Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Touchet

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TOUCHET (Marie), maîtresse de Charles IX, roi de France, était d’Orléans. Il n’est pas vrai, comme tant d’auteurs l’assurent, qu’elle fût fille d’un apothicaire (A). Elle donna des enfans à Charles IX [a], et se maria ensuite avec un homme de qualité. Je crois qu’elle ne l’épousa qu’après la mort de ce monarque (B). Elle eut deux filles légitimes qui marchèrent sur ses traces : l’une fut concubine de Henri IV, et l’autre du maréchal de Bassompierre (C). La raison pourquoi elle poignarda un page, à ce que disent quelques auteurs, est assez curieuse (D). Ce qu’elle dit, en considérant le portrait de la princesse que Charles IX devait épouser, n’est pas indigne d’être su (E). Je dirai par occasion que ceux qui avancent que ce prince n’aima point les femmes n’y ont pas regardé de près (F). On ne doit pas trouver. étrange que je fasse des articles pour des femmes comme celle-ci (G).

  1. Voyez la rem. (F).

(A) Il n’est pas vrai... qu’elle fût fille d’un apothicaire. ] Brantôme lui donne cette origine : je le citerai ci-dessous. Papyre Masson semble la faire d’une naissance encore plus basse ; car on dirait qu’il la fait fille d’un parfumeur : [1] Amavit Mariam Tochetiam Aurelianensis unguentarit [2] filiam. D’autres disent qu’elle était fille d’un notaire ; mais il est certain qu’elle était de meilleure condition que cela, comme M. le Laboureur l’a montré. « Jean Touchet, son père, dit-il [3], prenait qualité de sieur de Beauvais et du Quillart. conseiller du roi, et lieutenant particulier au bailliage et siége présidial d’Orléans. Il était fils de Pierre Touchet, bourgeois d’Orléans, et petit-fils de Jean Touchet, avocat et conseiller à Orléans, l’an 1492, qui avait eu pour père Regnaut Touchet, marchand de la ville de Parthai, en Beauce. Et tout ce qu’on pouvait dire contre la naissance de cette dame, c’est qu’elle avait eu pour mère Marie Mathy, fille naturelle d’Orable Mathy, Flamand de nation, médecin du roi, qui, pour parvenir à cette alliance, donna par le contrat de mariage, deux mille écus, qui étaient une somme alors considérable. »

On tombe pour l’ordinaire dans deux sortes d’excès à l’égard de ceux que la Providence pousse fort au delà de leur condition. Les uns par des généalogies fabuleuses leur procurent des ancêtres de la première qualité ; les autres les rabaissent à un état beaucoup plus vil que le véritable, soit nous procurer à la médisance et à l’envie quelque dédommagement, soit pour faire trouver plus merveilleux, et plus propre aux exclamations, l’agrandissement de leur fortune. L’historien des Amours du Palais-Royal n’a-t-il pas dégradé de noblesse mademoiselle de la Valière, pour n’en faire qu’une petite bourgeoise de Tours ? Cependant [4] elle était d’une famille alliée de celle de Beauvau-le-Rivau, l’une des plus nobles de la province ; et il y a cent ans plus ou moins qu’un seigneur de la Valière se maria avec une demoiselle qui avait été fille d’honneur de la reine Louise, femme de Henri III, ce qui, sans doute, ne serait pas arrivé s’il n’eût pas été gentilhomme. Nous fesons voir en son lieu qu’on a usé de pareilles médisances envers Albert de Gondi, premier duc de Retz, et envers le cardinal de Pellevé, le connétable de Luynes, le cardinal Mazarin, etc.

