Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Zénon 2

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ZÉNON, philosophe épicurien, natif de Sidon, soutint glorieusement l’honneur de sa secte ; car il s’acquit beaucoup de réputation [a]. Il eut entre autres disciples Cicéron et Pomponius Atticus (A), d’où l’on peut juger du temps auquel il vivait. Vossius s’y est trompé (B). On représente ce Zénon comme un philosophe qui traitait ses adversaires avec beaucoup de mépris, et fort aigrement (C). Il n’y a guère de choses par où l’on puisse mieux connaître qu’il était hardi que par l’ouvrage qu’il écrivit contre les mathématiques (D). Nous n’avons ni cet ouvrage ni celui que Possidonius composa pour le réfuter. Il y a des gens qui regrettent plus la perte de ces deux livres que celle de vingt ou trente pièces de théâtre, ou que celle des meilleurs historiens de l’antiquité.

  1. Voyez la remarque (A), citation (6).

(A) Il eut entre autres disciples Cicéron et Pomponius Atticus. ] Voici des paroles de M. Ménage : Zenonem Sidonium et Cicero et Atticus Athenis audiverunt, ut indicat ipse Cicero lib. II et V de Finibus, et lib. III Tuscul. Quæst. et libro I Academ. J’ai trouvé le passage du IIIe. livre des Tusculanes ; et comme il contient un dogme de notre Zénon, je m’en vais le rapporter. Solent isti negare nos intelligere quid dicat Epicurus. Hoc dicit, et hoc ille Græculus me audiente Athenis senex Zeno istorum acutissimus contendere, et magnâ voce dicere solebat, eum esse beatum, qui præsentibus voluptatibus frueretur, confideretque se fruiturum aut in omni, aut in magnâ parte vitæ, dolore non interveniente : aut si interveniret, si summus foret, futurum brevem : si productior, plus habiturum jucundi quàm mali. Hæc cogitantem fore beatum, præsertim si et antè præceptis bonis contentus esset, nec mortem, nec deos extimescercet. Habes formam Epicuri vitæ beatæ verbis Zenonis expressam, nihil ut possit negari[1]. J’ai trouvé aussi le passage du Ier. livre des Questions académiques ; le voici : Carneades nullius philosophiæ partis ignarus, et ut cognovi ex iis qui illum audierant, maximèque ex Epicureo Zenone [2] qui quum ab eo plurimùm dissentiret, unum tamen præter cæteros mirabatur, incredibili quâdam fuit facilitate[3]. Je n’ai point trouvé le passage du IIe. livre de Finibus[4] ; mais j’ai trouvé ceci dans le premier livre : Hic mihi Phædrum, inquam mentitum, aut Zenonem putas, quorum utrumque audivi, quum mihi nihil sanè præter sedulitatem probarent. Omnes mihi Epicuri sententiæ satis notæ sunt, atque eos quos nominavi cum Attico nostro, frequenter audivi, quum miraretur ille quidem utrumque, Phædrum autem etiam amaret, quotidièque inter nos, ea quæ audiebamus, conferebamus : neque erat unquàm controversia quid ego intelligerem, sed quid probarem [5]. Ajoutons à ces trois passages celui où le pontife Cotta, contemporain de Cicéron, reconnaît qu’il a été le disciple de ce fameux épicurien : Zenonem, quem Philo noster coryphœum appellare epicureorum solebat, quum Athenis essem, audiebam frequenter, et quidem ipso autore Philone, credo ut faciliùs judicarem, quàm illa benè refellerentur, quum à principe epicureorum accepissem quemadmodùm dicerentur. Non igitur ille, ut plerique, sed isto modo, ut tu, distinctè, graviter, ornatè. Sed quod in illo mihi usu sæpè venit, idem modò quum te audirem acciderat, ut molestè ferrem tantum ingenium (bonâ veniâ me audies) in tam leves, ne dicam in tam ineptas sententias incidisse[6]. M. Ménage n’a point imité Gassendi, qui nous renvoie à l’une des lettres de Cicéron à Atticus, afin d’y trouver la grande amitié de ces deux illustres Romains pour notre Zénon : Quando Cicero et ipsum audivit et de eodem ad Atticum scribens : Zenonem, inquit, tam diligo quàm tu[7]. Gassendi se trompe ; ce me semble. Cette lettre de Cicéron fut écrite l’an 702 de Rome. Quelle apparence que Zénon fût encore en vie, lui qui était déjà fort vieux lorsque Cicéron assista à ses leçons, l’an de Rome 674.[8] ? Quelle apparence que s’il eût été en vie l’on ne trouvât rien sur son grand âge dans la lettre de Cicéron que Gassendi a citée ni dans la lettre précédente, où il est parlé du même homme ? Notez que dans les meilleures éditions, par exemple dans celle de M. Grævius, cet homme ne s’appelle point Zénon, mais Xénon. Le sentiment de Manuce est incomparablement meilleur que celui de Corradus. Selon Corradus, il s’agit là du philosophe épicurien[9] ; mais selon Manuce, il s’agit d’un homme d’affaires de Pomponius Atticus[10]. Remarquez que plusieurs croient que Lucrèce fut disciple de notre Zénon[11] ; et voyez ce que nous avons observé[12] contre le Mémoire où le baron des Coutures a été repris d’avoir avancé que Zénon était l’honneur de la secte épicurienne.

