ce grand article (E). George Ragotski, prince de Transylvanie, frère du défunt, ne savait rien de tout ce manége prophétique ; mais Coménius lui en apprit le détail, en lui donnant un exemplaire des écrits de Drabicius. Celui-ci fut réhabilité au ministère le 20 de juin 1654 [n]. Coménius fit ce coup-là en passant par la Hongrie pour s’en retourner en Pologne. Depuis son départ de la cour de Transylvanie il fallut se servir d’une autre personne pour notifier au prince les visions de Drabicius. Elles se présentaient plus dru que jamais, et donnaient ordre coup sur coup qu’on en fit part au coadjuteur, afin qu’elles fit connaître aux nations et langues, et à tous les peuples de la terre, et nommément aux Tartares et aux Turcs [o]. Coménius se trouvait embarrassé entre la crainte de Dieu et celle des hommes : il craignait en n’imprimant point les révélations de Drabicius de désobéir à Dieu ; et, en les imprimant, de s’exposer à la moquerie et à la censure des hommes. Voici le milieu qu’il prit [p]. Il résolut de les imprimer, et de n’en point distribuer les exemplaires ; et de là vint qu’on intitula le livre, Lux in tenebris [q]. Mais la résolution de tenir cette lumière sous le boisseau ne dura pas ; elle succomba sous deux insignes événemens que l’on prit pour la grande crise, et pour le dénoûment du mystère. L’un de ces événemens fut l’irruption de Ragotski dans la Pologne (F) ; l’autre fut la mort de l’empereur Ferdinand III. Ni l’un ni l’autre ne servirent de rien aux prédictions : au contraire, ils servirent à les confondre. Ragotski se perdit par son irruption dans la Pologne, et l’on élut Léopold, roi de Hongrie, à la place de Ferdinand III, son père ? élection qui a remis la maison d’Autriche dans tout son premier éclat en Allemagne, ou peu s’en faut ; et qui a ruiné de fond en comble les protestans de Hongrie. Les espérances qu’on fonda sur ces deux événemens ayant été bientôt dissipées, on se repentit d’avoir sitôt lâché l’édition. Drabicius y perdit le plus (G) ; car la cour de Vienne, ayant connu que c’était un homme qui sonnait le tocsin contre la maison d’Autriche, chercha les moyens de le punir, et l’on dit qu’elle en vint à bout. Coménius n’avait rien à craindre de ce côté-là : il s’était cantonné dans un asile impénétrable ; il était devenu bourgeois d’Amsterdam, et y jouissait de toute sorte de protection. Il n’eut à craindre que la plume de quelques théologiens, et les reproches du secrétaire de Ragotski (H) ; mais ce n’était pas une affaire pour un homme qui ne manquait ni d’esprit, ni d’érudition, ni de routine à faire des livres, et à citer sur toutes choses les phrases de l’Écriture, et autres maximes spirituelles, avec de grands airs de zèle pour la cause de Dieu, et pour la ruine de l’Antechrist. Il se maintint avec ces machines ; et s’il perdit son autorité, sa réputation, sa gloire, ce ne fut qu’auprès de quelques personnes de bons sens, qui ne sont presque jamais les arbitres du crédit. Ceux qui avaient été crédules une fois à son égard, continuèrent de l’être [r], et c’est ce qui arrivera toujours. Ainsi les visionnaires et les fanatiques à venir n’ont rien à craindre ; ils n’ont qu’à débiter hardiment tout ce qui leur viendra dans l’esprit, pourvu qu’ils aient l’adresse de s’accommoder aux passions du temps. Ils n’auront pas les rieurs de leur côté ; mais ils auront des partisans qui valent bien les rieurs. Ayez recours à l’article de Coménius, et à celui de Kottérus. Les visions de Drabicius s’étendent jusques à l’année 1666. On se trompe, quand on attribue son bannissement à des discours séditieux [s] ; car il ne fut banni que comme tous les autres ministres de Bohème, etc. Nous verrons ailleurs [t] si M. Jurieu a dû dire que les savans de Paris savent à peine le nom de Drabicius.

