Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Zabarella 2

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ZABARELLA (Jacques), l’un des plus grands philosophes du XVIe. siècle, naquit à Padoue le 5 de septembre 1533. Ayant appris la rhétorique et la langue grecque sous d’excellens professeurs [a], il s’appliqua à l’étude de la logique, et à celle des mathématiques, et il y fit de grands progrès. Il se plut extrêmement à l’astrologie, et s’amusa à dresser beaucoup d’horoscopes ; et l’on prétend qu’il fit plusieurs fois des prédictions véritables. Il acquit une connaissance profonde de la physique et de la morale d’Aristote, et ainsi l’on ne doit pas s’étonner que l’académie de Padoue l’ait mis au nombre de ses professeurs dès l’an 1564. Il y enseigna la logique pendant quinze années, et puis la philosophie jusques à sa mort. Il publia des Commentaires sur Aristote, qui firent connaître que son esprit était capable de débrouiller les grandes difficultés, et de comprendre les questions les plus obscures (A). Ayant été député assez souvent à Venise pour des affaires de conséquence, il harangua devant le sénat avec beaucoup de succès. Il n’accepta point les offres de Sigismond, roi de Pologne, qui le voulut attirer dans son royaume. Il mourut à Padoue au mois d’octobre 1589, et fut enterré dans l’église de Saint-Antoine, où son oraison funèbre fut prononcée par Riccobon. Il avait porté le titre de comte palatin (B). Il eut de son mariage avec Élisabeth Cavacia six fils et trois filles (C), et composa l’horoscope de chacun d’eux. Je ne sais point s’il y réussit, et si, par exemple, il devina que le sénat de Venise lui donnerait mille écus pour le mariage de la dernière de ses filles [b]. Les auteurs ne s’accordent pas à l’égard de certains faits qui le regardent, et qui ne devraient pas être une matière de dispute. Les uns disent qu’il était bel homme, les autres qu’il était laid (D) : les uns soutiennent qu’il avait l’esprit fort vif, fort prompt, fort présent ; les autres qu’il ne pouvait soudre les objections de ses disciples qu’aprés avoir demandé du temps pour y songer (E). On l’accuse avoir eu quelques sentimens impies (F), comme de n’avoir point cru l’immortalité de l’âme ; mais on le loue d’avoir vécu exemplairement [c]. Nous parlerons de l’ouvrage où il soutint que la preuve qu’il y a un Dieu, tirée de l’existence d’un premier moteur, n’est bonne que quand on suppose que le mouvement est éternel (G). Je dirai par occasion qu’il y a plus d’équivoques qu’on ne s’imagine dans la controverse (H) de l’éternité du monde.

  1. Jean Faséolus, et François Robortel,
  2. Tiré de Jacques-Philippe Tomasin, part. I Elogior., pag. 136 et seq.
  3. Quibus omnibus (filiis et filiabus)... facem prætulit incorruptæ gloriæ, et virtutis veræ, suo cunctis exemplo prælucens. Tomasin., part. I Elogior., pag. 138.

(A) Il publia des Commentaires sur Aristote, qui firent connaître, etc. ] Il publia quelques traités de logique l’an 1578. Il y traita amplement de la méthode ; et l’on crut, en Allemagne principalement, que sur ces matières il était le meilleur guide qu’il y eût à prendre [1]. Voici éloge que l’on donne au Commentaire qu’il publia l’an 1582. Anno 82, edidit illa adrmirabilia commentaria in post. Anal. Aristotelis, quibus omnibus Græcis, Arabibus, Latinis palmam in hoc divino Aristotelici ingenii opere illustrando præripuit [2]. François Piccolomini, son collègue et son émule, l’attaqua sur la doctrine de la méthode. Zabarella fit voir le jour à sa réplique l’an 1584. l’Impérialis observe que Zabarella, inférieur à François Piccolomini quant aux talens de la langue [3], le surpassait la plume à la main dans la force de raisonner : s’il fallait détruire les sentimens de ses adversaires, il apportait une foule d’argumens qui les accablaient : s’il fallait soutenir ses opinions, il s’y prenait d’une manière bien entendue, et il réussissait avec beaucoup de bonheur. Presque personne ne l’égale, soit à ruiner le parti contraire, soit à défendre le sien. Neminem facile quis dixerit æquare Zabarellæ scriptorum venustatem atque elegantiam quibus accedit incredibile argumentandi robur et opinionum firmitas, quo nomine vix alius in evertendis aliorum placitis uberior, in astruendis propriis felicior unquam est habitus [4]. Son ouvrage De Rebus naturalibus libri XXX, quibus Quæstiones quæ ab Aristotelis Interpretibus hodiè tractari solent, accuratè discutiuntur, fut imprimé l’an 1589. Il le dédia au pape Sixte V : l’épitre dédicatoire est datée de Padoue le 1er. d’octobre de cette année-là. Il en avait publié un petit échantillon l’an 1586, et l’avait dédié au neveu de ce pontife. Ces Commentaires sur les III livres d’Aristote, de Animâ, ne parurent qu’après sa mort. François Zabarella, son fils, les publia l’an 1604.

(B) Le titre de comte palatin. ] Un Jacques Zabarella l’avait obtenu de l’empereur Maximilien : son fils Jules fut maintenu dans cette prérogative par l’empereur Ferdinand 1er., qui ordonna même qu’elle passât aux aînés de la famille. C’est pourquoi Jules Zabarella son fils porta ce titre, et le fit porter à notre Jacques, son fils aîné [5].

(C) Six fils et trois filles. ] L’aîné s’appelait Jules, et fut un bon mathématicien. Vous trouverez dans Moréri qu’il s’abandonna à la débauche des femmes avec tant d’excès, qu’il en contracta une grande faiblesse de nerfs, qui l’obligea de garder le lit cinq ans avant sa mort [6]. M. Moréri le fait auteur de plusieurs ouvrages, et il donne le titre des plus considérables : mais il se trompe ; car tous ces ouvrages sont de Jacques Zabarella, et non pas de Jules son fils.