(B) Vossius s’y est trompé. ] Il a dit[13], 1°. que Zénon le Sidonien : philosophe de la secte d’Épicure, fut disciple d’Apollodore ; 2°. que cet Apollodore fut disciple d’Épicure. Il cite Diogène Laërce pour l’un et pour l’autre de ces deux faits , et il se trompe quant au dernier ; car Diogène Laërce dit seulement qu’Apollodore, surnommé κηποτύραννος, horti tyrannus, fut un sectateur illustre de la doctrine d’Épicure[14]. S’il eût songé aux passages qui nous apprennent que Cicéron, Cotta et Pomponius Atticus furent auditeurs de Zénon, il ne lui eût point donné pour maître un disciple d’Épicure ; car puisque Épicure mourut l’an 2 de la 127e. olympiade, et que Cicéron ouït Zénon l’an 674 de Rome, c’est-à-dire la première année de la 175e. olympiade, il n’est pas possible qu’un auditeur d’Épicure ait enseigné Zénon. Il y a plus de cent quatre-vingt-dix ans entre la mort d’Épicure et l’année où Cicéron ouït Zénon. Voyez Jonsius [15], qui a observé cette méprise de Vossius. M. Ménage l’a adoptée [16].

(C) Il traitait ses adversaires avec beaucoup de mépris, et fort aigrement. ] Cotta, voulant faire voir que la secte d’Épicure était médisante, allègue notre Zénon [17]. Zeno quidem non eos solùm qui tum erant Apollodorum, Syllum, cæterosque figebat maledictis, sed Socratem ipsum parentem philosophiæ latino verbo utens scurram Atticum fuisse dicebat [18], Chrysippum nunquàm nisi Chesippum [19] vocabat.

(D) L’ouvrage qu’il écrivit contre les mathématiques. ] C’est ce qu’on apprend de Proclus [20], qui ajoute que Possidonius le réfuta. M. Ménage rapporte quelques paroles de Proclus : Eum (Zenonem) integro volumine refutavit Posidonius Apameensis : aliàs Rhodius ; teste Proclo, libro III, ad 1 Euclidis. Ζήνον, inquit, ὁ Σιδώνιος, τῆς Ἑπικούρου μετέχων αἱρέσεως, πρὸς ὃν καὶ ὁ Ποσειδώνιος ὅλον γέγραϕε βιϐλίον, δεικνὺς σαθρὰν αὐτοῦ πᾶσαν τὴν ἐπίνοιαν [21]. M. Huet ayant dit qu’Épicure rejeta la géométrie et les autres parties des mathématiques, parce qu’il croyait qu’étant fondées sur de faux principes, elles ne pouvaient pas être véritables, ajoute que Zénon les attaqua par un autre endroit. Ce fut d’alléguer qu’afin qu’elles fussent certaines, il aurait fallu ajouter à leurs principes certaines choses que l’on n’y avait point jointes. Aliâ viâ adversùs geometriam grassabatur Zeno epicureus, imperfecta ejus esse docens initia, undè nihil effici posset, nisi alia quædam adjicerentur, quæ in iis prætermissa sunt : quam ejus sententiam toto libro confutare conatus est Posidonius [22]. Les mathématiques sont ce qu’il y a de plus évident et de plus certain dans les connaissances humaines, et néanmoins elles ont trouvé des contredisans. Si notre Zénon eût été un grand métaphysicien, et qu’il eût suivi d’autres principes que ceux d’Épicure, il eût pu faire un ouvrage malaisé à réfuter, et il eût taillé plus de besogne aux géomètres qu’on ne s’imagine. Toutes les sciences ont leur faible ; les mathématiques ne sont point exemptes de ce défaut. Il est vrai que peu de gens sont capables de les bien combattre ; car, pour bien réussir dans ce combat, il faudrait être non-seulement un bon philosophe, mais aussi un très-profond mathématicien. Ceux qui ont cette dernière qualité sont si enchantés de la certitude et de l’évidence de leurs recherches, qu’ils ne songent point à examiner s’il y a là quelque illusion, ou si le premier fondement a été bien établi. Ils s’avisent rarement de soupçonner qu’il y manque quelque chose. Ce qu’il y a de bien constant est qu’il règne beaucoup de disputes entre les plus fameux mathématiciens. Ils se réfutent les uns les autres ; les répliques et les disputes se multiplient parmi eux tout comme parmi les autres savans. Nous voyons cela parmi les modernes, et il est sûr que les anciens ne furent pas plus unanimes [23]. C’est une marque que l’on rencontre dans cette route plusieurs sentiers ténébreux, et qu’on s’égare, et qu’on perd la piste de la vérité. Il faut nécessairement que ce soit le sort des uns ou des autres, puisque les