  1. Coménius, né au mois de mars 1592, dit, Histor. Revelat., pag. 138, que Drabicius était plus âgé que lui de cinq ans. Moréri marque la naissance de Drabicius au 5 décembre 1588.
  2. Coménius, ibid., pag. 141.
  3. Politicâ illâ cum plebe conversatione corrumpi, licentiosiùsque poculis indulgendo profanioris vitæ exemplis abripi visus est. Ibid., pag. 139.
  4. Idem, ibid., pag. 139, 140.
  5. De his visis et auditis in scriptum referendis mandatum accipit…. et à verbis illis factum est ad me verbum Domini (sic non aliter) inchoare jubetur, Comenius, Hist. Revelat., pag. 141.
  6. Ibid., pag. 143.
  7. Ibid., pag. 146
  8. Ibid., pag. 147.
  9. Ibid., pag. 146.
  10. Ibid., pag. 148.
  11. Ibid., pag. 148 et 149.
  12. Ibid., pag. 156.
  13. Ibid., pag. 157.
  14. Ibid., pag. 177.
  15. Ibid., pag. 179.
  16. Ibid., pag. 183.
  17. Voyez la remarque (A) de l’article Kottérus, tome VIII.
  18. Toties ineptiis jus decepti, eum pro magno prophetâ habere pergunt, nec quicquam indè detrimenti auctoritas ejus sensit. Sic mundus vult decipi. Append. Discursûs Theolog. Arnoldi contra Comenium.
  19. Moréri fait cette faute.
  20. Dans la remarque (A) de l’article Kottérus, tome VIII.

(A) Les règlemens qu’on avait faits pour prévenir ce désordre. ] Les supérieurs des ministres exilés eurent soin de faire ordonner que chacun s’arrêterait dans la ville qu’il aurait choisie pour le lieu de sa demeure ; et qu’encore que chaque troupeau ne fût conduit que par un pasteur, les autres ministres ne laisseraient pas de prêcher à tour de rôle. On fit cela pour éviter deux grands inconvéniens : l’un était que sans cela quelques-uns se fussent mis à courir de lieu en lieu pour recueillir des aumônes[1] ; l’autre était qu’en ne prêchant point ils se seraient rendus mal propres à édifier une église, si jamais Dieu les eût rappelés à leurs premières fonctions[2].

(B) Il s’enferma dans le château de Lednitz..…… Il se tenait proche des canons... et mettait la main à l’œuvre. ] Coménius l’en blâme. Drabicio tamen, dit-il[3], vitio datum, quòd dum ex arce tormenta in hostem librarentur, ille non interesse tantùm (ad alios præsentiæ divinæ spe, juxta promissionem sibi factam, animandum) sed et tormento uni ignem ipsemet admovere voluit : cùm eum in angulo esse, et precibus vacare, præstitisset. Sed inconsideratus hic novi Petri (materiali gladio Dominum defendere presumentis) zelus à Domino ipso castigatus fuit : permisso ut flammæ pars in illum retrò se agens faciem illi ambureret, oculumque alterum læderet. Utili commonitorio, ut quisque sibi demandata faciat, aliena munia aliis relinquat. Un homme qui croit avoir des inspirations doit être rempli de foi, fata viam invenient, doit-il dire. Mais on voit au contraire très-souvent qu’il se défie de la providence de Dieu, à moins qu’elle ne soit assistée de tout ce que la prudence humaine peut contribuer de son côté. Nos inspirés ou soi-disant tels se donnent moins de repos que les autres hommes : leur agitation, leur inquiétude, leur vigilance à préparer les moyens humains qui seraient capables d’amener les événemens les moins prévus et les moins prophétisés, marquent qu’ils ne sont que trop imbus de ces maximes païennes, dont j’ai parlé dans l’article d’Acosta[4], c’est-à-dire, qu’à l’exemple des Lacédémoniens il faut invoquer les dieux en mettant la main à l’œuvre ; et que, selon le précepte d’Hésiode, il faut que le laboureur fasse ses prières la main à la charrue [5], et qu’en un mot les supplications des fainéans sont désagréables au ciel, et renvoyées à vide[6]. On se moqua de Persée roi de Macédoine[7], qui se retira fort promptement du combat, sous prétexte d’aller offrir des sacrifices à Hercule : on prétendit que la victoire n’était due qu’au général qui la demandait aux dieux en se battant courageusement ; voilà le véritable moyen d’être exaucé, disaient les païens : Ἀλλὰ ταῖς Αἰμιλίου παρῆν ευχαῖς ὁ θεός· εὐχετο γὰρ κράτος πολέμου καὶ νίκην δόρυ κρατῶν, καὶ μαχόμενος παρεκάλει σύμμαχον τὸν θεόον. Sed Pauli precibus volens propitiusque annuit Deus, quippe petebat victoriam belli et palmam hastam tenens pugnansque opem implorabat Dei[8]. Nos prétendus prophètes suivent dans le fond ces idées-là.