(D) Les uns disent qu’il était bel homme, les autres qu’il était laid. ] Sa taille-douce, dans Tomasin, le représente de bonne mine, et confirme admirablement ces paroles, Vultu spectabilis [7] : mais dans l’Impérialis elle le représente d’une mine sombre, farouche, et basse, et prouve très-bien ces paroles : Nec subhæsitantis linguæ nota vel tetrica fortè oris species ullas unquàm sitæ gloriæ maculas aspergere potuerunt [8]. Est-il possible que sur ces choses exposées à la vue de tout le monde, les auteurs produisent le blanc et le noir, tant par les traits de leur plume que par le pinceau des peintres ? S’il s’agissait des inclinations de l’âme, je ne m’étonnerais pas de cette diversité de relations ; car il est facile de juger le pour et le contre à l’égard de ces objets invisibles, qui ne se découvrent que par des indices équivoques : mais il s’agit du visage ; devrait-on se partager sur la question s’il était beau ou s’il était laid ?

(E) Les uns disent qu’il avait l’esprit fort vif... qu’il ne pouvait soudre les objections, etc... ] Voici une autre matière sur quoi les historiens ne devraient pas se combattre les uns les autres. Il faudrait qu’ils fussent d’accord sur la question si l’esprit de Zabarella agissait avec promptitude, ou s’il agissait lentement. Il fut professeur vingt-cinq années plus ou moins dans l’une des plus fameuses universités de l’Europe. Il eut donc mille et mille fois les occasions de faire paraître publiquement s’il avait besoin de méditation pour résoudre un doute, ou s’il pouvait le dénouer sur-le-champ. Pourquoi donc faut-il que le Tomasini nous parle de cette manière, Nactus est Mercurium feliciter stantem, quam ob caussam celeres ingenii motus, et ad quævis excogitanda faciles et expeditos habuit in omni vitâ [9] ; et que l’Impérialis au contraire nous parle ainsi : Carpebant in te plurimi memoriæ labem, et quendam in agendis torporem, quibus ad privata vel publica negotia minùs reddebaris idoneus : segniorem te pariter quàm ferret ingenii claritas in quæstionibus inopinatè solvendis prædicabant, cùm te scholarium thesibus nonnisi per interpositas horas respondere solitum dicerent [10] ? Quelques pages après il observe que Zabarella bégayait, et que ses paroles et ses manières étaient grossières. In eo præstitit Jacobo Zabarellæ collegæ suo (Franciscus Piccolomineus) quod ipse facilitate quâdam dicendi præditus juncta comitati morum ac eximiæ humanitati : alter sermone durior, blæsus, incomptus, civilibus in studiis inops potiùs quàm redundans [11].

(F) On l’accuse d’avoir eu quelques sentimens impies. ] Nous trouvons ici en faute M. Moréri. Il est accusé par Impérial, dit-il [12], d’avoir combattu la doctrine de l’immortalité de d’âme, et d’avoir donné dans ses écrits plusieurs marques d’impiété et d’athéisme. La dernière partie de cette accusation ne paraît pas dans l’Impérialis ; et si la première y paraît, ce n’est pas comme une chose affirmée par cet auteur, mais plutôt comme un bruit fort incertain qu’il réfute en quelque manière. Voici ses paroles [13] : Prætereà impensiùs te aliquantò impugnâsse immortalitatem animæ, deterrimam Alerandreorum sententiam palàm professum : quos tamen de te rumores ut fortè ab exulceratis animis excitos, ita vel elusit posteritas, vel admirabili ac propè divinâ tuarum virtutum famâ compensavit [14] : prœaltæ siquidem mentis lumen in scriptis diffusum tuis, nullam debet luem temporis nullamque livoris noxam vereri. Cette médisance, si je me trompe, n’avait point d’autre fondement que celui-ci. Il a régné dans l’Italie, et principalement à Padoue, pendant plus d’un siècle, une fameuse contestation ; c’était de savoir si par les principes d’Aristote on pouvait donner des preuves de l’immortalité de notre âme. Quelques professeurs que l’on regardait comme partisans d’Alexandre d’Aphrodisée soutenaient la négative. D’autres soutenaient l’affirmative. Pomponace, notre Zabarella, Crémonin, etc., embrassèrent le premier parti : de là vint qu’une infinité de gens incapables d’employer la distinction dans les choses où elle est la plus nécessaire se plaignirent qu’absolument ces philosophes enseignaient la mortalité de l’âme. Voilà le sophisme à dicto secundum quid ad dictum simpliciter ; voilà en un mot une injustice, une iniquité que les supérieurs ne devraient pas tolérer ; car il y a une différence prodigieuse entre soutenir absolument que l’âme est mortelle, et soutenir que selon les hypothèses d’un tel philosophe il est impossible de prouver qu’elle ne soit pas mortelle. Voyez l’article Pomponace. Les inquisiteurs se conduisirent par un esprit d’équité envers Zabarella ; ils se contentèrent des déclarations qu’il faisait que, par la grâce de Dieu, il était persuadé de l’orthodoxie, encore que les raisons naturelles et les principes d’Aristote lui parussent incapables de former en lui cette précieuse persuasion. Il publia un écrit où il soutenait que l’existence d’un premier moteur, séparé des corps qui composent l’univers, ne pouvait être prouvée qu’en supposant l’éternité du mouvement. C’était déclarer qu’un philosophe chrétien n’est pas capable de fournir des preuves de l’existence d’un premier moteur dont la nature soit spirituelle ; car il est de foi que le mouvement n’est pas éternel. Zabarella disait donc qu’afin de croire cette existence, qu’aucune raison naturelle ne démontre, l’on a besoin de la grâce du Saint-Esprit. Le saint office ne trouva rien là que de raisonnable, et donna son approbation au livre de ce philosophe. C’est ce qui fit prendre à Bérigardus la liberté de soutenir la même opinion. Il est vrai qu’il ne le fit pas si crûment, car il fit parler un autre interlocuteur contre cette thèse. Rapportons un bon morceau de sa préface : Deniquè ut constet ea quæ dicuntur in nostris circulis permissa jam fuisse à S. officio, libet pauca subjicere maximè ne cui durum videatur quòd introduco Aristœum defendentem sententiam Jacobi Zabarellæ viri in hoc lyceo celeberrimi. Hæc sententia libro de Inventione æterni motoris approbato sæpiùs à S. officio, docet unicum medium philosopho naturali ad demonstrandum dari primum motorem à materiâ abjunctum esse motus æternitatem, quæ quia non datur, ut fide divinâ certi sumus, sequitur primum motorem demonstrari non posse naturaliter, sed ad hoc opus esse Dei contactu peculiari. Neque proptereà Zabarella putat eam quam vocat demonstrationem primi motoris ex motu æterno, esse veram demonstrationem, utpotè cujus medium falsum est ; sed loquitur ex falsis principiis Aristotelis, nempè si verus esset motus æternus, indè solùm ostendi posse primum motorem. Hanc Zabarellæ opinionem jam permissam si tuerer, id fortassè tutò facere possem, verùm contrariam existimo magis esse consentaneam pietati, proptereà illi oppono Charilaum qui cire. Il et XVIII, contendit Deum verum cognosci posse naturaliter, et licet rationes illæ seorsùm acceptæ non videantur sufficere ad convincendos pertinaces epicuræos, ut concludit ultimis verbis, omnibus tamen simul instructis, ait intellectum rectè dispositum posse elevari ad hanc cognitionem naturaliter, sed absque merito gratiæ et gloriæ, ut sic inexcusabiles verè dicantur à divo Paulo, qui contemptis his rationibus ad falses et irreligiosas opiniones delapsi sunt, Zabarellam tamen sequi videtur Campanella, cap. 9, n. 2. ubi ait religionem veram (ac proindè Deum) citra fidem cognosci non posse : quin etiam apud philosophos plus valere fidem quàm rationem [15].

