Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Reine Guétet

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Henri Plon (p. 571-574).
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Reine Guétet, dite la Possédée de Riel-les-Eaux. M. Roze des Ordons a publié dans les journaux, en 1853, de curieux détails sur cette femme, connue dans la Côte-d’Or sous le nom de la Possédée de Riel-les-Eaux (dans l’arrondissement de Châtillon-sur-Seine). Se trouvant à ce village, le 8 mai 1853, qui était un dimanche, comme on lui disait que le démon ne tourmentait la pauvre Reine que le dimanche ou les jours de fête, il eut le désir de la voir, quoiqu’on lui attestât que, sous la possession de son démon, cette sage et pieuse fille n’était plus « une créature humaine, mais un monstre hideux, qui hurlait, qui beuglait, qui jappait, qui grinçait des dents, qui rugissait ; que son œil fauve alors ne pouvait plus voir le ciel, ni supporter la douce lumière du jour ; qu’elle se tenait enfermée dans l’ombre et se cachait à tous les regards ; enfin que le malheur de cette infortunée était impénétrable. »

M. Roze des Ordons obtint assez difficilement la permission de voir cette calamité affreuse : mais enfin il l’obtint : il fut bientôt accompagné d’un notaire du voisinage et du curé de Riel. Les habitants, qui le savaient disposé à voir la possédée dans sa crise, le suivaient de l’œil, comme on suit un insensé qui parle de se jeter à la rivière. Quand la parente de Reine prit sa grosse clef pour ouvrir la porte du lieu où se renfermait la possédée, les curieux s’arrêtèrent pour entrevoir de loin ce qui allait se passer. — Mais laissons le narrateur raconter lui-même. « Tout cela n’était pas rassurant, dit-il. Je recommandai à notre introductrice de ne pas fermer la porte sur nous ; je lui dis que la porte, restée ouverte, nous permettrait mieux de voir au fond du sombre appartement ; mais c’était, en réalité, pour me ménager une retraite en cas d’accident. D’un tour de clef la porte nous est ouverte ; j’entre hardiment, je vais droit au lit et je soulève le rideau. Un cri affreux s’est fait entendre ; j’avance en m’écriant : Reine, ma bonne Reine, écoutez-moi.

» Des hurlements de bête féroce, d’horribles imprécations, des vociférations assourdissantes couvrent ma voix. Je vois tourbillonner devant moi quelque chose qui rugit, qui souffle, qui râle… Une tête qui bat sur ses épaules avec

une telle violence que je ne puis en distinguer les traits… Un corps qui roule comme un serpent et bondit par soubresauts terribles à se briser contre les murailles. Plus j’insiste pour être entendu, plus la rage redouble, plus la tempête devient furieuse. On criait au dehors : Retirez-vous, monsieur, retirez-vous ; elle va se tuer. Le notaire était déjà bien loin. M. le curé, que des personnes charitables avaient fait prévenir, accourait avec une jeune femme tenant un enfant dans ses bras. Cette femme, pâle et émue, était arrêtée devant la porte ; elle semblait vouloir me parler et me montrait son enfant. On me criait : «Prenez l’enfant, ne craignez rien ; prenez donc vite et le portez sur Reine. » Je regardais, j’écoutais et je ne comprenais point.

» Enfin, la jeune femme, surmontant sa frayeur, entre précipitamment, va droit au lit et pose son enfant sur le corps enragé. O prodige inouï et incompréhensible, marque éclatante de la puissance du ciel sur celle de l’enfer ! O spectacle admirable et que je n’oublierai de ma vie ! ô science attendrissante et digne des anges, qui fait encore couler mes larmes ! À peine l’innocente créature a-t-elle touché la possédée que le corps de Reine, comme frappé de la foudre, s’affaisse sur lui-même sans mouvement, sans voix. Le calme succède à la tempête, le tumulte a fait place à un silence profond !

» Alors je vois une tête humaine, une figure angélique, un doux regard fixé sur moi… Je vois la pauvre Reine ! Tout le monde, rassuré, envahit la demeure ; on approche du lit, dont on répare le désordre. On tend la main à Reine. Ma bonne Reine, lui dit-on, c’est M. Roze qui vient vous voir et qui ne voulait pas s’en aller sans vous faire ses adieux et vous dire un mot d’amitié.

