Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Lugo 2

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LUGO (Jean de), jésuite espagnol et cardinal, naquit à Madrid le 25 de novembre 1583. Il se disait pourtant de Séville, parce que son père y faisait sa résidence ordinaire (A). Des l’âge de trois ans il fit paraître son esprit ; car il savait lire les imprimés et les manuscrits. Il soutint des thèses à quatorze ans, et il fut envoyé à Salamanque aussitôt après, pour y étudier en jurisprudence. À l’imitation de son frère aîné, et nonobstant les oppositions de son père, il se fit jésuite, le 6 de juillet 1603. Il acheva son cours de philosophie chez les jésuites à Pampelonne, et il étudia en théologie à Salamanque. Après la mort de son père, il fut envoyé à Séville par ses supérieurs, pour se mettre en possession de son patrimoine, qui était fort considérable. Il le partagea du consentement de son frère entre les jésuites de Séville et les jésuites de Salamanque. Il régenta la philosophie pendant cinq ans [a], après quoi on lui fit professer la théologie à Valladolid. Le succès avec lequel il remplissait cet emploi, le fit juger digne d’une chaire plus éminente : ainsi, la cinquième année de cette profession, il reçut ordre d’aller à Rome, pour y enseigner la théologie. Il partit au mois de mars 1621, et après avoir essuyé plusieurs dangers dans les provinces de France qu’il traversa, il se rendit à Rome au commencement de juin de la même année. Il y professa la théologie pendant vingt ans, avec une extrême réputation, car il entendait à fond la scolastique ; il choisissait les opinions qu’il soutenait, et il savait joindre admirablement la brièveté avec la clarté [b]. Il s’attachait uniquement à son emploi, sans s’amuser à faire la cour aux cardinaux, et à fréquenter les ambassadeurs. Il ne songeait point à publier quelque chose ; mais on lui ordonna de le faire, et son vœu d’obédience ne lui permit pas de résister. Il fit imprimer sept gros volumes in-folio (B), dont il dédia le quatrième à Urbain VIII. Ce pape le fit cardinal le 14 de décembre 1643. On rapporte des choses fort singulières sur le peu d’ambition de ce jésuite (C). Pendant qu’il fut cardinal il se montra fort charitable envers les pauvres : il distribuait libéralement du quinquina à ceux d’entre eux qui avaient la fièvre (D). Il mourut le 20 d’août 1660, laissant ses biens aux jésuites de la maison professe de Rome, et voulut être enterré aux pieds d’Ignace de Loyola, fondateur de l’ordre [c]. Il inventa l’hypothèse des points enflés (E), pour se tirer des objections accablantes que l’on fait, tant contre les parties divisibles à infini, que contre les points mathématiques. Un fragment d’une de ses lettres nous a découvert un mystère assez curieux (F) : c’est qu’il y a quelquefois une fine politique dans la dévotion pour la Sainte Vierge.

On prétend qu’il est le premier auteur de la découverte du péché philosophique (G).

  1. Nicolas Antonio, Biblioth. Scriptor. Hispan., tom. I, pag. 556, dit que de Lugo enseigna la philosophie à Medina-del-Campo.
  2. Erat quippè in seligendis melioribus sententiis prestantis judicii, in explicandis iisdem eximiæ claritatis, et cum perspicuitate, quod rarum est, conjungebat congruam brevitatem. Nat. Sotuel., Biblioth. Scriptor. societ. Jesu, pag. 471, 472.
  3. Nat. Sotuel, Biblioth. Script. societ. Jesu., pag. 471, 472.

(A) Son père faisait sa résidence ordinaire à Séville. ] Il y exerçait une charge assez honorable : je la nommerais, si je savais comment elle a nom en espagnol [1] ; mais ne le sachant pas, je me servirai des termes latins de don Nicolas Antonio [2] : Joannes de Lugo, Joannis filius civis et jurati (quomodò secundi subsellii decuriones vocant) Hispalensis. Les états du royaume ayant été convoqués à Madrid, il y assista comme député de sa patrie [3] : il se maria dans la même ville avec Thérèse de Quiroga, et y eut le fils qui fait le sujet de cet article [4]. Ce fils eut raison de se surnommer Hispalensis, plutôt que Madrilensis ; car lorsqu’une femme accouche pendant le cours d’un voyage, on ne donne point pour patrie à son enfant le lieu où il naît, mais le lieu où son père et sa mère sont établis. On en use de même envers les enfans d’un ambassadeur, nés dans le lieu où il exerce son ambassade. Ils sont censés natifs du lieu où leur père résiderait s’il n’était pas ambassadeur ; et parce qu’il est absent pour des affaires publiques, reipublicæ causâ, ils ont part aux priviléges de ceux qui naissent dans la patrie. Le pire du cardinal de Lugo était dans le cas ; il séjournait à Madrid comme député de Séville à l’assemblée des états du royaume.