(B) Elle ne l’épousa qu’après la mort de Charles IX. ] Mézerai a fort bien su que le père de Marie Touchet était lieutenant particulier au présidial d’Orléans ; mais je doute un peu de ce qu’il ajoute, que Charles IX maria cette maîtresse à François Balzac d’Entragues, gouverneur d’Orléans [5]. Je passe sous silence que ce François de Balzac ne fut gouverneur d’Orléans qu’ensuite de plusieurs intrigues qui firent perdre ce gouvernement au chancelier de Chiverni, l’an 1588, et qu’avant cela il n’en avait que la lieutenance [6] ; je dis seulement que son mariage avec Marie Touchet me paraît postérieur à la mort de Charles IX ; et c’est tout ce que j’en puis dire aujourd’hui, n’étant pas en lieu à pouvoir consulter les titres de la maison, et n’ayant pu rassembler encore les livres me pourraient donner une entière certitude. Mais considérant d’un côté ce que dit Papyre Masson, que le roi Charles, malade à la mort, n’osant pas recommander lui-même sa maîtresse à la reine sa mère, la lui fit recommander par l’entremise de Charles de Gondi [7] ; et de l’autre ce que dit M. le Laboureur [8], qu’il ne se faut pas étonner que Marie Touchet ait trouvé un si bon parti dans le vol qu’elle avait pris à la cour, où elle tint aussi-bien son rang qu’aucune des dames de la première condition [9] : considérant, dis-je ; ces deux choses, je ne saurais croire qu’elle ait épousé le seigneur d’Entragues du vivant de Charles IX ; car, en ce cas-là, il n’eût pas été nécessaire que ce prince la fit recommander à Catherine de Médicis (un tel mari aurait été un assez bon protecteur), et l’on ne comprendrait pas pourquoi M. le Laboureur propose tant de raisons de ne se pas étonner du mariage de François de Balzac avec Marie Touchet, sans rien dire de la principale, qui aurait été les grands biens qu’un roi vivant aurait faits à l’époux de sa maîtresse. Cet auteur remarque que c’était une femme d’un esprit aussi incomparable que sa beauté, et que l’anagramme qu’on fit de son nom, Marie Touchet, je charme tout, était fort juste. Il dit aussi que M. d’Entragues en devint si amoureux, qu’on l’appela par dérision d’Entragues Touchet, duc d’Orléans, dans le libelle intitulé : l’Édit du Roi déguisé [10], fait l’an 1586, contre certains petits galans, dits Bourbons, et aucuns malotrus et ivrognes d’Allemagne.

(C) L’une fut concubine de Henri IV, et l’autre du maréchal de Bassompierre. ]. Si le fait que je rapporte dans la remarque (D) est véritable, Henri IV y a pu être attrapé ; car il se pourrait bien faire que la jeune fille violée ne fût autre que la demoiselle d’Entragues, qui fit tant valoir à ce prince le présent de sa virginité. Le récit de ses ruses et de ses cajoleries se voit dans les Mémoires de Sully et dans M. de Péréfixe. Les cent mille écus que le roi lui fit donner ne furent pas une pluie d’or capable de l’introduire au giron, et de terminer les chicaneries qu’elle faisait du terrain. Il en fallut enfin venir à la promesse de mariage : pour lever les traverses du père et de la mère, que la fille faisait intervenir à propos, et qu’elle déclara insurmontables si l’on n’amenait ces bonnes gens à un point si délicat, en mettant par cette promesse leur conscience à couvert envers Dieu, et son honneur envers le monde. La belle sut si bien représenter à son amant [11] qu’il ne devait point faire de difficulté de guérir leur fantaisie, puisqu’il ne s’agissait que de lui donner un petit morceau de papier [12] en échange de la chose la plus précieuse qu’elle eût au monde, qu’il s’engagea par écrit à l’épouser dans un an, pourvu que dans ce temps-là elle lui fît un enfant mâle. S’il fallait que l’aventure dont parle Saint-Romuald regardât cette demoiselle, combien de frais et de poursuites afin, qu’un grand roi pût jouir des restes d’un page !

M. de Rosni, qui était l’homme du monde le plus attaché aux véritables intérêts de ce prince, ne se contenta pas de déchirer la promesse de mariage, lorsqu’elle lui fut montrée par le roi, il tâcha encore de le guérir, en lui donnant plus de soupçons de l’honnêteté de la fille qu’il ne paraissait en avoir. Il est vrai que ce monarque avait dit à ce favori qu’il travaillait à la conquête d’un pucelage que peut-être il n’y trouverait pas ; mais l’autre lui parle d’une manière beaucoup plus scabreuse. « S’il vous souvient bien, lui dit-il, de ce que vous m’avez autrefois dit de cette fille et de son frère, du temps de madame la duchesse, des langages que vous en teniez tout haut, et des commandemens que vous me fîtes faire à tout ce bagage (car ainsi appeliez-vous lors la maison et famille de monsieur et madame d’Entragues) de sortir de Paris ; vous seriez un peu plus en doute que je ne vous vois de trouver la pie au nid. » Voyez les Mémoires de Sully, à la page 248 et 253 du IIe. tome de l’édition de Hollande, 1552, in-12.