» — Ah ! monsieur, que je suis reconnaissante, dit alors la pauvre affligée ; je savais bien que c’était vous, vous vous êtes nommé en entrant ; vous m’avez dit de me calmer, de me contenir un peu pour vous entendre ; je vous entendais parfaitement, mais je ne pouvais pas vous répondre : je n’avais plus l’usage de ma parole, car ce n’est pas moi qui blasphème le saint nom de Dieu, croyez-le bien, mon cher monsieur ; j’aimerais mieux mourir ! Mon corps seul est coupable, puisqu’il sert au démon ; mais mon âme n’est pas en son pouvoir ; il ne l’aura jamais, elle n’appartient qu’à Dieu.

» — Et c’est donc ce petit enfant, ma bonne Reine, qui calme vos tourments et chasse le démon ?

» — Oh ! oui, monsieur ; tant que cette innocente créature est dans mes bras, je suis comme inviolable, et le démon n’oserait pas profaner ce qu’il touche ; mais je retomberai sous sa puissance dès que mon ange m’abandonnera.

» Et la pauvre fille nous regardait avec un doux sourire ; elle semblait toute heureuse de l’intérêt que nous lui témoignions et du bien-être, hélas ! de si courte durée qu’elle goûtait avec nous. Elle comblait de caresses son petit ange gardien. L’enfant tendait toujours ses bras à sa mère, qui amusait son impatience pour prolonger le plus longtemps possible cette touchante entrevue. Mais enfin il fallut bien céder à ses instances réitérées. La pauvre Reine s’en aperçut, et je la vis pâlir. Le charme allait cesser, et nous touchions à cet instant terrible dont l’attente serrait tous les cœurs.

» À peine la jeune femme eut-elle enlevé son enfant des bras de l’infortunée, que l’on vit ses bras se tordre et s’agiter de désespoir, comme s’ils eussent ressenti les flammes de l’enfer, bientôt la rage du démon, si merveilleusement enchaînée, si longtemps comprimée, éclatait en affreux rugissements. Un spectre échevelé se dressait devant nos yeux. Il fallut fuir. En un instant la chambre fut déserte. Je sortis le dernier ; mais je restai cloué derrière cette porte, écoutant, dans une muette terreur, ces cris sinistres, ces plaintes lamentables, ces voix agonisantes mêlées à des accents de rage, à de sourds gémissements, tels qu’on en peut entendre dans une lutte acharnée entre un bourreau et sa victime. J’attendais avec anxiété la fin de ce pénible drame, qui ne devait se dénouer que dans les ombres de la nuit et quand la vie serait éteinte ou les forces de la martyre épuisées. Je ne pouvais m’arracher de ces lieux étranges, où m’enchaînait le charme du prodige dont je venais d’être témoin. Ce n’était point un rêve, une vaine illusion. Ce fait, je n’en pouvais douter ; je l’avais vu de mes yeux et touché de mes mains. Je rendais grâces à Dieu.

» Oui, m’écriais-je dans le transport de mon admiration, la religion a ses lois éternelles qu’il n’est pas permis de mettre en doute ! Oui, il y a des jours saints, consacrés pour elle, que le génie du mal s’efforce de profaner ! Oui, le démon existe, l’enfer existe ! Mais au-dessus de l’enfer est le ciel ! Au-dessus de l’ange des ténèbres, l’ange de lumière et de l’innocence dont j’ai vu le triomphe ! Dieu tout-puissant ! donnez-moi, comme à vos apôtres, l’esprit divin de la parole, et je publierai vos merveilles, vos miséricordes infinies. Labia mea aperies et os meum annunliabit laudem tuam !