(B) Il fit imprimer sept gros volumes in-folio. ] Le 1er. traite de Incarnatione dominicâ, et a été imprimé à Lyon, l’an 1633 et l’an 1653. Le 2e. traite de Sacramentis in genere et de ven. eucharistiæ sacramento et sacrificio, à Lyon, 1636. Le 3e. traite de Virtute et sacramento pœnitentiæ, à Lyon, 1638, 1644 et 1651. Le 4e. et le 5e. traitent de Justitiâ et jure, à Lyon, 1642 et 1652. Le 6e. traite de Virtute divinæ Fidei, à Lyon 1646 et 1656. Le 7e. est un Recueil Responsorum moralium, à Lyon, 1651 et 1660. Outre cela, il a fait des notes, in Privilegia vivæ vocis oraculo concessa Societati, imprimées à Rome, l’an 1645, in-12 ; et il a traduit d’italien en espagnol la Vie du bienheureux Louis de Gonzague [5]. Le 4e. de ces volumes fut dédié au pape Urbain VIII : l’auteur fut obligé alors d’aller faire la révérence à ce pape, à qui il n’avait jamais parlé [6]. Il en fut fort bien reçu ; et depuis ce temps-là Urbain se servit de lui en plusieurs rencontres, et lui témoigna une affection particulière. De Lugo se voyant contraint d’être auteur, ne se servit du secours d’aucun copiste, ni d’aucune autre personne pour mettre ses manuscrits en l’état où ils devaient être, quand ils étaient envoyés à l’imprimerie. Il soutint tout seul le poids de ce grand travail [7]. Le père Maimbourg s’est servi d’une pensée de ce cardinal, qu’on sera peut-être bien aise de trouver ici, et qui peut aider à faire connaître les principes de ce docteur espagnol. L’église, ce sont les paroles du père Maimbourg [8], n’a pas encore jugé qu’il fallût rien déterminer d’essentiel sur la conception immaculée de la Sainte Vierge. Elle n’en a pas usé de la sorte sur le chapitre de l’exemption du péché véniel ; car elle a décidé ce point-là comme étant des appartenances de la foi..... Elle a consulté l’Écriture et la tradition apostolique, et le sentiment des saints pères, sur la qualité de mère de Dieu, pour en découvrir toute l’étendue ; et [* 1] comme ensuite elle a trouvé que l’exemption du péché véniel était comprise dans cette dignité suprême, comme une conséquence nécessaire dans son principe, elle l’a définie comme un point de foi [* 2], révélé dans la parole de Dieu qui l’enferme. C’est la remarque du savant et du subtil cardinal de Lugo [* 3], dans son excellent Traité de la Foi, que j’ai eu l’honneur de prendre de lui à Rome, lorsque j’y étais son disciple.

(C) On rapporte des choses fort singulières sur le peu d’ambition de ce jésuite. ] Il fut créé cardinal sans avoir été averti, ni sans avoir eu le moindre soupçon que le pape eût ce dessein. Ayant su la nouvelle de sa création, il en fut presque consterné, et il ne fit point au porteur de la nouvelle le présent qui lui était dû selon la coutume : il allégua pour raison que cette nouvelle lui était désagréable, et il ne voulut point que le collége des jésuites donnât des marques de joie, ni des vacances aux écoliers. Il regarda comme son cercueil le carrosse que le cardinal François Barberin lui envoya ; et lorsqu’il fut au palais du pape, il déclara aux officiers qui voulaient l’habiller à la cardinale, qu’il voulait avant toutes choses, représenter à sa sainteté, que les vœux qu’il avait faits, en tant que jésuite, lui défendaient d’accepter le chapeau de cardinal. On lui répondit que le pape l’avait dispensé de ces vœux-là : Les dispenses, répliqua-t-il, laissent un homme dans sa liberté naturelle ; et si l’on me laisse jouir de ma liberté, je refuserai toujours le cardinalat. Il fallut donc qu’on l’introduisît auprès du pape : il lui exposa ses raisons, et lui demanda si sa sainteté lui commandait, en vertu de sainte obédience, d’accepter cette dignité : le pape lui répondit qu’oui, et alors de Lugo acquiesça humblement, et baissa la tête pour recevoir le chapeau. La pourpre ne l’empêcha point de retenir toujours auprès de lui un jésuite, comme un témoin perpétuel de ses actions : il continua de s’habiller et de se déshabiller lui-même, sans souffrir qu’aucun de ses domestiques l’aidât en cela. Il ne fit point tendre des tapisseries dans son hôtel, et il y mit un tel ordre que ce fut une espèce de séminaire. Voilà une bonne partie de ce que conte le père Sotuel [9] : chacun en croira ce qu’il voudra.

