Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Satanalogie

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Henri Plon (p. 596-598).
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Satanalogie. Dans un tableau remarquable des écarts de l’école philosophique allemande, publié à Louvain il y a quelques années, le savant professeur Moeller a consacré un curieux chapitre à la satanalogie. Nous ne pouvons faire mieux que de le reproduire ici :

« La théorie du Christianisme de Schelling serait incomplète s’il avait passé sous silence l’esprit puissant qui, depuis le commencement des choses, a joué un si grand rôle dans le monde. La satanalogie, ou la théorie du démon, ne pouvait manquer de trouver place dans son système. Ce chapitre de sa philosophie actuelle est si remarquable, il renferme des idées sur la nature du démon tellement neuves (mais erronées), il présente sur cette puissance méconnue jusqu’ici des vues et des éclaircissements si extraordinaires, qu’il mérite de fixer toute l’attention des savants. Nous l’exposerons donc à nos lecteurs, espérant qu’ils parviendront à comprendre le vrai sens des idées du philosophe de Berlin.

» Satan, selon lui, était d’abord une puissance, un principe universel : tout le système repose, comme on sait, sur des puissances qui précèdent des réalités. Dieu lui-même débute[1] comme puissance, et il en est de même du démon. Schelling avoue cependant que le mot hébreu husatan, avec l’article défini, signifie un adversaire déterminé, qu’on peut concevoir comme personne individuelle ou comme esprit général.

» Dans le Nouveau Testament, Satan est représenté comme l’adversaire du Christ, qui est venu pour détruire ses œuvres. Cette position du prince des ténèbres prouve sa dignité. S’il n’eût été qu’une simple créature, la lutte, qui ne peut avoir lieu qu’entre des puissances égales, n’aurait pas été possible entre le Christ et Satan. Le Christ n’aurait pas eu un adversaire digne de lui, s’il n’avait eu affaire qu’à une pauvre créature. Les grands préparatifs, les travaux et les souffrances du Sauveur ne pourraient alors se comprendre, dit-il. On a jusqu’ici regardé le diable comme une créature qui, bonne d’abord, devint méchante ; mais, selon Schelling, c’est une erreur. Les bogomiles, secte hérétique du onzième siècle, avaient mieux compris la nature du démon, dont ils faisaient le frère aîné du Christ… Dans le Nouveau Testament, Satan est nommé le prince de ce monde : l’apôtre saint Paul l’appelle même le dieu de ce monde. Il a ses anges, ses ministres à lui ; voilà des dignités auxquelles une simple créature ne peut aspirer. Il est donc évident, pour Schelling, que Satan est un principe ou une puissance ; qu’il est reçu dans l’économie de Dieu, dans l’ensemble des puissances, et que nous lui devons du respect comme à une puissance légitime…

» Il n’est pas permis, dit Schelling, de le méconnaître, de le mépriser, de s’en moquer. Témoin l’apôtre saint Jude, qui, parlant de lui, dit que l’archange Michel, dans la contestation qu’il eut avec le démon touchant le corps de Moïse, n’osa le condamner avec exécration et se contenta de lui dire : « Que le Seigneur te réprime ! » (Epist., vers. 9.) Le même apôtre, continue Schelling, blâme ceux qui méconnaissent la dignité des démons, et dit d’eux : « Ces personnes méprisent la domination et blasphèment la majesté. » (Vers. 8.) L’apôtre nomme ici le démon la domination, s’il faut suivre l’interprétation de Schelling, comme on dit sa seigneurie en parlant d’un seigneur ; car c’est de la majesté du démon qu’il est question, dit-il. Saint Pierre, dans sa seconde épître, se trouve d’accord avec saint Jude ; il parle également, en les blâmant, de ces personnes qui méprisent les puissances. (Vers. 10.) Dans ces puissances, le philosophe allemand voit encore les demons. Schelling nous explique aussi la cause de la lutte de saint Michel contre le démon : « Le corps de Moïse était le principe cosmique et païen, qui existait encore dans le judaïsme : voilà pourquoi le démon prétendit avoir un droit sur ce corps. » Si Satan n’avait été qu’une créature, comment, demande Schelling, aurait-il pu montrer au Christ tous les royaumes du monde, avec leur gloire et lui dire : Je vous donne tout cela, si vous voulez m adorer ?… Satan est donc un principe cosmique…