Quoi qu’il en soit, nous apprenons de tout ceci que cette dame fut plus sensible à l’honneur par rapport à ses filles, qu’elle ne l’avait été par rapport à elle-même. La punition du page [13], si elle est vraie ; en est une preuve ; car apparemment on ne se serait pas porté à un homicide, si l’on eût été autrefois traité de la sorte. Nous voyons de plus combien cette mère fit la consciencieuse, et combien elle se précautionna du côté du monde quand il fut question de sa fille, ce qu’elle n’avait point fait pour elle-même envers Charles IX. Mais on peut dire que ses soins ne lui réussirent pas, et que, comme elle avait chassé de race par rapport à sa grand’mère [14], ses filles le firent aussi à son égard. L’une d’elles [15] procréa lignée naturelle à Henri IV, et l’autre en procréa au maréchal de Bassompierre. Il faut l’entendre lui-même sur ce chapitre. « Je m’en revins à Paris, dit-il [16], voir ma maîtresse [17], qui était logée à la rue de la Coutellerie, où j’avais une entrée secrète par laquelle j’entrais au troisième étage du logis, que sa mère n’avait point loué ; et elle, par un degré dérobé de la garde-robe, me venait trouver lorsque sa mère était endormie. » Peu après il nous apprend une chose d’où l’on pourrait inférer que Henri IV n’eût pas fait conscience de jouir des deux sœurs, c’est qu’il avait ce prince pour rival. Il nous apprend une autre chose qui confirme la dernière remarque que j’ai faite touchant Marie Touchet. « Pour notre malheur, dit-il, ils en avertirent la mère, laquelle y prenant garde de plus près, un matin, voulant cracher, et levant le rideau de son lit, elle vit celui de sa fille découvert, et qu’elle n’y était pas. Elle se leva tout doucement, et vint dans sa garde-robe, où elle trouva la porte de cet escalier dérobé, qu’elle pensait qui fût condamnée, ouverte, ce qui la fit crier, et sa fille, à sa voix, à se lever en diligence et venir à elle. Moi cependant je fermai la porte, et m’en allai bien en peine de ce qui serait arrivé de toute cette affaire, qui fut que sa mère la battit, qu’elle fit rompre la porte pour entrer en cette chambre du troisième étage où nous étions la nuit, et fut bien étonnée de la voir meublée de beaux meubles de Zamet, avec des plaques et flambeaux d’argent. Alors tout notre commerce fut rompu ; mais je me raccommodai avec la mère par le moyen d’une demoiselle nommée d’Azi [18], chez laquelle je la vis, et lui demandai tant de pardons, avec assurance que nous n’avions point passé plus outre que le baiser, qu’elle feignit de le croire [19]. » Il ne fut pas privé long-temps du commerce de la fille ; car, au bout de quelques mois, madame d’Entragues étant allée à la cour, il dit [20] qu’il y passa bien son temps avec sa fille et avec d’autres aussi. La demoiselle devint grosse quatre ans après, et ayant été chassée par sa mère de son logis, fit prier son galant de lui donner une promesse de mariage, pour apaiser sa mère, et lui offrit toutes des contre-promesses qu’il désirerait d’elle, et que ce qu’elle en désirait était pour pouvoir accoucher en paix, et avec son aide [21]. Elle obtint ce qu’elle désirait, et ne manqua pas à fournir la contre-promesse, tant elle était de bonne composition.

On fait un conte que je m’en vais rapporter. Ce maréchal se promenant en carrosse avec la reine, un jour qu’il y avait un grand nombre de carrosses au cours, il arriva que celui de la d’Entragues fut obligé de s’arrêter quelque temps proche de celui de la reine, à cause de la foule. La reine regardant le maréchal, Voilà, lui dit-elle, madame de Bassompierre. Ce n’est que son nom de guerre, répondit-il assez haut pour être entendu de son ancienne maîtresse. Vous êtes un sot, Bassompierre, dit celle-ci. Il n’a pas tenu à vous, madame, reprit-il ; et là-dessus les carrosses recommencèrent à marcher. Comme ce maréchal avait une infinité de galanteries, je ne sais pas si cet autre conte de M. Ménage regarde la même maîtresse : « Le carrosse de M. le maréchal de Bassompierre s’étant accroché avec celui d’une dame qu’il avait aimée, et avec laquelle il avait dépensé beaucoup de bien, elle lui dit : Te voilà donc, maréchal dont j’ai tiré tant de plumes. Il est vrai, madame, dit le maréchal ; mais ce n’est que de la queue et cela ne m’empêche pas de voler [22]. »