(C) Il alla signifier à Ragotski..... que Dieu lui faisait commandement de ruiner la maison d’Autriche et le pape. ] Il reçut ordre de s’en aller au camp de ce prince, et de lui parler d’abord en termes de douceur et ensuite en termes de menace. On devait commencer par lui apprendre que le ciel l’avait choisi pour roi de Hongrie, mais à condition qu’il renverserait la domination autrichienne et la papale, en quoi Dieu l’assisterait d’une façon très-particulière. On devait finir par lui apprendre que, s’il résistait à la voix de Dieu, tout périrait chez lui jusqu’aux chiens. « [9] Ignavus horum arcanorum Drabicius [10], mandatum accipit 22 julii et 31 julii principis Racocii castra adeundi, principemqne primùm blandis verbis, deindè duris, alloquendi. Blandis : electum esse divinitùs in regem Hungariæ, sed eâ conditione ut austriacæ et papali dominationi finem imponat : habiturus auxilio Deum ad omnes hostiles exercitus clade afficiendum. (Rev. XXX.) Duris autem : si viperinam illam progeniem persequi renuerit, mala inducturum esse Deum, excisurumque de domo ejus mingentem etiam ad parietem. (Rev. XXXI. v. 4). » C’était fort bien imiter le style et les manières des anciens prophètes. Je ne trouve pas que Drabicius ait parlé lui-même au prince : il lui fit savoir sa commission par d’autres gens[11].

(D) Coménius ayant des affaires en Hongrie, l’an 1650. ] Les protestans que l’empereur avait bannis de ses terres avaient toujours espéré d’y revenir : les uns se fondaient sur les ligues qui furent faites contre l’empereur, les autres sur les visions de quelques enthousiastes. Pendant la vie de Gustave la chose devint presque certaine, et l’on n’eut point lieu d’en désespérer depuis sa mort ; car ses lieutenans continuèrent la guerre à l’honneur de leur nation, et à l’avantage de la ligue. Les réfugiés espérèrent donc que leur rappel serait un article de la paix de Munster. Mais ils virent avec douleur que cette longue et importante négociation fut terminée au mois de janvier 1650 sans qu’on se fût souvenu de leur exil. La maison d’Autriche négocia si finement, qu’elle obtint des conditions cent fois plus avantageuses qu’elle n’aurait dû se promettre : l’Église paya pour l’empereur, nonobstant les protestations de la cour de Rome : tout ce qu’il avait fait contre les sectaires de ses états demeura fixe et immobile. Alors ces pauvres réfugiés, qui s’étaient dispersés en divers lieux, se virent sans espérance, et résolurent de convoquer une assemblée pour aviser à leurs affaires[12]. Ceux de Pologne souhaitèrent que les autres leur envoyassent des députés. Ils eurent satisfaction, si ce n’est du côté de la Hongrie. Les réfugiés de Hongrie alléguèrent pour leur excuse, entre autres choses, qu’ils avaient souvent envoyé des députés en Pologne depuis leur bannissement commun, et qu’il était juste qu’on vint une fois vers eux. Ils demandèrent nommément qu’on leur envoyât Comenius, sur-intendant des églises de Moravie : on y consentit d’autant plus facilement que Coménius était alors appelé par le prince Sigismond Ragotski, pour certaines consultations qui concernaient la réforme des écoles[13]. Voilà ce qui fit que Coménius partant d’Elbing prit sa route par la Silésie et la Moravie, et qu’il se rendit en Hongrie, où il célébra la Pâque avec plusieurs ministres et gentilshommes députés. Drabicius s’y trouva, et lui communiqua ses révélations, et le fit dès lors en quelque manière son coadjuteur [14].