(D) Il distribuait libéralement du quinquina. ] Ce fébrifuge vient du Pérou. Il fut porté à Rome l’an 1650, par les jésuites ; de là vient qu’en certains lieux on le nomma poudre des jésuites. On tâcha de le décrier, et cela fut cause que le père Fabri publia un livre, à Rome, l’an 1655, intitulé : Pulvis peruvinus febrifugus vindicatus [10]. Cette poudre coûtait beaucoup en ce temps-là, comme le remarque le bibliothécaire Sotuel. Il relève par ce moyen la charité de son cardinal. Quibusque (pauperibus) corticem peruvianum, non levis pretii, contra febres, benignè et liberaliter distribuebat [11]. On a remarqué dans le Dictionnaire de Furetière, au mot Quinquina, que ce fébrifuge fut nommé au commencement, la Poudre du cardinal de Lugo.

(E) Il inventa l’hypothèse des points enflés. ] Pour parler plus exactement, je pense qu’il faudrait dire que, trouvant cette hypothèse presque abandonnée, il l’adopta et la fit valoir. Elle ne remédie point aux difficultés que l’on propose contre les points mathématiques, et d’ailleurs elle enferme manifestement une absurdité incompréhensible ; c’est qu’un corpuscule qui en lui-même n’a ni parties ni étendue, peut se gonfler de telle sorte qu’il remplit plusieurs parties d’espace. La doctrine ordinaire des scolastiques, touchant la raréfaction, donnait lieu à Jean de Lugo d’éluder les grands inconvéniens de cette étrange absurdité. Les scolastiques enseignent qu’un corps qui se raréfie occupe un plus grand espace qu’auparavant, sans acquérir de nouvelles parties de matière. Le même corps, disent-ils, occupe tantôt un plus grand espace, tantôt un plus petit. Mais comme cette doctrine est absolument incompréhensible et contradictoire, elle ne pouvait fournir à ce jésuite qu’un très-petit avantage. Voyez de quelle manière Arriaga le réfute sans le nommer [12].

(F) Un fragment d’une de ses lettres nous a découvert un mystère assez curieux. ] Les jésuites «  n’enseignent pas la conception immaculée par piété, mais par haine contre les dominicains, et pour les rendre odieux à tout le peuple. Le cardinal de Lugo, jésuite, écrivit cette lettre [* 4] à un de leurs pères de Madrid. Que votre révérence fasse en sorte que les vôtres s’appliquent avec soin, dans vos quartiers, à réveiller la dévotion de la conception, à laquelle on est fort affectionné en Espagne, pour voir si par ce moyen nous pourrons détourner ailleurs les dominicains qui nous pressent fort ici en défendant saint Augustin, et je crois que si on ne les oblige de s’employer sur une autre matière, ils nous surmonteront dans les principaux points de Auxilis [13]. »