(D) La raison pourquoi elle poignarda un page... est assez curieuse. ] Je répète ici sans y rien changer ce que je dis dans le projet de ce Dictionnaire. Don Pierre de Saint-Romuald donne dans la même chronologie que M. de Mézerai, à l’égard du mariage de Marie Touchet [23] ; car il le place sous l’an 1572. Son imprimeur a été un vrai bourreau de noms propres, à l’exemple de plusieurs de ses confrères. Le passage contient une action si particulière, qu’il mérite d’être rapporté tout entier. « [24] Ce fut environ ce temps [25] que François de Balzac, seigneur d’Entragues-Marcouste [26], gouverneur d’Orléans, épousa en seconde noces Marie Touchet, fille d’un apothicaire de cette ville, non moins belle d’esprit que de corps, de qui le roi Charles IX avait eu un fils appelé depuis le comte d’Auvergne. On rapporte d’elle un fait bien étrange et hardi qu’elle fit un jour à un page de son mari, qui avait violé ; dans le cabinet d’un jardin, l’une de ses filles, toute jeune et d’excellente beauté, par une passion insensée d’amour. C’est qu’elle le poignarda sur-le-champ, ôtant la vie à celui qui avait ôté l’honneur à sa fille. » Je voudrais que ce bon feuillant, qui a ramassé tant de faits de toute nature, mais non pas sans être sujet à caution, nous eût appris d’où il a tiré celui-là ; car sur sa parole toute seule je ne conseillerais pas de le croire.

(E) Ce qu’elle dit, en considérant le portrait de la princesse... n’est pas indigne d’être su. ] Elle eut bonne envie de posséder le cœur du roi Charles au préjudice de l’épouse. Elle fut fort curieuse, dans le temps qu’on traitait le mariage du roi avec Elisabeth d’Autriche, de bien examiner le portrait de cette princesse, et l’ayant bien contemplé, elle ne dit autre chose sinon : Elle ne me fait point de peur ; inferant par là, à ce que dit Brantôme [27], qu’elle presumoit tant de soi et de sa beauté, que le roy ne s’en sauroit passer. Papyre Masson prétend que lorsqu’elle examina le portrait, et qu’elle dit là-dessus en riant : je n’ai pas peur de cette Allemande ; la reine était déjà arrivée [28] ; mais il n’y a nulle apparence que Marie Touchet eût tendu jusques alors à voir le portrait de la reine ; et ainsi le narré de Brantôme est plus vraisemblable par rapport à la circonstance du temps. Gabrielle d’Estrée vit bientôt le portrait de l’infante d’Espagne et celui de Marie de Médicis, lorsqu’on parlait de leur mariage avec Henri IV. On lui fait dire qu’elle ne craignait nullement la brune Espagnole, mais bien la Florentine [29] : nous tenons ce discours. d’un historien qui prétend l’avoir ouï. Il me souvient, dit-il [30], que le roi m’ayant donné à garder les deux premiers tableaux qu’il eut de ces deux princesses, il me permit de les montrer à la duchesse, et prendre garde à ce qu’elle dirait : son propos fut : Je n’ai aucune crainte de cette noire ; mais l’autre me mène jusqu’à la peur.

(F) Ceux qui avancent que Charles IX n’aima point les femmes n’y ont pas regardé de près. ] Les historiens qui ont parlé le plus librement de ses mauvaises qualités remarquent qu’il ne fut pas fort déréglé à l’égard des femmes. On avait tâché de le jeter dans cette débauche et dans celle du vin ; mais une fois, s’étant aperçu que le vin lui avait troublé la raison jusqu’à lui faire commettre des violences, il s’en abstint tout le reste de sa vie ; et pour les femmes, s’étant mal trouvé de quelqu’une de celles de sa mère, il les prit en aversion, et ne s’y attacha guère. C’est ainsi que M. de Mézerai s’exprime [31], sans s’arrêter aux règles du grammairien sophiste qui critiqua dans le fameux sonnet de Voiture un arrangement d’expressions où la dernière disait beaucoup moins que la première :

Je bénis mon martyre, et, content de mourir,
Je n’ose murmurer contre la tyrannie [32].