(E) Ragotski mourut en 1652... L’ange qui disait tout à Coménius ne lui avait point révélé ce grand article. ] Cette expression, imitée des mémoires de la duchesse Mazarin, s’étant présentée, je m’en suis servi. On m’en excusera apparemment. Drabicius est ici l’ange qui disait tout à Coménius : mais bien loin de lui apprendre la mort de Ragotski avant qu’elle fût arrivée, il envoya des révélations depuis la mort de ce prince, qui le supposaient vivant. Un des confidens dit là-dessus qu’assurément Drabicius les jouait : Coménius eut la bouche close, mais ayant eu le temps d’y songer, et d’examiner le parallèle de plusieurs visions, il trouva qu’elles avaient préfiguré la mort du prince un an auparavant. Voilà de nos gens : ils ne demeurent jamais court, pourvu qu’on leur donne le loisir d’ajuster leurs flûtes. Febris malignæ morbo correptus fuit (Sigismundus Racocius) quæ illi 4 Februarii vitæ finem attulit. Quod quia nec prædictum adeò, nec exspectatum fuit, novus offensionis lapis fuit factum. Præsertim cùm Drabicius novas suas nobis submittens revelationes, tanquam de vivente adhuc sermocinaretur, quem nos non vivere jam certi eramus. Hinc amicorum rei consciorum unus (J. T.) ad me : Ludificamur quàm verè vivit Deus. Ad quod nihil quod responderem habens obmutui. Nunc ista ordine relegenti sapientiæ Dei vestigia manifestè sese ostentant[15].

(F) L’irruption de Ragotski dans la Pologne. ] Coménius demeure d’accord de bonne foi qu’il prit cela pour l’accomplissement de la prophétie que leurs trois voyans avaient débitée, c’est que l’Orient se joindrait au Septentrion pour faire venir cette terrible journée de l’Éternel[16]. Il avoue aussi fort ingénument qu’il se trompa : il n’aurait pas pu en disconvenir, puisque l’équipée de Ragotski eut le plus mauvais succès du monde. Mais voici d’où Coménius tirait la cause de son erreur : c’est, dit-il[17], que je n’avais pas assez pris garde que, selon les prophéties de Christine Poniatovia, le lion oriental et le lion septentrional ne devaient se joindre que pour s’aboucher ensemble, et que même ils ne s’entendraient pas assez, et se sépareraient sans rien faire. Ajoutez à cela, disait-il, que, selon Drabicius, il ne fallait pas que Ragotski entrât en Pologne sans avoir pris ses mesures avec les Tartares et avec les Turcs, et sans avoir mis bon ordre chez lui. Nous pensions, continue-t-il, qu’il avait fait tout cela avant que de se mettre en campagne, et nous nous trompions sur ce fait. Remarquez bien cela, et voyez-y une preuve de l’obstination de ces messieurs ; ils ne manquent jamais d’échappatoires, il y a toujours quelque clause à quoi l’on n’avait pas fait attention : et ainsi l’on se ménage toujours une porte de derrière, et une ressource pour recommencer à prédire sur nouveaux frais. Si Ragotski avait accompli les conditions que Drabicius lui prescrivait, et que néanmoins son expédition eût été infructueuse, on n’aurait pas laissé de nier que les prophéties eussent trompé ; car Poniatovia n’avait-elle pas prédit que l’orient et le nord s’aboucheraient sans rien faire ? Coménius fut plus fin que l’on ne pense, quand il compila son triolet. On trouve plus de subterfuges dans trois prophètes que dans un. Lisez la note (23).