En attendant que je déterre ce livre de Zabarella, ce qui est très-difficile en ce pays-ci [16], je ferai une réflexion. Je ne suis pas satisfait de mes conjectures sur la manière dont ce philosophe a raisonné. Il a prétendu [17] que la conséquence est bonne de l’éternité du mouvement à l’existence d’un premier moteur spirituel, mais qu’un mouvement qui a commencé n’est nullement une preuve qui y ait un premier moteur distinct des corps. Pour raisonner de cette matière, il faut supposer qu’il est impossible qu’un principe matériel agisse éternellement [18], quoiqu’il soit capable d’agir pendant plusieurs siècles. Or je ne vois point sur quoi cette prétention peut être fondée ; car si Zabarella m’accorde qu’un principe matériel a pu produire le mouvement qui, dans la supposition de Moïse, n’a commencé que six jours avant la vie d’Adam, il faut qu’il croie que ce principe, ayant été en repos pendant toute l’éternité, s’est mû enfin de lui-même, et qu’un jour il se remettra en repos, puisque sa matérialité ne souffre pas qu’il fasse rien d’éternel. mais qui ne voit l’absurdité de cette hypothèse ? Chacun conçoit clairement, 1°. que tout corps qui aurait été en repos pendant une éternité, y demeurerait toujours si quelque vertu externe ne l’en tirait ; 2°. que tout corps qui aurait pu commencer à se mouvoir, et qui aurait continué à le faire autant de temps que l’univers a duré, selon l’Écriture, pourrait persévérer éternellement dans cet état ; 3°. que tout corps qui aurait pu commencer à se mouvoir il y a cent siècles, aurait pu commencer vingt mille ans, cent mille ans, etc., plus tôt ; car il n’y a point plus de raison d’attacher le commencement du mouvement à une heure qu’à une autre, à moins que l’on ne recoure au bon plaisir d’une cause spirituelle : or, de ce qu’un corps eût pu commencer de se mouvoir avant tout terme donné, il s’ensuivrait qu’il eût pu être toujours en mouvement ; et qu’ainsi le mouvement aurait pu être éternel sans être produit par une cause distincte de la matière. Ce que je viens de dire montre que l’on peut fort bien conclure l’existence d’un premier moteur spirituel, de ce que le mouvement de la matière a commencé ; et que l’on ne pourrait pas la conclure si l’on accordait une fois, qu’un mouvement qui a commencé a pu venir d’une cause matérielle. Par conséquent on ne voit pas que Zabarella ait été un bon raisonneur.

Il me semble même qu’il est beaucoup plus facile de prouver qu’il y a un premier moteur distinct des corps, si l’on suppose que le mouvement a commencé, que si l’on suppose qu’il est éternel. Supposons qu’il a commencé, il s’ensuivra nécessairement, ou que tous les corps ont commencé d’être, ou qu’ayant été de tout temps, ils ont demeuré en repos une éternité. Si tous les corps ont commencé d’être, il faut nécessairement qu’ils aient été produits par une cause spirituelle, et voilà le premier moteur que nous cherchons ; car ce principe spirituel, auteur de l’existence de tous les corps, sera aussi le principe de leur mouvement. Si tous les corps sont éternels, et si cependant leur mouvement n’est pas éternel, il s’ensuit qu’ils n’ont point en eux la vertu motrice ; car ayant cette vertu ils se seraient mus éternellement. La vertu motrice est donc hors des corps, elle est donc dans un sujet spirituel, et voilà encore le premier moteur que nous cherchons. S’il est la cause efficiente des corps [19], tant mieux ; car à plus forte raison sera-t-il la cause efficiente du mouvement. S’il n’est point leur cause efficiente, si la matière existe par elle-même, il ne laissera pas d’être la cause de leur mouvement, puisqu’il est visible qu’une nature qui a été en repos pendant une éternité, ne commence pas à se mouvoir elle-même, mais qu’il faut qu’un principe externe la tire de ce repos. D’autre côté, si nous supposons que le mouvement est éternel : il sera plus difficile de soutenir qu’il procède d’une cause immatérielle ; car on pourra dire que la même nécessité qui fait qu’il y a une matière qui a existé éternellement sans avoir été créée [20], a fait qu’elle s’est mue éternellement sans avoir besoin d’un principe externe ou d’un moteur spirituel. Je ne saurais donc comprendre la route de Zabarella ; car tout ce que j’en conjecture est plus propre à me faire croire qu’il se voulait divertir à débiter un paradoxe, qu’à me faire croire qu’il s’était laissé séduire par des raisons spécieuses. A-t-il craint qu’on ne lui dît qu’un moteur spirituel n’aurait pas laissé les corps dans l’inaction pendant toute éternité, et qu’ainsi le commencement du mouvement est une preuve que le premier moteur n’est pas un esprit ? Mais cette objection est plus forte contre ceux qui soutiendraient la matérialité du premier moteur. N’est-il pas plus malaisé de comprendre qu’une cause corporelle agisse avec liberté, et commence ses actions quand il lui plaît, que de comprendre cela d’une nature spirituelle ?