Brantôme témoigne que ce prince ne paraissait pas au commencement fort sensible pour le sexe, et qu’il fallut que les reproches des dames mêmes l’animassent. « Je me souviens, dit-il [33], qu’en son plus verd aage de dix-sept à dix-huit ans, étant un jour fort persecuté d’un mal de dents, et les medecins n’y pouvant appliquer aucun remede pour lui en oster la douleur, il y eut une grande dame de la cour, et qui luy appartenoit, qui luy en fit une receste dont elle en avoit usé pour elle-même, et s’en estoit tres-bien trouvée ; mais elle ne servit de rien à luy, et le lendemain, comme elle luy eut demandé comment il s’en estoit trouvé, et qu’il luy eust respondu que nullement bien, elle luy repliqua : Je ne m’estonne pas, sire, car vous ne portez point d’affection et ajoutez foy à femmes, et faictes plus de cas de la chasse et de vos chiens que de nous autres. Dont, lui dit-il, avez vous cette opinion de moy, que j’aime plus l’exercice de la chasse que le vostre, et pardieu, si je me depite une fois, je vous joindray de se près toutes vous autres de ma cour, que je vous porteray par terre les unes apres à les autres. Ce qu’il ne fit pas pourtant de toutes ; mais en entreprit aucune, plus par reputation que par lasciveté, et tres-sobrement encore, et se mit à choisir une fille de tres-bonne maison, que je ne nommeray point, pour sa maistresse, qui estoit une fort belle, sage et honneste damoiselle, qu’il servoit avec tous les honneurs et respects qu’il estoit possible, et plus, disoit-il, pour façonner et entretenir sa grace que pour autre chose, n’estant rien, disoit-il, qui façonnoit mieux un jeune homme que l’amour logé en un beau et noble subject. Et a tousjours aimé ceste honneste damoiselle jusques à la mort, bien qu’il eust sa femme, la royne Elisabeth, fort agreable et fort aimable princesse. Il aima fort aussi Marie Jacossie, dite autrement Touchet, fille d’un apothicaire d’Orleans, tres-excellente en beauté, de laquelle il eut M. le grand prieur, dit aujourd’hui M. le comte d’Auvergne. » Voilà de bon compte trois maîtresses [34] outre la femme légitime ; car on ne doit pas confondre celle dont M. de Mézerai dit que le roi se trouva mal ; avec celle que Brantôme n’a pas voulu nommer, et que ce prince aima jusqu’à sa mort. Quand donc on fait réflexion qu’il mourut avant l’âge de vingt-quatre ans accomplis, et après une longue maladie, et que l’historien lui donne deux enfans naturels [35], on ne voit pas sur quoi peut être fondée l’aversion que M. de Mézerai lui prête. Que voudrait-il qu’on eût fait de plus ? Il lui en faudrait bien pour nommer débauche la vie des gens ! Mais il est vrai qu’au prix de l’horrible corruption qui était alors à la cour de France, on pourrait trouver dans Charles IX quelque sorte de modicité par cet endroit-là. Cet historien ne parle que d’un fils de Charles IX et de Marie Touchet, et remarque qu’il naquit en 1572, et qu’il fut premièrement grand prieur de France, puis comte d’Auvergne et de Lauraguais, et après duc d’Angoulême [36] et comte de Ponthieu. Le père Anselme ne s’accorde pas à cette chronologie, puisqu’il le fait naître [37] au château du Fayet, en Dauphiné, près de Montmélian, le 28 d’avril 1573. Je ne saurais encore bien éclaircir à mon lecteur ce qui en est, ni pourquoi la dame aurait été envoyée faire ses couches si loin de la cour et de sa patrie. Ce n’était pas son premier né ; le rang du père effaçait la honte, et rien ne l’engageait à se servir des mystères qu’il faut employer quelquefois lorsque les choses n’ayant pas été dans l’ordre un voyage paraît nécessaire pour dépayser les gens, et pour mettre bas la charge à l’insu du monde.

Si ce que Brantôme raconte sans le croire était véritable, on ne devrait point avoir trop bonne opinion des Mémoires de M. de Mézerai sur l’aversion qu’il attribue à ce prince. Aucuns ont voulu dire (c’est Brantôme qui parle) que durant sa maladie il s’échapa apres la royne sa femme, et s’y echauffa tant qu’il en abregea ses jours, ce qui a donné subject de dire que Venus l’avoit fait mourir avec Diane, ce que je n’ay su croire, car il ne s’en parloit à la cour parmi les bouches les plus dignes de foy, car j’y estois. Ce qu’il dit de Vénus et de Diane est une allusion à deux vers qu’il avait déjà rapportés, et qui étaient une espèce d’épitaphe de Charles IX.