uns assurent ce qui est nié par les autres. On dira que c’est le défaut de l’ouvrier, et non pas celui de l’art, et que toutes ces disputes viennent de ce qu’il y a des mathématiciens qui se trompent en prenant pour une démonstration ce qui ne l’est pas ; mais cela même témoigne qu’il se mêle des obscurités dans cette science : outre qu’on se peut servir d’une pareille raison quant aux disputes des autres savans, on peut dire que s’ils suivaient bien les règles de la dialectique, ils éviteraient les mauvaises conséquences et les fausses thèses qui les font errer. Avouons pourtant qu’il y a beaucoup de matières philosophiques sur quoi les meilleurs logiciens sont incapables de parvenir à la certitude, vu l’inévidence de l’objet ; or cet inconvénient ne se trouve pas dans l’objet des mathématiques. Tant qu’il vous plaira ; mais il y a d’ailleurs un défaut irréparable et très-énorme ; car c’est une chimère qui ne saurait exister. Les points mathématiques, et par conséquent les lignes et les surfaces des géomètres, leurs globes, leurs axes, sont des fictions qui ne peuvent jamais avoir aucune existence ; elles sont donc inférieures à celles des poëtes ; car celles-ci, pour l’ordinaire, n’enferment rien d’impossible ; elles ont pour le moins la vraisemblance et la possibilité. Gassendi a fait une observation ingénieuse. Il dit que les mathématiciens, et surtout les géomètres, ont établi leur empire dans le pays des abstractions et des idées, et qu’ils s’y promènent tout à leur aise, mais que s’ils veulent descendre dans le pays des réalités, ils trouvent bientôt une résistance insupportable. Mathematici, imprimisque geometræ, quantitatem abstrahentes à materiâ, quoddam quasi regnum sibi ex eâ fecerunt quàm liberrimum ; quippè nullo facto à materiæ crassitie, pertinaciâque impedimento. Quare et supposuêre imprimis in eâ sic abstractâ ejuscemodi dimensiones, ut punctum, quod foret prorsùs immune partibus fluendo lineam, longitudinemve latitudinis expertem crearet, etc........ Atque istæ quidem suppositiones sunt, ex quibus mathematici intra puræ, abstractæve geometriæ cancellos, et quasi regnum consistentes suas illas præclaras demonstrationes texunt [24]........ Uno igitur verbo mathematici sunt, qui in suo illo abstractionis regno ea indivisibilia supponunt, quæ sine partibus, sine longitudine, sine latitudine sint, ac eam multitudinem, divisionemque partium, quæ ad finem nunquàm perveniat ; non item verò physici, quibus in regno materiæ versantibus tale nihil licet [25]. Il donne un exemple de la vanité de leurs prétendues démonstrations, c’est que deux subtils mathématiciens venaient de prouver qu’une quantité finie et une quantité infinie étaient égales. Nuper viri præclari Cavalerius, et Torricellius, ostenderunt de acuto quodam solido infinitè longo, et cuipiam tamen parallelipipedo, cylindrove finito æquali [26]. D’autres prouvent qu’il y a des infinies bornées de chaque côté [27]. S’ils trouvent de l’évidence dans ces sortes de démonstrations, ne leur doit-elle pas être suspecte, puisque, après tout, elle ne surpasse pas l’évidence avec quoi le sens commun nous apprend que le fini ne saurait jamais être égal à l’infini ; et que l’infini, en tant qu’infini, ne peut avoir de bornes ? J’ajoute qu’il n’est pas vrai que l’évidence puisse accompagner ces messieurs partout où ils se promènent. J’en prends à témoin un homme qui entend bien leurs raffinemens. « Il serait à souhaiter, dit-il [28], que l’analyse des infiniment petits, que l’on prétend être d’une fécondité admirable, portât dans ses démonstrations cette évidence que l’on attend, et que l’on a droit d’attendre de la géométrie. Mais quand on raisonne sur l’infini, sur l’infini de l’infini, sur l’infini de l’infini de l’infini, et ainsi de suite, sans trouver jamais des termes qui arrêtent, et que l’on applique à des grandeurs finies ces infinités d’infinis, ceux que l’on veut instruire, ou que l’on entreprend de convaincre, n’ont pas toujours la pénétration requise pour voir clair dans de si profonds abîmes.... [29] ceux qui sont accoutumés aux anciennes manières de raisonner en géométrie ont de la peine à les quitter pour suivre des méthodes si abstraites ; ils aiment mieux n’aller pas si loin que de s’engager dans les nouvelles routes de l’infini de l’infini de l’infini, où l’on ne voit pas toujours assez clair autour de soi, et où l’on peut aisément s’égarer sans qu’on s’en aperçoive. Il ne suffit pas en géométrie de conclure, il faut voir évidemment qu’on conclut bien. »