(G) Nous parlerons de l’ouvrage où il soutint que la preuve qu’il y a un Dieu, tirée de l’existence d’un premier moteur, n’est bonne que quand on suppose que le mouvement est éternel. ] Tout ce que l’on vient de lire dans cet article, et tout ce qui est contenu dans la remarque (H), fut composé au mois de mars 1697. Je l’ai relu au mois d’août 1701, pour l’envoyer à l’imprimerie, et je me suis souvenu, en le relisant, que j’avais les œuvres de notre Zabarella depuis deux ou trois années. J’ai donc cru qu’il fallait examiner ce qu’il a dit, et y conférer les conjectures que j’avais faites lorsque je n’avais pour tout guide qu’une citation de Bérigardus. Cet examen m’a fait voir qu’elles ne vont point au but, et que l’état de la question n’est pas tel que je m’étais figuré. Je les donne néanmoins sans nul changement : elles pourront être un sujet à réflexion, et en tous cas elles seront un témoignage de mon ingénuité, et feront connaître que je n’use point d’artifice. Il y a bien des auteurs qui, dans de pareilles rencontres, corrigeraient leur manuscrit, et ne laisseraient pas de dire : Voilà ce que nous avions conjecturé avant que de voir l’ouvrage ; nous avons trouvé depuis, en le lisant, que nos conjectures étaient conformes au livre même. Je veux agir de meilleure foi, je veux qu’on sache la différence qu’il y a entre ce que je jugeais de l’écrit de Zabarella avant que de l’avoir lu, et ce que j’en dois dire après l’avoir lu. Voici une petite analyse de ce traité-là.

Il est intitulé de Inventione æterni Motoris, et ne contient que huit pages et demie dans mon édition [21]. La première thèse de l’auteur est celle-ci : On ne saurait découvrir que par le moyen du mouvement qu’il y ait une substance immatérielle ; mais il proteste qu’il se borne aux connaissances que l’on peut avoir naturellement, et qu’il excepte la révélation. Hâc præmissâ protestatione, non hâc de re secundùm principia philosophiæ Arist. esse loquuturos, et illam tantùm substantiarum à materiâ abjunctarum notitiam, quam viâ naturali adipiscimur, consideraturos, omissâ penitùs earundem cognitione, quam revelatione divinâ et lumine supernaturali accepimus ; verissimam illam quidem, sed Arist. cujus dicta interpretanda suscepimus, prorsùs absconditam [22]. Il embrasse la doctrine d’Averroës, qui a rejeté les autres preuves qu’Avicenne prétendait trouver dans les livres d’Aristote ; celles-ci, par exemple. Il y a un être dépendant d’un autre, donc il y a un premier être qui ne dépend de quoi que ce soit ; car autrement il faudrait admettre le progrès à l’infini. Or ce premier être est Dieu, donc, etc. Il y a une perfection et une bonté plus grande qu’une autre, donc il y a une perfection et une bonté souveraine. Or l’être qui a cette perfection et cette bonté est Dieu : il y a donc un Dieu. Averroës répond que tout cela prouve seulement l’existence d’une nature indépendante des autres, et plus parfaite que les autres ; mais non pas son immatérialité. Il ajoute que les anciens philosophes, qui n’admettaient que corps, diraient que cette nature indépendante et très-parfaite n’est autre chose que le ciel [23]. Zabarella conclut que pour parvenir naturellement à la notion d’une substance immatérielle, il faut raisonner ainsi : Le ciel a un mouvement qui ne cesse pas, tout ce qui se meut est mû par un autre, tout ce qui est corporel est mobile, et il n’y a point de progrès à l’infini entre les moteurs et les choses mues ; il y a donc un premier moteur qui est séparé des corps.

Il recherche ensuite si le mouvement, quel qu’il soit, fournit une preuve de l’existence d’un tel moteur, et il se range à la négative ; car il conclut qu’il n’y a que l’éternité du mouvement qui puisse prouver l’existence d’un moteur séparé de la matière. Il examine l’opinion de ceux qui prétendent qu’Aristote a soutenu [24] que même le mouvement qui a commencé nous peut conduire à la connaissance d’un premier moteur spirituel. Ce philosophe, disent-ils, a raisonné de cette manière : Tout ce qui se meut est mû par un autre, et il n’y a point de progrès à l’infini ; il y a donc un premier moteur qui est immobile, et par conséquent incorporel ; car s’il était un corps, il faudrait de toute nécessité qu’il fût mobile. Zabarella répond que cet argument d’Aristote ne peut nous mener qu’à l’existence d’un moteur qui n’est immobile que dans un sens général, où l’on peut trouver renfermées les âmes des bêtes. Ces âmes-là, continue-t-il, sont immobiles en tant qu’elles ne sont pas mobiles par elles-mêmes, mais seulement par accident. Or, quoiqu’elles soient mobiles par accident, on ne laisse pas de les appeler premiers moteurs, selon l’ordre qui est essentiel aux choses mouvantes. Si hunc Aristotelis discursum consideremus, manifestum est, per eum nos non duci ad alium motorem immobilem, quàm latè acceptum, qui animas quoque animalium mortalium complectatur ; immobiles enim sunt, quatenùs non sunt per se mobiles, quum incorporeæ sint, sed tamen sunt per accidens mobiles ; neque per id fit, quin dicantur motores primi juxta ordinem moventium essentialem [25]. Il ajoute que ceux qu’il combat ayant bien senti le défaut de l’argument ont suppléé ce qui y manque, et s’y sont pris de cette façon : Le ciel se meut, il est donc mû par une autre chose : il y a donc un premier moteur immobile. Mais ce moteur est-il éternel ou ne l’est-il pas ? S’il l’est, nous avons ce que nous cherchons : le mouvement du ciel, quel qu’il puisse être, ne fût-il que de deux jours, nous conduit à l’existence de Dieu. Que si ce moteur n’est pas éternel, il périra donc un jour ; il y a donc quelque chose qui le détruira, il n’est donc pas le premier moteur, il faut lui ôter ce caractère et le donner à cette autre chose qui le fera périr. Nous étions pourtant montés jusques au premier moteur, et nous raisonnions sur cette hypothèse : quelle absurdité donc n’est-ce pas que de répondre ce qui contrevient à une supposition dont les parties contestantes étaient convenues ? Mais enfin cette chose, qui fera périr tôt ou tard ce que nous avions considéré comme le premier moteur immobile, ne sera-t-elle pas ce premier moteur ? Et pour l’être, ne faut-il pas qu’elle n’ait rien au-dessus de soi qui puisse produire en elle aucun changement ? Elle est donc éternelle, elle est donc ce qu’il nous fallait trouver en suivant la piste de l’argument d’Aristote. Voyons la réplique de Zabarella ; elle porte uniquement sur la solution de ce dilemme : le premier moteur est éternel ou il ne l’est pas ; s’il l’est, nous avons gagné ; s’il ne l’est pas, il y a donc un autre moteur qui le peut détruire, il y a donc un moteur au-dessus du premier moteur. Or cela est absurde et contraire à la supposition dont l’on était convenu. Il répond [26] que le premier moteur que ses adversaires ont trouvé n’est pas éternel, et que c’est un être de même nature que l’âme des bêtes, que c’est la forme du ciel, et que le ciel, étant composé des quatre élémens contraires les uns aux autres, a commencé et finira tout comme les autres parties du monde ; que de la ruine du ciel résultera nécessairement la destruction de l’âme motrice du ciel [27], qu’elle ne périra point par l’action d’un premier moteur, et qu’ainsi de ce qu’elle sera détruite, il ne s’ensuit pas qu’il y ait au-dessus d’elle un agent ou une cause efficiente ; il suffit qu’elle soit unie à un corps périssable de sa nature ; car la corruption de ce corps entraîne nécessairement la corruption de sa forme ou de l’âme qui faisait en lui les fonctions de premier moteur. Quando igitur hi dicunt, si primus motor universi est corruptibilis ergò non est primus, negandum est consequens ; ad probationem autem, quum dicunt, corrumpetur à motore priore, quoque est negandum ; non enim ex eo quòd est corruptibilis, requiritur motor prior, à quo corrumpatur, sed quum sit incorporeus, et forma corporis, satis causæ est ad ipsum interimendum corruptibilitas corporis, cujus est forma ; corpus autem ipsum, quum sit elementare, à suo contrario lædi et interimi potest [28]. C’est pourquoi, conclut-il, le mouvement en général ne prouve autre chose sinon qu’il y a un premier moteur immobile de la manière que le sont les âmes des animaux, et il n’y a qu’un mouvement éternel qui soit la preuve d’un premier moteur éternel. Ex motu igitur absolutè accepto absque consideratione æternitatis nil aliud ostenditur, quàm dari primum motorem universi immobilem eo modo, quo animæ animalium brutorum sunt immobiles, hoc est, non per se mobilem ; quod autem nec per se, nec per accidens mobilis sit, proindè à materiâ adjunctus, et impartibilis, et infatigabilis, et sempiternus, id eâ ratione non ostenditur ; quapropter nullum aliud philosopho naturali medium relinquitur ad demonstrandum primum motorem æternum, nisi motus æternus ; quando enim sumimus motum universi unum et eundem numero æternum esse, statim inferimus, eum ab uno tantùm motore totum produci ; quare necesse est, motorem illum esse infatigabilem, et sempiternum[29].