Pour aimer trop Diane et Cytherée aussi,
L’une et l’autre m’ont mis en ce tombeau icy.

Papyre Masson, qui composa un Abrégé de la Vie de Charles IX, un an après la mort de ce prince, rapporte un fait qui peut-être n’est pas plus vrai que celui-là, mais qui est du moins plus vraisemblable. Il dit que le roi, pendant sa longue malade, alla voir une fois madame Touchet, sa maîtresse, et qu’on soupçonne que pour s’être diverti avec elle à contre-temps ou avec excès, il augmenta son mal, et hâta la fin de sa vie. Sanè rex ipse inter moras longissimi morbi semel ad eam divertit, suspicioque est auctum morbum ex importuno aut immodico coïtu et acceleratum vitæ finem [38]. M. le Laboureur [39] n’a pas bien rendu ce latin-là, car voici comment il le traduit : Aussi le roi l’ayant été voir une fois dans un intervalle de sa longue maladie, tient-on pour certain que pour n’avoir pas été en état de l’approcher, ou pour avoir fait quelque excès, son mal augmenta, et que cette visite hâta ses jours. Je ne dis rien de ce qu’il donne comme une certitude ce qui n’est qu’un soupçon dans le latin ; mais il me semble qu’il n’y a guère de lecteurs qui par ces paroles, pour n’avoir pas été en état, ne se figurent d’abord tout autre chose que ce que l’historien à voulu dire, quelque accident semblable à celui que M. de Rabutin a imité de Pétrone [40]. M. Varillas n’a pas manqué d’adopter ce passage de Papyre Masson. « Le roi fut dangereusement malade, dit-il [41], et ceux qui le connaissaient particulièrement en disaient à l’oreille deux causes. La première était sa course précipitée de Paris à Orléans, pour voir la belle Marie Touchet, sa maîtresse ; et la seconde, lui avoir été donné par son maître d’hôtel [42], la Tour, frère puîné du maréchal de Retz et de l’évêque de Paris. La vigueur extraordinaire de ce prince sembla pourtant depuis avoir surmonté la force de son mal, et l’appréhension que la Tour conçut du bruit qui s’était répandu contre lui le jeta dans une frénésie qui fut cause de sa mort peu de temps après. » M. Varillas ne cite que Papyre Masson.

C’est ce qui me donne lieu de faire quelques remarques ; car, I, l’auteur auquel M. Varillas nous renvoie ne dit pas que Charles IX ait été obligé de faire une course à Orléans pour voir Marie Touchet ; et il n’y a guère d’apparence qu’elle se tint si peu à la portée du roi, puisqu’elle était sa maîtresse tambour battant, et qu’elle avait déjà eu des enfans de lui. En IIe. lieu, il est si faux que Masson impute cet empoisonnement à la Tour, qu’au contraire il le fait mourir d’une maladie causée par la douleur d’avoir perdu, avec Charles IX, l’espérance d’une très-grosse fortune. Je ne nie pas que la Tour n’ait été accusé de ce mauvais coup par d’autres gens ; mais il fallait donc nous renvoyer ailleurs qu’à l’éloge de Papyre Masson. M. le Laboureur a inséré dans ses Additions aux Mémoires de Castelnau, à la page 462 du IIe. tome, une lettre satirique, où l’on reproche à Catherine de Médicis d’avoir fait empoisonner Charles IX par le sieur de la Tour, et puis celui-ci par un autre. Votre majesté fit si bien, dit l’auteur de cette lettre, qu’elle gagna le feu sieur de la Tour, lui faisant entendre, ou autre pour vous, que le feu roi votre fils, était en volonté de le faire mourir, afin que plus aisément il jouît de sa femme ; ce que ledit la Tour crut facilement, d’autant qu’il sait bien que ledit feu roi aimait fort sa femme, et facilement accorda de donner le poison à sa dite majesté, etc. Cette lettre est datée de Lausanne, le troisième mois de la quatrième année après la trahison, (c’est-à-dire après la St.-Barthélemi) et est signée Granchamp, qui était un gentilhomme de Nivernois, qui avait été ambassadeur à Constantinople, et engagé dans les intrigues de la Mole et de Coconnas. En IIIe. lieu, on ne saurait trop deviner par les paroles de M. Varillas, si la Tour mourut avant ou après le roi, et l’on en conclurait plutôt que ce fut avant qu’après : néanmoins il ne mourut qu’après ce prince, soit de regret, soit de poison, soit de peur, ou autrement.