» Et impii ad te convertentur, ajoute M. le curé en me frappant doucement sur l’épaule, car il était là depuis une heure, ce digne et bon pasteur. « Eh bien, mon cher monsieur, me dit-il en me serrant la main, vous voilà donc converti aux contes de bonne femme. Ces bons habitants de Riel-les-Eaux, les trouvez-vous toujours bien simples de croire à la possédée ? — Monsieur le curé, je suis anéanti. Mais il y a donc encore des possédés ? — Eh ! qu’y voyez-vous d’impossible ? qu’y a-t-il d’impossible à Dieu ? S’il permet au démon d’éprouver les âmes, ne peut-il lui permettre d’éprouver nos corps ? Ce qu’il a voulu jadis, ne peut-il le vouloir aujourd’hui ? Ne lisez-vous pas dans l’Évangile que Notre-Seigneur a chassé les démons qui tourmentaient les possédés ? Dieu voulut qu’au temps de Jésus-Christ il y en eût un plus grand nombre, sans doute pour lui fournir plus d’occasions de signaler sa puissance et nous donner plus de preuves de sa mission et de sa divinité. Qui me dira que Dieu n’a pas eu ses desseins en permettant, dans notre humble village, le phénomène étrange que nous avons en ce moment devant les yeux ? Saint Jérôme et saint Hilaire assurent que l’on voyait de leur temps des personnes extraordinairement tourmentées par les démons sur les tombeaux des saints martyrs. De nos jours, Reine Guetet ne peut entrer dans une église ni passer un seul jour de dimanche ou de fête sans être elle-même extraordinairement tourmentée. Nous croyons ce que nous voyons ; comment faire autrement ? Peut-on fermer ses yeux à la lumière et résister à l’évidence ? Pouvons-nous mettre en doute un fait public qui se renouvelle depuis trente ans et sans interruption à la face de tout un pays ? Ce fait résulte-t-il d’un préjugé de notre part, d’une erreur populaire ou du charlatanisme d’une comédienne ? Unefemme peut jouer la comédie et faire des dupes ; elle peut en imposer quelques jours et même quelques années ; mais elle ne saurait continuer toute sa vie ce jeu terrible dont la conséquence est la mort. Voyez l’état de la pauvre Reine ; elle ne marche plus, elle se traîne, son corps est disloqué ; c’est un spectre ambulant qui n’a que le souffle de la vie, et, en effet, après les crises affreuses dont vous avez été témoin et qui se renouvellent si souvent, son existence tient du prodige. Mais ce qui fait l’objet de notre admiration, c’est le moyen si extraordinaire et si simple que le Ciel, dans sa miséricorde, vient de nous révéler pour calmer les tourments de la pauvre Reine ; c’est celui que vous avez vu et dont nous nous servons maintenant pour lui administrer la communion. Dès qu’elle est préparée à cette action, elle se couche ; on lui apporte un jeune enfant, on le pose sur son cœur, et elle reçoit avec bonheur le pain des forts. Reine, avec l’enfant, est invincible. Assis sur sa poitrine comme sur un trône inébranlable, le petit ange défie l’enfer. En vain Satan relève la tête, il terrasse le monstre, il le tient écrasé sous ses pieds. Super aspidem et basiliscum ambulabis et conculcabis leonem et draconem ! Vous voyez donc que le bon Dieu fait encore, quand il lui plaît, des choses extraordinaires, et vous pouvez en rendre témoignage. — Si je le puis, monsieur le curé ! mais c’est un devoir sacré pour moi. Je monterai sur les toits pour publier ce que j’ai vu et pour rendre hommage à la vérité. — Ne montez pas si haut ; contentez-vous de glorifier Dieu en racontant tout simplement et sans emphase le fait dont vous avez été témoin. La vérité parle d’elle-même et n’a pas besoin de recommandation. Faites mieux, adressez-moi vos incrédules ; qu’ils viennent comme vous s’assurer du fait par eux-mêmes. Je sers un Dieu de charité ; envoyez-moi tous vos amis : ils sont déjà les miens ; mes bras leur sont ouverts, je les accueillerai avec joie. Mon presbytère ne sera jamais trop étroit pour les recevoir, ni mon cœur pour les bénir ! »

» Lecteurs, entendez cette voix, si vous doutez encore. Hâtez-vous d’aller voir cette terre où vous attendent, non les jouissances d’une frivole curiosité, mais un grand enseignement, de vives et salutaires émotions, l’occasion si heureuse d’affermir votre foi et de glorifier Dieu.

» Roze des Obdons. »
Riel-les-Eaux, le 11 juin 1853.

Le journal chrétien qui contenait ce récit ajoutait : « Conformément aux désirs et aux recommandations de M. Roze des Ordons, nous avons pris des renseignements. Nous rapportons, pour dégager notre responsabilité, la lettre suivante :

» J’apprends que M. Roze des Ordons vous a transmis la relation d’un fait extraordinaire, dont lui, un notaire et moi avons été témoins, lequel fait se répète depuis environ trente-cinq ans dans la personne de Reine Guétet, ma paroissienne. Tous les faits donnés par M. Roze sont exacts. M. Roze est fabricien de la cathédrale de Sens, honnête père d’une nombreuse famille, et surtout homme de foi, catholique pratiquant. Ce témoignage d’un prêtre qui le connaît depuis dix ans me semble suffisant pour mettre votre responsabilité à couvert.

Bergerot,
curé de Riel-les-Eaux. »
» Agréez, etc.