C’est un assez bon préjugé contre les mathématiques que de dire que M. Pascal les méprisa avant même qu’il s’attachât à la dévotion. Il les avait aimées passionnément, et il y avait fait des progrès extraordinaires. Il avait d’ailleurs un jugement très-solide, peu de gens pouvaient connaître mieux que lui le prix des choses. Ce ne fut point par sa conversion à l’unique nécessaire qu’il se dégoûta des sciences qui l’avaient charmé. L’examen même de la chose, et les réflexions qu’il fit sur les discours d’un homme du monde, le guérirent de sa prévention. Nous serions trop simples si nous nous imaginions que le chevalier de Méré l’attaqua par des pensées pieuses : il n’employa, sans doute, que des considérations philosophiques. Voyons quel en fut effet, et alléguons le commencement d’une lettre qu’il écrivit à M. Pascal. « Vous souvenez-vous de m’avoir dit une fois que vous n’étiez plus si persuadé de l’excellence des mathématiques ? Vous m’écrivez à cette heure que je vous en ai tout-à-fait désabusé, et que je vous ai découvert des choses que vous n’eussiez jamais vues si vous ne m’eussiez connu. Je ne sais pourtant, monsieur, si vous m’êtes si obligé que vous pensez. Il vous reste encore une habitude que vous avez prise en cette science, à ne juger de quoi que ce soit que par vos démonstrations, qui le plus souvent sont fausses. Ces longs raisonnemens, tirés de ligne en ligne, vous empêchent d’abord en des connaissances plus hautes qui ne trompent jamais..... mais vous demeurez toujours dans les erreurs où les fausses démonstrations de la géométrie vous ont jeté, et je ne vous croirai point tout-à-fait guéri des mathématiques, tant que vous soutiendrez que ces petits corps, dont nous disputâmes l’autre jour, se peuvent diviser jusques à l’infini [30]. M. le chevalier de Méré lui propose ensuite plusieurs objections sur cette divisibilité infinie du continu. Les unes sont assez bonnes, et les autres très-mauvaises, et sentent plutôt la plaisanterie que le raisonnement ; et l’on a lieu de s’étonner qu’une même lettre soit mêlée de tant de choses si inégales. L’auteur se vante néanmoins d’une merveilleuse habileté dans les sciences dont nous parlons. Vous savez, dit-il [31], que j’ai découvert dans les mathématiques des choses si rares que les plus savans des anciens n’en ont jamais rien dit, et desquelles les meilleurs mathématiciens de l’Europe ont été surpris ; vous avez écrit sur mes inventions, aussi-bien que M. Huygens, M. de Fermac [32], et tant d’autres qui les ont admirées. Vous devez juger par-là que je ne conseille à personne de mépriser cette science ; et, pour dire le vrai, elle peut servir, pourvu qu’on ne s’y attache pas trop : car d’ordinaire ce qu’on y cherche si curieusement paraît inutile, et le temps qu’on y donne pourrait être bien mieux employé. Il me semble aussi que les raisons qu’on trouve en cette science, pour peu qu’elles soient obscures ou contre le sentiment, doivent rendre les conséquences qu’on en tire fort suspectes, surtout, comme j’ai dit, quand il s’y mêle de l’infini. Notez qu’il est fort dans l’ordre que ceux qui s’attachent à montrer le faible les mathématiques fassent savoir au public qu’ils les entendent, qu’ils les ont étudiées, qu’ils en reconnaissent l’utilité, et qu’ils n’ont point dessein de leur dérober leur juste prix. C’est ainsi que le savant évêque d’Avranches que j’ai cité ci-dessus, en a usé [33], après avoir dit plusieurs belles choses touchant les incertitudes et les illusions de cette science [34].