» Sachant maintenant la haute dignité de Satan, il nous reste à comprendre quelle est son origine. Nous avons assigné, dit Schelling, au Christ une position intermédiaire entre Dieu et la créature. Son antagoniste, le démon, ne pouvait lui être inférieur, puisque le combat devait avoir lieu entre des personnes d’un rang égal. Par conséquent, Satan n’est ni créateur ni créature, mais une puissance intermédiaire, fonctionnant dans l’économie de Dieu. Quelle est cette fonction ? L’Écriture sainte lui donne plusieurs épithètes ; elle le nomme accusateur, calomniateur, celui qui excite des soupçons et des doutes. Le vrai sens de ces dénominations se trouve dans le livre de Job. Dans l’introduction de ce livre, il est dit qu’un jour Satan se présenta hardiment parmi les enfants de Dieu, pour rendre suspectes les intentions de l’ancien émir. Dieu lui permit alors de dépouiller Job de sa fortune. Satan, incapable d’ébranler la fidélité du serviteur de Dieu, apparut une seconde fois devant le Seigneur pour l’accuser. Voilà, dit Schelling, la fonction du démon : d’accuser les hommes devant Dieu, de prévenir Dieu contre eux, d’éveiller des doutes et des soupçons sur leur conduite. Il est, par conséquent, le principe actif qui travaille à la manifestation de ce qui est caché. Sous son influence, l’incertain devient certain, et ce qui est encore indécis parvient à être décidé.

» En vertu de ce principe, le mal qui est caché au fond du cœur de l’homme se manifeste, et Satan contribue ainsi à la gloire de Dieu ; car le mal, pour pouvoir être vaincu et repoussé, doit être mis à nu. C’est à cause de cela qu’il remplit de si importantes fonctions lors de la chute de l’homme. Si l’homme eût soutenu l’épreuve à laquelle il fut soumis, la fonction de Satan aurait été terminée ; mais l’homme succomba, et ce fut au Christ de vaincre le démon. D’après Schelling, Satan était donc d’abord une puissance ayant pour fonction de révéler ce qui était caché au fond des cœurs ; et ce ne fut pas Satan qui corrompit l’homme, mais bien l’homme qui corrompit le démon. — L’homme, dans son état primitif d’innocence, fut, dit-il, un être indécis ; il ne prit une décision que par sa chute. L’être aveugle, le principe de toute existence, même celle de Dieu, était caché et latent au fond de l’homme et devait rester dans cet état pour toujours. (On nous excusera de citer ces erreurs.) Le principe aveugle était renfermé dans des limites qu’il n’aurait jamais dû franchir ; mais Satan, le principe incitatif, vint alors et remua l’homme. Celui-ci éveilla le principe aveugle qui s’empara de lui et l’assujettit. Dès lors Satan devint méchant ; il devint une personne réelle et cosmique qui tend partout des pièges à l’homme.

» Aucune notion, dit encore Schelling, n’est aussi dialectique que celle de Satan, qui varie à chaque époque de son existence. D’abord il n’est pas méchant du tout ; il révèle seulement le mal caché dans l’homme ; mais insensiblement il s’envenime, il s’empire et devient méchant à la fin de la lutte, lorsque sa puissance lui a été enlevée par le Christ. Cependant il continue à exister ; et l’on doit toujours être sur ses gardes pour ne pas retomber sous sa puissance. Mais à la fin, lorsque le Fils aura assujetti toutes choses au Père, lorsque Dieu sera devenu tout en tous, Satan aura terminé sa carrière.

» Schelling explique, dans sa Satanalogie, plusieurs autres passages du Nouveau Testament. — Satan, comme créature, n’aurait jamais eu, dit-il, de puissance sur l’homme ; mais comme principe universel et cosmique, il est le dieu du monde. Tous les hommes sont soumis à son pouvoir ; car chacun de nous sait que toute sa vie, quoiqu’il fasse, est mauvaise devant Dieu. C’est dans ce sens que l’Apôtre dit : — Nous avons à combattre, non contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances de l’air.

» Dans la Genèse, continue-t-il, Satan est représenté comme un serpent. Le symbole est vrai et profond, car le démon s’insinue d’une manière imperceptible et empoisonne notre intérieur. Il est la Proserpine de la mythologie ancienne ; ce nom en effet vient de proserpere, ramper. Ce qui se passa intérieurement dans l’homme est raconté dans la Genèse comme un fait extérieur. — C’est un mythe, si l’on veut, mais c’est un mythe nécessaire, puisque le principe latent sollicite continuellement l’homme pour arriver à une existence réelle. Il rôde autour de l’homme comme un lion affamé, cherchant son repos dans l’homme, là où il trouve l’entrée ouverte ; et chassé d’un lieu, il se rend à un autre. Il est le principe mobile de l’histoire, qui sans lui arriverait bientôt à un état de stagnation et de sommeil. Il dresse toujours des embûches à la conscience de l’homme, car la vie consiste dans la conscience du moi.