Il ne serait point facile aux péripatéticiens de réfuter ces raisons de Zabarella : il argumente contre eux ad hominem, il se prévaut de leur doctrine sur les formes substantielles et sur la vertu motrice et primitive de l’âme des animaux[30]. Les modernes, qui ont rejeté avec raison ces dogmes-là, le réfuteraient sans peine, et ne trouvent rien d’épineux dans ses objections. Notez en passant combien peuvent être dangereuses et pernicieuses les conséquences de l’hypothèse des aristotéliciens sur l’activité interne des formes distinctes de la matière. C’est un dogme qui admet un nombre presque infini de premiers moteurs, et de là l’on peut passer aisément à la rejection d’un premier moteur universel, ou à dire qu’il est sujet à la mort. L’âme de chaque homme et de chaque bête est en son genre un premier mobile. Elle se meut elle-même, et imprime du mouvement au corps dont elle est la forme. On peut à proportion trouver le même principe dans les corps inanimés. La forme des corps pesans n’a besoin d’un moteur externe pour les pousser vers le centre, ni celle des corps légers pour les en faire éloigner. Elle est elle-même leur premier moteur à cet égard-là. Or, si une fois cette hypothèse des aristotéliciens est admise, il ne sera plus nécessaire d’un moteur universel des cieux ; chaque planète sera mue par sa forme, le ciel des étoiles fixes sera mû aussi par la sienne, et aucun de ces moteurs ne pourra passer pour indestructible, il sera sujet au destin : commun des formes, qui ne peuvent subsister après le dérangement de la matière qui leur est unie[31]. Zabarella, comprenant fort bien cette conséquence, a dit que l’âme du ciel périra un jour, attendu que la matière du ciel est composée de principes qui se choquent les uns les autres. Il est si évident que la matière est muable, que les anciens philosophes, qui ont cru que les génies n’étaient point entièrement séparés de la matière, les ont crus mortels, sans en excepter le plus grand de tous. Témoin l’histoire racontée par Plutarque, le grand Pan est mort[32]. Si Zabarella a su pénétrer les suites du dogme commun des écoles, il n’a pas eu moins de justesse lorsqu’il a dit que pour trouver un premier moteur éternel il faut s’arrêter à une cause qui soit unique, et qui ait produit tout le mouvement. C’est un avantage que l’on rencontre dans la philosophie cartésienne. Elle donne à Dieu toute la force motrice et immédiate de l’univers, et ne fait pas un partage de cette force entre le créateur et les créatures. La multitude de moteurs peut conduire insensiblement à l’athéisme le plus dangereux, et c’est de là, sans doute, qu’est sorti l’athéisme des philosophes chinois[33]. Ils croyaient au commencement un Dieu supérieur, immatériel et infini ; mais comme ils attribuaient de grandes vertus naturelles aux corps, et principalement aux célestes, ils ont oublié peu à peu la divinité immatérielle, et se sont arrêtés aux principes matériels. Le ciel visible et matériel est à présent leur grand dieu [34].