Voici une chose qui ne fait pas déshonneur à Charles IX. « S’allant un jour promener aux Tuileries, voyant une femme (quoy que belle en perfection) toute nue passer la rivière à nage depuis le Louvre jusqu’au faubourg Saint-Germain, il s’arresta pour la voir : mais pendant qu’il estoit attaché par les yeux, comme le reste de la cour, elle avec un plongeon se desroba de sa veue. En fin estant revenue sur l’eau, et puis ressortie en terre aussi viste qu’un esclair, elle commença à tordre ses cheveux, et faire ce que dit Antipater de Venus,

» Voy n’agueres Venus hors de la mer sortant,
» Ouvrage d’Apelles, entre ses mains tenant
» Ses moettes cheveux, elle faict de sa tresse
» Humide l’espraignant, sortir l’escume espaisse ;


» Puis se retira emportant quant et soy les yeux et les cœurs de tout le monde. Mais neantmoins avec tout cela, encore que l’action semblast estre plaisante en soy, si est-ce que le roy la trouva si estrange et nouvelle, qu’on ne luy en ouit jamais dire un seul mot de louange, bien qu’il entendist la plupart de sa suitte, voire les plus retenus, dire tout haut plusieurs paroles d’admiration [43]. »

(G) On ne doit pas trouver étrange que je fasse des articles pour des femmes comme celle-ci. ] Le commencement de cet article, dans mon projet, contient ces paroles : « Les dictionnaires ne devraient pas oublier les personnes de cette catégorie : la figure qu’elles font dans le monde est assez relevée pour cela, et ce serait sans doute un livre tout-à-fait curieux, que celui que feu M, Colomiés avoit promis [44], et qu’il voulait intituler, Cupidon sur le Trône, ou l’Histoire des Amours de nos Rois depuis Dagobert. » Depuis l’impression du projet il a paru un ouvrage où l’on remonte plus haut que Colomiés ne voulait faire ; car on commence par Pharamond. J’aimerais mieux l’ouvrage de Colomiés que celui-ci. Cet auteur n’aurait rien dit qu’il n’eût tiré de quelque livre ; il aurait consulté des livres rares, et cité toujours ses témoins. Mais l’anonyme qui nous a donné l’Histoire des Galanteries des Rois de France, depuis le commencement de la monarchie jusqu’à Louis XIV ne cite personne, et ne nous rassure point contre les soupçons de roman. La première édition valait mieux que les suivantes ; elle était plus simple et moins chargée ; elle avait plus l’air d’une histoire. Je m’avisai un jour de la louer par cet endroit-là, devant le libraire qui l’avait donnée au public. Il me répondit sincèrement qu’on avait trouvé, par le débit, que c’était le principal faible de l’ouvrage, et qu’on y allait remédier dans la seconde édition, Le public n’a pas trouvé, me dit-il, assez d’intrigues et d’aventures merveilleuses dans cette pièce ; nous y en ferons mettre pour contenter les lecteurs. Depuis cet aveu je me défie de cet ouvrage beaucoup plus que je ne faisais. On verra bien des choses touchant Marie Touchet, que j’ai réfutées, ou que je n’ai pas rapportées, n’étant pas fort assuré qu’elles ne soient pas de l’invention de l’auteur. C’est ce que je juge de la douzaine de coupeurs de bourse qu’on y a fait intervenir, afin que le roi pût voir le billet d’amour que sa maîtresse avait reçu d’un autre galant, frère de l’évêque de Valence[45].