Voici encore un passage de la lettre du chevalier de Méré : « Je vous avertis qu’outre ce monde naturel qui tombe sous la connaissance des sens, il y en a un autre invisible, et que c’est dans celui-là que vous pouvez atteindre à la plus haute science. Ceux qui ne s’informent que du monde corporel jugent pour l’ordinaire fort mal, et toujours grossièrement, comme Descartes, que vous estimez tant, qui ne connaissait l’espace des lieux que par les corps qui les occupaient...... Mais, sans m’arrêter à ne convaincre de cette erreur, sachez que c’est dans ce monde invisible, et d’une étendue infinie, qu’on peut découvrir les raisons et les principes des choses, les vérités les plus cachées, les convenances, les justesses, les proportions, les vrais originaux et les parfaites idées de tout ce qu’on cherche [35]. » C’est la conclusion de sa lettre à M. Pascal. Qu’il me soit permis de dire qu’on ne comprend pas à qui il en veut, et qu’il a besoin d’un peu de support ; car il s’exprime d’une manière si vague, qu’on en peut conclure tout le contraire de ce qu’il a dû penser et représenter. Son but était de guérir entièrement M. Pascal de la passion des mathématiques : il a donc voulu lui marquer un autre objet que celui de cette science ; le lui marquer, dis-je, comme la source et le siége des vérités où nous aspirons ; et cependant il lui décrit un objet qui ressemble fort à celui des mathématiques ; car elles ne contemplent point ce monde qui tombe sous la connaissance des sens, mais ce monde invisible et d’une étendue infinie, où l’on peut découvrir les justesses, les proportions, etc. Je crois qu’on voulait recommander la philosophie des idées, la plus fine métaphysique, celle qui ne tend qu’à contempler les esprits et le monde intelligible qui est dans l’entendement de Dieu ; mais on n’a point pris garde aux caractères qui distinguent cette science d’avec les mathématiques ; et l’on ne s’est point souvenu qu’elles ont cette principale propriété, de considérer l’étendue, en tant que séparée de la matière et de toute qualité sensible. L’étendue ou la matière intelligible est leur objet comme la matière sensible est celui de la physique [36]. Leur excellence, selon les anciens, consiste à nous détacher des choses caduques et corporelles, et à nous élever aux choses spirituelles, immuables et éternelles. De là vint que Platon désapprouva la conduite de quelques mathématiciens qui s’efforcèrent de vérifier sur la matière leurs propositions spéculatives [37]. Je m’en vais copier un très-excellent passage de Plutarque : il roule sur que maxime de Platon, que Dieu exerce toujours la géométrie [38]. « Ceste sentence ....... nous signifie....... ce que lui-mesme a plusieurs fois dit et escrit en louant et magnifiant la geometrie, comme celle qui arrache ceux qui s’attachent aux choses sensibles, et les destourne à penser aux intelligibles et éternelles, dont la contemplation est la fin et le but dernier de toute la philosophie, comme la veue des secrets est la fin de la religion mystiques ; car ce clou de volupté et de douleur qui attache l’ame au corps entre autres maux qu’il fait à l’homme, le plus grand est qu’il lui rend les choses sensibles plus évidentes que les intelligibles, et contraint l’entendement de juger par passion plus que par raison. Car estant acoustumé par le sentiment du travail ou du plaisir, d’entendre à la nature vagabonde, incertaine et muable des corps, comme chose subsistante, il est aveugle et perd la connoissance de ce qui véritablement est et subsiste, la lumière et instrument de l’ame, qui vaut mieux que dix mille yeux corporels, par lequel organe seul se peut voir la divinité. Or est-il qu’en toutes les autres sciences mathematiques, comme en mirouers non raboteux, mais également par tout unis, aparoissent les images et vestiges de la verité des choses intelligibles ; mais la geometrie principalement, comme la mere et maistresse de toutes les autres, retire et destourne la pensée purifiée et deliée tout doucement de la cogitation des choses sensuelles. C’est pourquoi Platon lui mesme reprenoit Eudoxus, Achytas et Menechmus, qui taschoyent à reduire la duplication du solide quarré des manufactures d’instrumens, comme s’il n’estoit pas possible par demonstration de raison, quoi qu’on y taschast, de trouver deux lignes moyennes proportionnelles. Car il leur objiçoit que cela estoit perdre et gaster tout ce que la geometrie avoit de meilleur, en la faisant retourner en arriere aux choses maniables et sensibles, en la gardant de monter à mont, et d’embrasser ces éternelles et incorporelles images, ausquelles Dieu estant tousjours ententif, en estoit aussi tousjours Dieu [39]. » Plusieurs passages d’Aristote [40] nous apprennent que la quantité, en tant que détachée de tout ce qui tombe sous les sens, est l’objet des mathématiques. La plupart des mathématiciens avouent que cet objet n’existe point hors de notre entendement. M. Barrow a trouvé mauvais qu’ils l’avouassent [41]. Sa censure tombe nommément sur le jésuite Blancanus et sur Vossius ; mais il est certain que Blancanus a raison, et qu’il ne le faut censurer qu’en ce qu’il a prétendu que l’existence du globe et du triangle, etc. des géomètres est possible : Ultimò dici potest, hæc entia esse possibilia ; quis enim neget angelum, aut Deum, ea posse efficere [42] ? On n’a pas besoin d’un long discours afin de montrer qu’il est impossible que ce globe ni que ce triangle, etc. existent réellement ; il ne faut que se souvenir qu’un pareil globe posé sur un plan ne le toucherait qu’en un point indivisible, et que, roulant sur ce plan, il le toucherait toujours à un seul point. Il résulterait de là qu’il serait tout composé de parties non étendues : or cela est impossible, et enferme manifestement cette contradiction-ci, qu’une étendue existerait et ne serait point étendue. Elle existerait selon la supposition, et elle ne serait point étendue, puisqu’elle ne serait point distincte d’un être non étendu. Tous les philosophes conviennent que la cause matérielle n’est point distincte de son effet ; donc ce qui serait composé de parties non étendues ne serait pas distingué d’elles ; or ce qui est la même chose qu’un être non étendu est nécessairement une chose non étendue. Nos théologiens lorsqu’ils enseignent que le monde a été produit de rien n’entendent pas qu’il soit composé de rien, le mot rien ne signifie pas la cause matérielle du monde, materiam ex quâ, mais l’état antérieur à l’existence du monde, ce qu’ils appellent terminum à quo, et ils reconnaissent qu’en prenant le mot de rien au premier sens, il est absolument impossible que le monde en ait été fait. Il n’y a pas plus d’extravagance à soutenir que le monde a été fait de rien comme de sa cause matérielle, qu’à soutenir qu’un pied d’étendue est composé de parties non étendues [43]. Il n’est donc pas possible, ni qu’un ange, ni que Dieu même, produisent jamais le triangle, ni le plan, ni le cercle, ni le globe, etc., des géomètres ; et ainsi Blancanus s’est rendu digne d’être censuré.

Je laisse à juger à mes lecteurs si ma critique du dernier passage du chevalier de Méré est bien fondée.

  1. Cicero, Tuscul. Quæst., lib. III, cap. XVII.
  2. Il y a dans mon édition ex Epicuro et Zenone. C’est une faute.
  3. Cicero, Academic. Quæst. lib. I, in fine.
  4. Fabricius, in Vitâ Ciceronis, ad ann. 674, cite aussi de IIe. livre de Finibus.
  5. Cicero, lib. I, de Finibus, cap. V.
  6. Idem Cicero, de Nat. Deorum, lib. I, cap. XXI.
  7. Gassendus, de Vità et Moribus Epicuri, lib. II, cap. VI, page m. 187 ; il cite Cicéron, lib. I, de Nat. Deor., (mais là on ne trouve point que Cicéron ait ouï Zénon, car c’est Cotta qui parle) et lib. V, epist. XI.