(G) Drabicius y perdit le plus. ] Je n’ai trouvé personne qui m’ait su dire quelle fut sa fin, et je ne sais ce qu’il faut croire du récit que l’on va lire : je l’ai tiré d’un auteur français[18] : On faisait plusieurs réflexions, dit-il, desquelles je ne crois pas devoir amuser les lecteurs, qui effectivement ne sont pas obligés d’y ajouter foi, non plus qu’à la folle lettre qu’un archifou (dont je veux ignorer le nom et la personne) a adressée à un grand monarque, selon les visions extravagantes de Nicolas Drabicius Bohémien, brûlé comme imposteur et faux prophète, de qui le livre a été porté en toutes les cours des princes de l’Europe, jusque même au grand-visir, par un ministre de Zurich en Suisse ; lequel pour ce sujet a été quatorze ans en prison, pendant lequel temps, pour marque de son extravagance, il laissa croître sa barbe jusqu’a sa ceinture, à ce qu’un gentilhomme très-digne de foi, qui l’a connu, m’a assuré. M. Desmarets avait ouï dire une chose bien différente, c’est que Drabicius, bien loin de baptiser le grand-turc, comme il s’y était attendu, fut contraint de se sauver en Turquie où il mourut. Ad multa particularia processerunt (hi impostores) circa Racocium….. magnum Turcam à Drabicio baptizandum (cùm è contrario feratur ipsum Drubicium ad Turcas transiisse et inter eos obiisse) quorum imposturas et falsitatem oppositus eventus docuit[19].

(H) Coménius…. n’eut à craindre que les reproches du secrétaire de Ragotski. ] Ce prince ayant succédé à son frère Sigismond, fut initié aux mystères de Drabicius : il ne laissa pas connaître s’il y ajoutait foi ou non, mais il ordonna que l’on lui communiquât les visions que Drabicius pourrait avoir désormais[20]. La princesse sa mère fut mise de la partie : Drabicius reçut ordre en vision de nuit d’aller la trouver, pour lui annoncer bénédiction ou malédiction suivant le cas qu’on ferait de ses prophéties[21]. Elles furent données à examiner à Jean Bisterfeld théologien, et conseiller d’état, qui les rejeta[22]. Mais, quoi qu’il en soit, les reproches du secrétaire de Ragotski témoignent que ce prince, à son dam, n’avait pas manqué de foi pour Drabicius. On ne demeura point muet sur ces reproches : Coménius représenta que le prince n’avait pas suivi les ordres du voyant ; car il était entré en Pologne sans en avoir eu l’agrément des Turcs. Brevi post à principis Transylvaniæ secretario, C. S. tristes venerunt (ternâ vice) quibus historicè principis sui ruinam recitans, non obscurè culpam in revelationes istas (quasi fidem illis habens eò impulsus fuisset princeps) conferre videbatur, causa fuit data ad nebulas illas discutiendum scribendi aliquid [23]. Il serait difficile de dire si Ragotski ajouta foi aux prophéties de Drabicius, ou s’il crut seulement qu’elles lui procureraient la victoire, par les dispositions où elles mettaient les peuples. Il serait assez possible qu’un prince de grand cœur, de beaucoup d’esprit, mais sans étude, se laissât fort ébranler par des discours semblables à ceux de Drabicius ; je veux dire qu’il y trouvât quelque chose de divin et de prophétique, et qu’il craignît les malédictions annoncées par ce prophète. On faisait entendre à George Ragotski que son père et son frère en avaient senti les effets : pourquoi ne croirons-nous pas qu’il devint crédule ? Mais d’ailleurs il est très-possible qu’un prince assez éclairé pour se moquer de ces chimères, forme des projets et de grands desseins conformément aux visions de ces gens-là ; car c’est une très-puissante machine pour amener sur la scène les grandes révolutions, que d’y préparer les peuples par des explications apocalyptiques, débitées avec des airs d’inspiration et d’enthousiasme. C’est ce qui a fait dire aux ennemis des protestans, que leurs auteurs n’ont tant travaillé sur l’ApocaIypse, qu’afin d’exciter la guerre par toute l’Europe, en inspirant à tel prince qui n’y songeait pas, l’envie de profiter des conjonctures. Coménius n’a pas été à couvert de ce soupçon. Voyez l’article de Kottérus.