Au reste, il ne faut point s’étonner que l’inquisition d’Italie ait permis à Zabarella de suivre Averroës dans la rejection de quelques preuves de l’existence de Dieu. La liberté est assez grande partout à cet égard-là ; et pourvu qu’un docteur avoue que cette existence se peut prouver d’autres moyens, on lui laisse la liberté de critiquer telle ou telle preuve particulière. Il n’y a rien sur quoi les cartésiens soient plus harcelés que sur la démonstration que M. Descartes a donnée de l’existence de Dieu. Il fut obligé de répondre à une infinité d’objections. On voit tous les jours que des gens très-orthodoxes renouvellent cette dispute. M. Wérenfels, professeur à Bâle, a soutenu, par un écrit imprimé, que cet argument de M. Descartes est un pur paralogisme. M. Swicer, professeur à Zurich, lui a répondu. M. Jaquelot, ministre à la Haye, lui a fait aussi une réponse, qui a été insérée dans l’Histoire des Ouvrages des Savans [35]. M. Brillon, docteur de Sorbonne, a vu cette réponse, et n’en a pas été content ; il a publié [36] un mémoire pour montrer que M. Descartes donne un sophisme et non pas une démonstration. Le pire François Lami, religieux bénédictin, a réfuté ce mémoire [37]. M. Jaquelot a répliqué pour le sien [38]. M. l’Herminier, docteur de Sorbonne, vient de publier un livre où non-seulement il rejette les démonstrations de M. Descartes touchant l’existence de Dieu, mais aussi la plupart des autres. « De cinq qui ont été proposées par saint Thomas, et qui sont ordinairement employées par les philosophes et par les théologiens, ce docteur en rejette quatre, et n’en reconnaît qu’une seule qui soit suffisante contre les athées. Car il regarde comme un paralogisme de prouver la divinité par quelqu’une de ces raisons : Que tout ce qui existe ne peut pas être contingent, et qu’il doit y avoir un être qui existe nécessairement de lui-même ; qu’on ne peut point admettre un nombre infini de causes subordonnées entre elles, et qu’il faut absolument reconnaître une première cause de laquelle toutes les autres soient dépendantes ; que la matière ne peut se donner le mouvement d’elle-même, que c’est une nécessité qu’il y ait un premier moteur non corporel, de qui elle l’ait reçu médiatement ou immédiatement ; que se trouvant dans les êtres qui existent divers degrés de perfection, comme de bonté, de beauté, de puissance, etc., il faut qu’il y ait un être souverainement parfait, par rapport auquel on puisse dire qu’ils sont plus ou moins parfaits les uns que les autres, selon qu’ils approchent plus ou moins de sa perfection. Après avoir mis ces quatre démonstrations au rang des sophismes la cinquième, que M. l’Herminier regarde comme une vraie démonstration de l’existence de Dieu, est celle qui se tire de la structure de l’univers, et de la manière dont il subsiste dans un si bel ordre de toutes ses parties, et avec une régularité si constante de leurs mouvemens [39]. » Voilà ce qu’on trouve dans le Journal de Trévoux, à l’extrait du livre de M. l’Herminier [40]. Il y a long-temps qu’un très-fameux scolastique [41] a déclaré que toutes les preuves que la raison peut fournir de l’existence de Dieu ne sont que probables. Ce docteur de Sorbonne ne va pas si loin.

(H) Il y a plus d’équivoques qu’on ne s’imagine dans la controverse de l’éternité du monde. ] Tous les chrétiens [42] demeurent d’accord qu’il n’y a que Dieu qui ait toujours existé, mais plusieurs soutiennent qu’il a pu créer actuellement le monde aussitôt qu’il a formé le décret de le produire, d’où ils concluent que le monde a pu exister éternellement, puisqu’il est indubitable que le décret de le produire est éternel. Plusieurs soutiennent aussi qu’il est impossible qu’une créature soit éternelle. Chacun de ces deux partis est plus fort en objections qu’en solutions. Cette dispute, que l’on rend si longue et si difficile, se terminerait bientôt, pourvu que de part et d’autre l’on s’expliquât nettement, et qu’on écartât les équivoques d’éternité. Il faudrait poser ainsi la question : Est-il possible que Dieu et ses créatures aient toujours existé ensemble ? On ne prendrait pas si hardiment la négative ; car le terme d’éternité du monde ; ce terme, dis-je, qui effarouche tant de gens, ne frapperait pas l’esprit. Pour écarter encore mieux la pierre d’achoppement, il faudrait dire qu’une créature qui aurait toujours coexisté avec Dieu ne serait pas éternelle, et il faudrait aussitôt en donner cette raison, c’est que la durée des créatures est successive, et que l’éternité est une durée simple, qui exclut essentiellement le passé et l’avenir. Par cette différence essentielle entre la durée de Dieu et celle des créatures, on ferait tomber presque toute la contestation, chaque parti trouverait son compte. On accorderait à ceux qui nient que la créature puisse être éternelle, qu’ils ont raison ; et l’on ne nierait pas qu’il ne soit possible que Dieu et la créature aient toujours existé ensemble, puisqu’il est certain que la cause n’enferme point dans son idée une priorité de temps par rapport à son effet, et que cela est surtout vrai quant à une cause toute-puissante, qui n’a qu’à vouloir pour produire actuellement tout ce qu’elle veut. M. Poiret a fort bien compris les équivoques qui embrouillent cette dispute, et qui la rendent en quelque façon une dispute de mot. Il remarque judicieusement qu’il n’est pas vrai que les créatures seraient éternelles si leur existence n’avait point de commencement. Il dit que ceux qui l’affirment ignorent l’essence de l’éternité. Asserentibus (Platoni ut aiunt et Aristoteli) mundum existentiæ initio carere, fuit objectum, si id ita se haberet, mundum igitur æternum fore. Ecce, homines isti sibi imaginantur æternitatem, quasi esset infinitorum momentorum ordo principio atque fine carens, quæ vera æternitatis ignorantia est. Falsum est, mundum statui æternum si dicatur vel semper exstitisse, vel non posse affirmari in eo esse aliquod momentum quod ab alio non fuerit præcessum : quamvis enim hoc esset, nihilominùs mundus temporarius esset et dependens ; neque hoc quicquam Dei æternitati aut potentiæ detraheret [43]. Notez en passant que cet auteur fait trois choses. Nous venons de voir la première : c’est la fausse conséquence que le monde serait éternel s’il n’avait jamais commencé. En second lieu, il avoue que les raisons qu’on allègue ordinairement contre ceux qui disent que le monde n’a point commencé sont faibles. Il excuse ceux qui, n’ayant pas les lumières de la révélation, n’ont point donné de commencement à l’univers. Il dit que même, composant ce chapitre, il était persuadé qu’on ne pouvait trouver de bonnes raisons contre ces gens-là, quoiqu’il eût long-temps cherché de meilleures preuves que toutes celles qu’il avait lues, et qui lui avaient paru infirmes. Postquàm aliorum quæ occurrerunt rationes infirmas deprehenderem, alias diù in mente meâ quæsieram, putavi sepositâ revelatione non posse ex lumine naturæ demonstrari mundum sic esse, ut priùs non fuerit [44]. Troisièmement enfin, il apporte une preuve qui s’était offerte à son esprit en écrivant, il l’apporte, dis je, contre ces gens-là. Mais prenez garde qu’on lui fit une objection [45] à quoi il donna une réponse [46] qui n’ôte rien à la force de ce qu’on lui objectait.