» Comparons encore, continue Schelling, notre manière de voir avec d’autres passages des saintes Écritures. Nous lisons dans l’Apocalypse que Satan tomba du ciel sur la terre. Il ne s’agit pas ici d’un bon ange devenu méchant, mais d’un changement des relations du démon avec Dieu. Il perdit par le Christ sa fonction religieuse, et acquit en même temps une existence politique ; son action se révéla sur les champs de bataille arrosés de sang. C’est donc, selon Schelling, dans la politique, que, de nos jours, le démon exerce son empire. Lorsque saint Jean dit : Celui qui commet le péché est du diable, parce que le diable pèche dès le commencement, » on ne doit pas entendre par ces paroles le commencement de son existence, mais de son activité ; car aussi longtemps qu’il resta dans un état latent, comme puissance inactive, il n’était pas encore question de lui. En dehors de cette fonction historique et politique, Satan est encore en rapport avec chaque homme. — Chacun de nous, dit Schelling, naît sous l’influence du principe satanique ; et c’est là le vrai sens du péché originel, qui n’est nié que par une philosophie superficielle… L’avénement du Christ fut le moment de la crise pour Satan. — C’est maintenant, dit saint Jean, que le prince du monde va être chassé dehors. » C’est-à-dire, selon Schelling, il perd son domaine dans la religion pour le regagner dans la politique.

» Schelling ajoute quelques observations sur les anges tant bons que mauvais. Que les anges soient pour lui des puissances, cela va sans dire. « Les mauvais anges, dit-il, sont des puissances négatives ; à chaque royaume et à chaque province de Satan, préside une de ces puissances, dont il est le chef qui les gouverne toutes. Quant à leur naissance, elle est la même que celle de leur chef. Cerne sont pas des êtres créés ; ils doivent, comme lui, leur existence à la volonté de l’homme. La raison de leur existence est cependant posée par la création : ce sont des possibilités opposées à la création réelle. Aussitôt] que la création fut terminée, les possibilités négatives devaient apparaître. Si un état, par exemple, se forme, tous les crimes deviennent possibles. Les bons anges, comme les mauvais, sont des puissances, mais opposées à ceux-ci. » Ici se manifestent, selon Schelling, des relations très-intéressantes et très-remarquables : lorsque les mauvais anges deviennent des réalités, les bons anges deviennent des possibilités ; et la réalité des bons anges réduit les mauvais à de pures possibilités. Les mauvais anges sortirent, par le péché de l’homme, de leur état purement potentiel et devinrent des réalités ; par conséquent les bons anges, les anges positifs, furent renfermés dans la simple potentialité. C’est là le sens de cette expression ; ils restaient dans le ciel, c’est-à-dire dans l’état potentiel. L’homme se sépara, par sa chute, de son bon ange, qui fut mis en dehors de lui et privé de son existence réelle. Les bons anges sont les idées positives, ce qui doit être. L’homme donc, ayant accueilli par sa volonté ce qui ne doit pas être, a chassé le contraire. Toutefois ces idées positives suivirent, comme des envoyés divins, l’homme même dans son plus grand éloignement de Dieu. C’est ainsi qu’on peut dire avec raison que chaque homme se trouve placé entre son bon et son mauvais ange…

» Tout homme et tout peuple a son ange. Aussi longtemps que l’homme ne s’était pas séparé de Dieu, les bons anges n’avaient pas besoin de le suivre. Voilà pourquoi le Christ dit des enfants que leurs anges voient toujours le visage du Père dans le ciel : ce qui veut dire que les enfants sont auprès de Dieu. À l’époque de la crise, vers la fin de la lutte décidée par le Christ, les anges reviennent plus souvent. Ils apparaissent alors plusieurs fois, car les bons anges sont les ministres du Christ. Ils échangent alors la possibilité avec la réalité, tandis que les mauvais anges rentrent de nouveau dans l’état de simple possibilité. Les mauvais anges sont, d’après l’Épître de saint Jude, retenus par des chaînes éternelles dans les profondes ténèbres, jusqu’au grand jour du jugement. »

C’est là de la philosophie allemande (et condamnée) que nous ne donnons qu’à titre de curiosité. On y voit qu’en se perdant parmi les nuages germaniques, Schelling peut altérer les grandes vérités, mais non les nier.


  1. Pour nous.