  1. Volebant patres nostri ecclesiis orbatos pastores, confratres suos, non mendicitati vacare, et stipis quærendæ causâ alienas terras (ut ab aliis factitatum vidimus) pererrure. Comen., Histor. Revelat., pag. 139.
  2. Ut exilii tractu nemo prorsùs laboribus sacris desuesceret, potiùs sese mutuâ diligentiâ magis acuerent : ut si Deus nostrî misertus rursùm nos ecclesiis redderet, nemo hebetatus rediret, exercitatior potiùs. Idem, ibid.
  3. Comenius, Hist. Revelation., pag. 145.
  4. Remarque (B), tome I, pag. 187.
  5. C’est ainsi que plusieurs entendent le passage d’Hésiode, lib. II, Ἔργ. καὶ ἡμέρ. vs. 83.
  6. ......Sibi quisque profecto
    Est Deus : ignavis precibus fortuna repugnat.
    Ovidius, Metam., lib. VIII, vs. 72.

  7. Plut., in Paulo Æmilio, pag. 265.
  8. Idem, ibid., C.
  9. Histor. Revelat., pag. 147.
  10. C’est-à-dire que Drabicius ne savait pas que le Turc envoyât courrier sur courrier à Ragotski pour lui défendre de joindre ses troupes avec celles des Suédois dans la Moravie, l’an 1645, et que l’empereur offrît à Ragotski les plus favorables conditions de paix.
  11. Per theologum, medicum, Aulæque magistrum de sibi commissis informat. Drabicius, Hist Revel., pag. 147.
  12. Pacis Monasterii et Osnabrugæ sexennio agitatæ, tandemque conclusæ, iterùmque Noribergæ biennio ventilatæ, tandemque terminatæ, ultima publicatio incidit in januarium anni 1650. Quâ Bohemiæ regno, cum incorporatis provinciis, hæreditatis nomine, austriacæ domui relictis, dispersi, propter evangelium à spe reditûs æternum exclusi, quid jam agendum esset deliberare cœperunt. Ibid., pag. 49.
  13. Voyez l’article de Coménius, au texte, entre les citations (h) et (i) tome V, pag. 261.
  14. Comenius, Hist. Revel., pag. 149, 150.
  15. Idem, ibid., pag. 156, 157.
  16. Ab insperato principis Trans. cum exercitu in Poloniam adventu, credebamus jam illud impleri quod ab omnibus his videntibus prædictum, ut se Oriens jungat Septentrioni, tremendumque illud opus Dei mox procedat. Ibid., pag. 183.
  17. Idem, ibid.
  18. Rocoles, Vienne deux fois délivrée, p. 381.
  19. Maresius, in Antirrhetico contra J. A. Comenium, pag. 67.
  20. Hist. Revel., pag. 162.
  21. Ibid., pag. 165.
  22. Ibid., pag. 175.
  23. Ibid., pag. 184. Notez que si l’entreprise de Ragotski avait été heureuse, on n’aurait eu nul égard à cette inobservation des conditions prescrites par le prophète ; et ainsi les mêmes clauses sont essentielles ou accidentelles aux prophéties de ces gens-là, selon qu’il plaît aux événemens d’en décider. C’est là leur grande clef.

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