  8. Zenonem Athenis Cicero et Atticus A. V. DCLXXIV, olymp. 175 senem audiverint. Jonsius, de Script. Hist. Philos., p. 183.
  9. Corradus, in Ciceronis epist. XI libri V, ad Atticum, page 407, edit. Græv.
  10. Manutius, in X epistolam Ciceronis ad Attic., lib. V, page 151, editionis Græv. Voyez le même Cicéron, epist. XXXVII libri XIII, ad Atticum, et ibi Manutium, aliosque Comment.
  11. Voyez l’article Lucrèce, remarque (M), tome IX, page 523.
  12. Là même.
  13. Vossius, de Hist. Græcis, lib. I, cap. XVI, page 105, et lib. IV, cap. X, page 466.
  14. Diog. Laërt., lib. X, num. 25.
  15. Jonsius, de Script. Hist. Philos., p. 184.
  16. Ménage in Laërt., lib. VII, num. 35, pag. 279.
  17. Cicero, de Nat. Deorum, lib. I, cap. XXXIV, page 135, edit. Lescaloperii.
  18. Voyez Lactance, Divin. Institut., lib. III cap. XIX, page m. 201.
  19. Ἀπὸ τõυ χέζειν, quod est, alvum exonerare.
  20. Proclus, page 55, apud Barrow, lect. V, Mathem., page 76.
  21. Ménag. in Laërt., lib. VII, num. 35, p. 279, col. 1.
  22. Huetius, Demonst. Evangel, præfat. num. 3, page 6, edit. Lips., 1694.
  23. Voyez M. Huet, ubi suprà, axiom. IV, pag. 28, 29.
  24. Gassend., Physic., sect. I, lib. III, cap. V, pag. 264 Oper., tome I.
  25. Idem, ibidem, pag. 265.
  26. Idem, ibidem, page 264.
  27. Voyez le chapitre XII de la Physique du père Maignan, page m. 295, à la XIIe. proposition, qui est celle-ci : Infinitum categorematicum esse potest, quamvis clausum intrinsecis terminis etiam in eo genere in quo est infinitum.
  28. Journal de Trévoux, mai et juin 1701, article XXXIII, page 423, édition de Hollande.
  29. Journal de Trévoux, mai et juin 1701, article XXXIII, pag. 430, édit. de Hollande.
  30. Lettre de M. le chevalier de Méré, num. 19, page 60, édition de Hollande.
  31. Là même, page 63.
  32. Il fallait dire Fermat.
  33. Huet, Demonst. evangel., præfat. axiom. IV, num. 3, page 31.
  34. Ibidem, num. 2, pag. 28 et suiv. Voyez-le aussi depuis la page 14 jusqu’à la page 19.
  35. Le chevalier de Méré, lettre XIX, pages 68, 69.
  36. Hæc est illa quantitas, quæ dici solet materia intelligibilis ad differentam materiæ sensibilis quæ ad Physicum spectat ; illa enim ab hâc per intellectum separatur, ac solo intellectu percipitur. Blancanus, de Naturâ Mathematicarum, page 6.
  37. Plutarch., in Marcello, page 305.
  38. Τὸν θεὸν ἀεὶ γεωμετρɛ̃ιν. Deum semper geometriam tractare. Plut., Sympos., lib. VIII, cap. II, page 718. Notez que les modernes qui doutent qu’il y ait des corps pourraient se servir de cette maxime, en disant que l’action de Dieu sur nos esprits, par laquelle il nous communique les idées de l’étendue, et des nombres, et des mouvemens, et des rapports de la vitesse à l’espace et à la durée, etc., n’est qu’un ouvrage de géométrie.
  39. Plut. in Sympos., lib. VIII, cap II. Je sers de la version d’Amyot, et je remarque par occasion qu’il a gâté tout le sens ; car dans les paroles qui précèdent celles que je cite il y a estimez donc que, etc., au lieu qu’il fallait dire par interrogation, estimez-vous que, etc.,
  40. Vossius, de Scient. mathematicis, pag. 4 et seq., les rapports.
  41. Isaac Barrow, lect. V, page 25.
  42. Blancanus, de Naturâ Mathemat., p. 7.
  43. Joignez à ceci ce qu’on a dit ci-dessus au commencement de la remarque (G) de l’article précédent.

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