  1. Papyr. Masso, in Vitâ Caroli IX.
  2. Peut-être faut-il traduire ce mot par apothiquaire, comme l’a traduit le Laboureur.
  3. Le Laboureur, Additions aux Mémoires de Castelnau, tom. II, pag. 656.
  4. M. de Marolles, Abbé de Villeloin, Catal. de ces Écrits, pag. 8.
  5. Mèzerai, Abrégé chronolog., tom. V, pag. 184.
  6. De Thou, Hist., lib. XCII.
  7. Brantôme rapporte la chose un peu autrement : Estant à la mort, dit-il, il commanda à M. de la Tour de lui faire (à sa maîtresse) ses recommandations, et n’en osa jamais parler à la royne, sa mère.
  8. Le Laboureur, Additions aux Mémoires de Castelnau, tom. II, pag. 656.
  9. Il avait dit dans la page 70 qu’elle ne le céda point en adresse ni en ambition aux duchesses d’Étampes et de Valentinois, et qu’elle tint si bien son rang, que toute la gloire et les artifices de la reine Catherine ne défaisaient point sa contenance.
  10. Par allusion au duc de Guise.
  11. Péréfixe, Vie de Henri IV, sous l’an 1600, en quoi il se trompe d’un an ; car ce fut l’été 1599 que le roi jouit d’elle. Voyez le Journal de Bassompierre, tom. I, pag. 58.
  12. Il faut savoir qu’elle promettait au roi de ne se servir jamais de cette promesse, n’y ayant point d’ailleurs d’official suffisant pour citer un tel monarque, et qu’elle serait avec toutes les conditions qu’elle savait bien être par lui désirées. Mémoires de Sully, tom. II, pag. 349 et 248, édition de Hollande, 1752, in-12.
  13. Voyez la remarque (D).
  14. Nous avons dit ci-dessus, remarque (A), que la mère de Marie Touchet était bâtarde.
  15. Catherine-Henriette de Balzac, marquise de Verneuil, morte en 1633, en sa cinquante-quatrième année, selon le père Anselme ; ce qui montrerait que M. de Péréfixe lui devait donner plus de dix-huit ans en 1600.
  16. Journal de sa Vie, tom. I, pag. 152.
  17. Marie de Balzac, laquelle il ne nomme que d’Entragues, dont il eut l’évêque de Xaintes, décédé l’an 1676.
  18. C’est peut-être la même qu’il nomme d’Achy, pag. 173 : les noms propres étant fort brouillés dans ce Journal.
  19. Journal de Bassompierre, tom. I, p. 157, à l’ann. 1606.
  20. Là même, pag. 165.
  21. Là même, tom. I, p. 261.
  22. Suite du Ménagiana, pag. 374, édition de Hollande.
  23. Voyez la remarque (F), vers la fin.
  24. Pierre de Saint-Romuald, Abrégé du IIIe. tome du Trésor chronol. et histor., pag. m. 348, à l’année 1572.
  25. C’est-à-dire le massacre de la Saint-Barthélemi,
  26. Il fallait dire Balzac, seigneur d’Entragues et de Marcoussis.
  27. Brantôme, Discours sur Charles IX.
  28. Inspectâ Isabellæ reginæ, quæ recens in Galliam venerat, picturâ, risisse dicitur, addito verbo, Nihil me terret Germana.
  29. Dupleix, Histoire de Henri IV, pag. 262.
  30. D’Aubigné, tom. III, pag. 637.
  31. Mézerai, Abrégé ehronolog., tom. V, pag. 183.
  32. Voyez les pièces qui sont à la fin du Socrate chrétien de Balzac.
  33. Brantôme, Discours sur Charles IX.
  34. Le Laboureur, Additions aux Mémoires de Castelnau, tom. II, rapporte une lettre où il est dit que Charles IX aimait fort la femme du sieur de la Tour. Voyez ci-dessous le pénultième alinéa de cette remarque.
  35. Le père Anselme, Histoire généalogique de France, pag. 146, ne dit pas s’ils furent tous deux d’une même mère ; mais Papyre Masson en marque deux de Marie Touchet.
  36. C’est de lui que sont descendus les derniers ducs d’Angoulême. Il mourut à Paris le 24 sept. 1650.
  37. Histoire généalogique, pag. 173.
  38. Papyr. Masso, in Vitâ Caroli IX.
  39. Additions à Castelnau, tom. II, pag. 879.
  40. Dans l’Histoire amoureuse des Gaules. Ovide, Amor., lib. III, eleg. VII, décrit au long un tel accident.
  41. Varillas, Histoire de Charles IX, tom. II, pag. 365, édition de Hollande, 1684.
  42. Brantôme le fait maître de la garde-robe : Papyre Masson le nomme Carolum Gondium enbicularium, Le Journal de Henri III le fait maître de la garde-robe, et met sa mort au 15 juin 1574, et l’attribue à une autre cause.
  43. Pierre de Lancre ; conseiller au parlement de Bordeaux, Tableau de l’Inconstance et Instabilité de toutes choses, folio 52 verso.
  44. Colomiés, Gallia Orient., pag. 67.
  45. Voyez les Intrigues galantes de la Cour de France, tom. I, pag. 234, édition de Hollande, 1695.

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