Voici d’autre jeux de mots qui règnent dans cette dispute. Ceux qui disent que les créatures n’ont pas toujours coexisté avec Dieu, sont obligés de reconnaître que Dieu existait avant qu’elles existassent. Il y avait donc un avant lorsque Dieu existait seul, il n’est donc pas vrai que la durée de Dieu soit un point indivisible ; le temps a donc précédé l’existence des créatures. Ces conséquences jettent en contradiction ces messieurs-là. Car si la durée de Dieu est indivisible, sans passé ni avenir, il faut que le temps et les créatures aient commencé ensemble ; et si cela est, comment peut-on dire que Dieu existait avant l’existence des créatures ? Cette phrase est impropre et contradictoire. Celles-ci ne le sont pas moins : Dieu pouvait créer le monde plus tôt ou plus tard qu’il ne l’a créé : il l’eût pu faire cent mille ans plus tôt, etc.

On ne prend pas garde qu’en faisant l’éternité un instant indivisible, on affaiblit l’hypothèse du commencement des créatures. Comment prouvez-vous que le monde n’a pas toujours existé ? N’est-ce point par la raison qu’il y avait une nature infinie qui existait pendant qu’il n’existait pas ? Mais la durée de cette nature peut-elle mettre des bornes à celle du monde ? Peut-elle empêcher que la durée du monde ne s’étende au delà de tous les commencemens particuliers que vous lui voudriez marquer ? Il s’en faut un point de durée indivisible, me dites-vous, que les créatures ne soient sans commencement ; car, selon vous, elles n’ont été précédées que de la durée de Dieu, qui est un instant indivisible. Elles n’ont donc point commencé, vous répondra-t-on ; car s’il ne s’en fallait qu’un point (je parle d’un point mathématique) qu’un bâton n’eût quatre pieds, il aurait certainement toute l’étendue de quatre pieds. Voilà une instance que l’on peut fonder sur la définition ordinaire de la durée de Dieu [47], définition beaucoup plus incompréhensible que le dogme de la transsubstantiation ; car si l’on ne peut concevoir que tous les membres d’un homme demeurent distincts l’un de l’autre sous un point mathématique, comment concevra-t-on qu’une durée qui n’a ni commencement ni fin, et qui coexiste avec la durée successive de toutes les créatures, est enfermée dans un instant indivisible [48].

Cette hypothèse fournit une autre difficulté en faveur de ceux qui soutiennent que les créatures n’ont point eu de commencement. Si le décret de la création n’enferme pas un moment particulier, il n’a jamais existé sans la créature ; car on le doit concevoir sous cette phrase, Je veux que le monde soit. Il est visible qu’en vertu d’un tel décret le monde a dû exister en même temps que cet acte de la volonté de Dieu. Or, puis que cet acte n’a point de commencement, le monde n’en a point aussi. Disons donc que le décret fut conçu en cette manière : Je veux que le monde existe en un tel moment. Mais comment pourrons-nous dire cela, si la durée de Dieu est un point indivisible ? Peut-on choisir ce moment-là ou celui-ci plutôt que tout autre dans une telle durée ? Il semble donc que si la durée de Dieu n’est point successive, le monde n’ait pu avoir de commencement. Cette objection fut proposée à M. Poiret l’an 1679 [49]. Il y fit une réponse [50] qui ne lève aucunement la difficulté, et qui ôte même tous les moyens de la lever ; car il suppose qu’il n’y a point de momens possibles avant l’existence des créatures : il semble même supposer que le décret de la création ne fut fait qu’au même moment que les créatures existèrent. Citons ses paroles : Nec poterat existere mundus, nec momenta ulla, sine alio decreto, nempè eo cùm dixit Deus, Volo mundum existere ; et tunc (ut ait Scriptura,) dixit, et facta sunt, tunc extitit extemplò mundus : Et hoc fuit primum ejus momentum, et ante hoc nullums fuit de facto possibile momentum ; estque contradicens concipere ante mundum plura momenta ex quibus unum eligatur ad existentiam primam mundi, cæteris partim sine mundo præterlapsis : nam momentum est modus creaturæ quà existentis [51]. Pour moi je fais tout une autre supposition, et je m’assure qu’elle résout la difficulté. Je suppose qu’entre les êtres possibles que bien a connus avant [52] qu’il fit des décrets de création, il faut mettre une durée successive qui n’a ni commencement ni fin, et dont les parties sont aussi distinctes les unes des autres que celles de l’étendue possible que Dieu a pareillement connue avant ses décrets, comme infinie selon les trois dimensions. Il a laissé dans l’état des choses possibles une partie de cette durée infinie, et il a fait des décrets pour l’existence de l’autre. Il a choisi tel moment qu’il lui a plu dans cette durée idéale pour le premier qui existerait, et il y a attaché l’acte par lequel il a décrété de créer le monde. Voilà pourquoi l’éternité de cet acte ne prouve point celle du monde. Voilà encore comment l’indivisibilité de la durée réelle de Dieu ne prouve point que le monde n’ait point commencé. Nous avons aussi dans cette durée idéale ou possible la vraie mesure du temps. D’autres la cherchent en vain dans le mouvement des cieux. D’autres disent plus chimériquement encore, que le temps est un être de raison, une manière de concevoir les choses ; et que sans le mouvement, ou sans la pensée de l’homme, il n’y aurait point de temps. Absurdité grossière : quand tous les esprits créés périraient, quand tous les corps cesseraient de se mouvoir, il y aurait néanmoins une durée successive, fixe, et réglée dans le monde, laquelle correspondrait aux momens de la durée possible connue à Dieu, et selon laquelle il se réglerait pour conserver plus ou moins, tant ou tant d’années, chaque chose. Une étendue qui est en repos n’a pas moins de besoin d’être créée dans tous les momens de sa durée, qu’une étendue qui se meut. La conservation des créatures est toujours une création continuée, soit qu’elles se meuvent soit qu’elles demeurent dans la même situation. C’est dans les idées de Dieu que se trouve la vraie mesure de la quantité absolue des choses, tant à l’égard de l’étendue qu’à l’égard du temps. L’homme n’y connaît rien ; il ne connaît que des grandeurs ou des petitesses relatives. Le même temps lui paraît court, ou lui paraît long, selon qu’il se divertit ou qu’il s’ennuie. Pendant qu’une heure paraît courte à Pierre, elle paraît longue à Jean.