(G) On prétend qu’il est l’auteur de la découverte du péché philosophique. ] Voyez le livre intitulé : Le philosophisme des jésuites de Marseille, vous y trouverez ces paroles [14] : Ce qui embarrasse de Lugo « en admettant des péchés actuels purement philosophiques dans un barbare, au moins pendant le peu de temps où il suppose et soutient qu’il peut ignorer Dieu incoupablement, c’est que ce barbare peut mourir dans ce peu de temps avec ses péchés philosophiques, et qu’il ne sait ce que Dieu en pourrait faire, ni quel jugement il pourrait prononcer sur un tel pécheur, ni en quel rang il le mettrait pour l’éternité. D’autres jésuites l’envoient aux limbes avec les enfans morts-nés, après quelque peine temporelle proportionnée au péché philosophique, de quelque nature qu’il fût, parricides, incestes, etc. Mais de Lugo aime mieux faire un nouveau genre de providence…. Dans ce nouvel [* 5] ordre, Dieu, pour ne pas bannir de ce monde le péché philosophique, qui y est si nécessaire, et pour n’être pas aussi embarrassé de ce qu’il pourra faire en l’autre de ces sortes de pécheurs, fera un miracle plutôt que de les laisser mourir en cet état. Il leur donnera, avant qu’ils sortent de cette vie, autant de connaissance du vrai Dieu qu’il leur en est nécessaire pour pouvoir pécher théologiquement, ou au moins autant de lumière qu’il leur en faut pour pouvoir se douter qu’il pourrait bien y avoir un Dieu, et il attendra pour les laisser mourir qu’ils aient commis avec cette connaissance, ou avec ce doute, quelque péché qu’il puisse traiter de péché mortel, et le punir éternellement dans l’enfer. Car ce seul doute dont il négligerait de s’éclaircir, rendrait son péché éternellement punissable, parce qu’en péchant en cet état, il s’exposerait au danger d’offenser celui qui lui a donné l’être. La pensée est tout-à-fait rare, et digne de celui qui paraît être le premier jésuite qui ait fait la découverte du philosophisme. » On voit aisément que l’auteur qui rapporte ainsi le dogme de ce jésuite, y mêle des traits railleurs. Mais après tout, il n’est pas étrange qu’un docteur soit embarrassé quand il tâche de concilier la damnation éternelle de l’homme avec les idées naturelles, qui nous font voir clairement que pour faire entrer un caractère de moralité dans une action, il faut qu’on ait su si elle est bonne ou mauvaise, ou que l’on l’ait ignoré par sa propre faute. Concluons qu’il est facile de broncher dans un tel chemin, puisqu’on y fait de faux pas, lors même qu’on se propose d’écarter du jugement de Dieu tout ce qui semble le faire paraître moins équitable. La supposition de notre de Lugo ne va pas à diminuer la quantité des damnés, mais à les rendre plus notoirement damnables.

  1. (*) Aug., lib. de nat. et grat., c. 36.
  2. (*) Conc. Trid.
  3. (*) Disp. 3, sect. 5, num. 73.
  4. * Joly dit que cette lettre ne peut avoir été écrite par Lugo qui, né en 1583, ne vint à Rome qu’en 1621, et ne fut cardinal qu’en 1643 ; car, ajoute-t-il, les congrégations de auxiliis commencèrent le 2 de janvier 1598, et finirent le 6 mars 1606.
  5. (*) Dices saltem illo brevi tempore, quo sinè culpâ ignoretur Deus, posset aliquis mori antè cognitionem Dei. Quid igitur fieret de illo adulto sinè peccato mortali ? Respondeo facilè…. in nostro casu dicendum, pertinere ad candem providentiam Dei, ut nullus infidelis adultus moriatur, donec vel cognoscat Deum, vel saltem dubitet, et culpabiliter omittat ejus inquisitionem, vel, non obstante illo dubio, committat alia peccata gravia : quæ quidem jam erunt omninò mortalia, cùm opponat se periculo offendendi illum conditorem, de quo dubitat an sit. De Lugo, Tract., de Incarnar.
  1. Je crois que ceux qui ont cette charge se nomment Jurados, comme les consuls de Bordeaux s’appellent Jurats ; mais ces consuls se renouvellent tous les ans.
  2. Bibliotheca Scriptor. hisp., tom. I, p. 556.
  3. Idem, ibidem.
  4. Nath. Sotuel, Biblioth. Script. societat., Jesu, pag. 471.
  5. Tiré de Nathanaël Sotuel, Bibliothec. Scriptor. societ. Jesu, pag. 471, 472.
  6. Eâ occasione necesse habuit adire suam Sanctitatem, quam nunquam anteà fuerat allocutus. Idem, ibid., pag. 472.
  7. Idem, ibidem.
  8. Maimbourg, Méthode pacifique, pag. 60 de la troisième édition, qui est de l’année 1632.
  9. Biblioth. Script. societ. Jesu, pag. 472. Nicolas Antonio, Biblioth. hispan., tom. I, pag. 556, dit en général les mêmes choses.
  10. Il se déguisa à la tête de ce livre sous de nom d’Antimus Coningius. Sotuel. Biblioth. Script. societ. Jesu, pag. 350. Je crois qu’au lieu de Coningius, il fallait dire Conygius, nom formé du grec, pour signifier une poudre de santé.
  11. Idem, ibidem, pag. 472.
  12. Roder. de Arriagâ, disput. XVI physicæ, sect. IX, pag. 421 et seqq., edit. Paris., 1639.
  13. Morale pratique des Jésuites, t. I, p. 270.
  14. À la page 119, 120.

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