  1. Keckerman. Præcognit. Logicor., tract. II, cap. V, pag. m. 184. Voyez aussi Tomasin., Elog., part. I, pag. 137.
  2. Idem, ibidem.
  3. Voyez la rem. (E).
  4. Imperialis, in Musæo histor., pag. 115.
  5. Ex Tomasino, Elogior. parte I, pag. 139.
  6. Moréri avait pris cela de M. Teissier, Add. aux Élog., tom. II, pag. m. 124.
  7. Tomasin., Elog., parte I, pag. 138.
  8. Joh. Imperialis, in Musæo historico, pag. 117.
  9. Tomasin., Elog., parte I, pag. 138.
  10. Imperialis, in Musæo historico, p. 117.
  11. Idem, ibidem, pag. 115.
  12. Ces paroles de Moréri sont tirées de M. Teissier, Addit. aux Élog., tom. II, pag. 124.
  13. Imperialis, in Musæo historico, p. 117.
  14. Conférez les paroles de Tomasin, rapportées à la fin de l’article.
  15. Claudius Berigardus, in Proæmio Circuli Pisani, pag. 5, 6.
  16. On y a un si grand mépris pour les scolastiques, qu’on se ferait une honte d’acheter leurs livres, ou même de s’informer s’ils sont dans une bibliothéque.
  17. C’est ainsi que Bérigardus le fait raisonner.
  18. Berigardus, in circulo I, pag. 5, avance cette proposition : Nulla virtus materiata æternum motum ciece potest.
  19. Notez que plusieurs grands philosophes orthodoxes soutiennent qu’une créature peut être éternelle.
  20. Je suppose que Zabarella raisonnait contre des gens qui ne croyaient pas la création.
  21. C’est celle de Francfort, sumptibus hæredum Lazari Zetzneri, 1518, in-4°.
  22. Jacobus Zabarella, de Rebus naturalibus, pag. m. 253.
  23. Quare illi philosophi, quorum mentionem facit Plato in Sophistâ, qui præter res corporeas et sensiles nil aliud existere concedebant, dicerent illud summum et optimum, et perfectissimum, non esse nisi cælum, nec ullum præter illud dari alium Deum. Idem, ibid., pag. 254.
  24. In VIII lib. Physic. auscultationis.
  25. Aristot. in VIII lib. Phys. auscultationis, pag. 255.
  26. Idem, ibidem, pag. 256.
  27. Dicam itaque, ex interitu cœli necessario fieri ut anima quoque motrix intereat, quia licet hæc contrarium non habeat, tamen ex subjecti corporis interitu ex necessitate deficeret, quum sit materialis, quales sunt animæ animalium ; animam humanam semper excipio. Idem, ibidem.
  28. Idem, ibidem.
  29. Aristot., in VIII lib. Physic. auscultationis, pag. 257.
  30. La plupart des anciens philosophes ont cru que le caractère essentiel de l’âme était de se mouvoir elle-même. Voyez Aristote, de Animâ, lib. I, cap. II. Πᾶν γὰρ σῶμα, dit Platon, in Phædro, pag. m. 1221, D. ᾧ μὲν ἔξωθεν τὸ κινεῖσθαι, ἄψυχον᾽ ᾧ δὲ ἔνδοθεν αὐτὸ ἐξ αὑτοῦ ἔμψυχον. Omne enim cui motus extrinsecùs incidit, inanime est. Cui vero intùs ex seipso inest, animatum.
  31. Conférez avec ceci la comparaison faite tom. XIV, pag. 593 remarque (I) de l’article Xénocrate, entre les dieux de Xénocrate et les esclaves serviglebas.
  32. Plut., de Oracul. defectu, pag. 419. Voyez aussi la remarque (I) de l’article Chrysippe, tom. V, pag. 172.
  33. Voy. l’art. Spinoza, r. (X), t. XIII, p. 456.
  34. Voyez plusieurs preuves de cela dans l’Apologie des Dominicains, imprimée à Cologne l’an 1699, pag. 79 et suiv. Voyez aussi l’article Spinoza, rem. (X), tom. XIII, pag. 456.
  35. Au mois de mai 1700, pag. 100 et suiv.
  36. Dans le IIe. Journal des Savans, de l’année 1701.
  37. Voyez le Journal de Trévoux, janvier et février 1701, pag. 104 et suivantes, édition de Hollande.
  38. Voyez l’Histoire des ouvrages des Savans, mois de mai 1701, pag. 226 et suiv.
  39. Journal de Trévoux, mai et juin 1701, pag. 317, édit. de Hollande.
  40. Il est intitulé : Summa Theologiæ ad usum Scholæ accommodata.
  41. Gabriel Biel, in Magistrum Sententiarum, distinct. II, quæst. X, art. III.
  42. Exceptez quelques hérétiques qui reconnaissent l’éternité de la matière.
  43. Petrus Poiret, Cogitat. rationales de Deo, Animâ, et Malo, lib. III, cap. XVI, num. 9, pag. 438, édit. de 1685.
  44. Idem, ibidem, pag. 439.
  45. Vous la trouverez à la pag. 674, 675, de cet ouvrage de M. Poiret.
  46. Vous la trouverez à la pag. 678 du même livre.
  47. Elle est empruntée de Boëce, qui dit, lib. V, de Consel. Philos., prosâ VI, pag. m. 135, que l’éternité est interminabilis vitæ tota simul et perfecta possessio.
  48. Les scolastiques se donnent bien de la peine pour faire comprendre cela. Voyez entre autres Caramuel, dans sa Philosophia rationalis et realis, lib. VII.
  49. Elle est à la page 675 et 676 de ses Cogitat. rationales de Deo, etc.
  50. Elle est là même, pag. 680.
  51. Poiret, Cogitationes rationales de Deo, etc., pag. 680.
  52. Ce terme doit être entendu selon nos manières de concevoir, et selon ce qu’on appelle dans l’école propriété de nature, signum rationis.

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