Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Serpent de mer

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Henri Plon (p. 605-608).
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Serpent de mer (Le grand). On se rappelle le bruit que fit en 1837 la découverte du grand serpent de mer vu par le navire le Havre à la hauteur des Açores. Tous les journaux s’en sont occupés ; et, après s’en être montrée stupéfaite, la presse, faisant volte-face, a présenté ensuite le grand serpent marin comme un être imaginaire. M. B. de Xivrey a publié à ce propos, dans le Journal des Débats, des recherches curieuses que nous reproduisons en partie :

« Les mers du Nord, dit-il, paraissent être aujourd’hui la demeure habituelle du grand serpent de mer, et son existence est en Norvège un fait de notoriété vulgaire. Ce pays a vu souvent échouer sur ses côtes des cadavres de ces animaux, sans que l’idée lui soit venue de mettre de l’importance à constater ces faits. Les souvenirs s’en sont mieux conservés lorsqu’il s’y sorciers quelque autre incident plus grave, comme la corruption de l’air causée quelquefois par la putréfaction de ces corps. Pontoppidan en a cité des exemples, mais jamais on n’avait pensé à rédiger, à l’occasion de pareils faits, un procès-verbal. Celui qui fut rédigé à Stronza offre les notions les plus précises que l’on possède sur la figure du serpent de mer. Nous y voyons notamment ce signe remarquable de la crinière, dont les observateurs plus anciens et les récits des Norvégiens s’accordent à faire mention. Nous le trouvons dans une lettre datée de Bergen, 21 février 1751, où le capitaine Laurent Ferry termine ainsi sa description du serpent de mer qu’il rencontra : « Sa tête, qui s’élevait au-dessus des vagues les plus hautes, ressemblait à celle d’on cheval ; il était de couleur grise, avec la bouche très-brune, les yeux noirs et une longue crinière qui flottait sur son cou. Outre la tête de ce reptile, nous pûmes distinguer sept ou huit de ses replis, qui étaient très-gros et renaissaient à une toise l’un de l’autre. Ayant raconté cette aventure devant une personne qui désira une relation authentique, je la rédigeai et la lui remis avec la signature des deux matelots, témoins oculaires, Nicolas Peterson Kopper et Nicolas Nicolson Angleweven, qui sont prêts à attester sous serment l’a description que j’en ai faite. »

» C’est probablement cette crinière que Paul Égède compare à des oreilles ou à des ailes dans sa description du serpent marin qu’il vit à son second voyage au Groenland : « Le 6 juillet, nous aperçûmes un monstre qui se dressa si haut sur les vagues, que sa tête atteignait la voile du grand mât. Au lieu de nageoires, il avait de grandes oreilles pendantes comme des ailes ; des écailles lui couvraient tout le corps, qui se terminait comme celui d’un serpent. Lorsqu’il se reployait dans l’eau, il s’y jetait en arrière et, dans cette sorte de culbute, il relevait sa queue de toute la longueur du navire. »

» Olaüs Magnus, archevêque d’Upsal au milieu du seizième siècle, fait une mention formelle de cette crinière, dans le portrait du serpent de deux cents pieds de long et de vingt de circonférence, dont il parle comme témoin oculaire : « Ce serpent a une crinière de deux pieds de long ; il est couvert d’écailles et ses yeux brillent comme deux flammes ; il attaque quelquefois un navire, dressant sa tête comme un mât et saisissant les matelots sur le tillac. » Les mêmes caractères, qui se reproduisent dans d’autres récits dont la réunion serait trop longue, se retrouvent dans les descriptions des poètes Scandinaves. Avec une tête de cheval, avec une crinière blanche et des joues noires, ils attribuent au serpent marin six cents pieds de long. Ils ajoutent qu’il se dresse tout à coup comme un mât de vaisseau de ligne, et pousse des sifflements qui effrayent comme le cri d’une tempête. Ici nous apercevons bien les effets de l’exagération poétique, mais nous n’avons pas les données suffisantes pour marquer le point précis où elle abandonne la réalité.

» En comparant ces notions[1] avec ce que peuvent nous offrir d’analogue les traditions du moyen âge et de l’antiquité, je trouve des similitudes frappantes dans la description qu’Albert le Grand nous a laissée du grand serpent de l’Inde : « Avicenne en vit un, dit-il, dont le cou était garni dans toute sa longueur de poils longs et gros comme la crinière d’un cheval. » Albert ajoute que ces serpents ont à chaque mâchoire trois dents longues et proéminentes. Cette dernière circonstance paraît une vague réminiscence de ce que Ctésias, dans ses Indiques, et d’après lui Élien, dans ses Propriétés des animaux, ont rapporté du ver du Gange. Pour la dimension, ce ver est sans doute inférieur à la grandeur que peut atteindre le serpent marin, puisque ces auteurs grecs lui donnent sept coudées de long et une circonférence telle qu’un enfant de dix ans aurait de la peine à l’embrasser. Les deux dents dont ils le disent pourvu, une à chaque mâchoire, lui servent à saisir les bœufs, les chevaux ou les chameaux qu’il trouve sur la rive du fleuve, où il les entraîne et les dévore. Il est à propos de remarquer ici qu’un grand nombre de traits d’Hérodote et même de Ctésias, rejetés d’abord comme des contes ridicules, ont été plus tard repris pour ainsi dire en sous-œuvre par la science, qui souvent y a découvert des faits vrais et même peu altérés. Malte-Brun a plusieurs fois envisagé Ctésias sous ce point de vue.

» Nous arrivons naturellement à l’épouvantable animal appelé odontotyrannus, dans les récits romanesques des merveilles qu’Alexandre rencontra dans l’Inde. Tous les romans dû moyen âge sur ce conquérant, provenant des textes grecs désignés sous le nom du Pseudo-Callisthène, sont unanimes sur l’odontotyrannus, dont parlent aussi plusieurs auteurs byzantins. Tous en font un animal amphibie, vivant dans le Gange et sur ses bords, d’une taille dont la grandeur dépasse toute vraisemblance, « telle, dit Palladius, qu’il peut avaler un éléphant tout entier ». Quelque ridicule que paraisse cette dernière circonstance, on pourrait y voir mie allusion hyperbolique à la manière dont les plus gros serpents terrestres dévorent les grands quadrupèdes, comme les chevaux et les bœufs ; ils les avalent en effet sans les diviser, mais après les avoir broyés, allongés en une sorte de rouleau informe, par les puissantes étreintes et les secousses terribles de leurs replis. Il est vrai que M. Grœfe, par une docte dissertation insérée dans les Mémoires de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, a prétendu que l’odontotyrannus des traditions du moyen âge devait être un souvenir du mammouth. Le savant russe ne peut guère fonder cette singulière interprétation que sur les versions latines du roman d’Alexandre, dont monsignor Mai a publié un texte en 1818, sous le nom de Julius Valérius. Il est dit que l’odontotyrannus foula aux pieds (conculcavit) un certain nombre de soldats macédoniens. Le même récit se trouve dans une prétendue lettre d’Alexandre à Aristote, et dans un petit Traité des monstres et des bêtes extraordinaires, récemment publié. Mais dans les auteurs grecs que je viens d’indiquer, c’est-à-dire les divers textes grecs inédits du Pseudo-Callis-thène et Palladius, Cédrénus, Glycas, Hamarto-lus, on n’ajoute aucun détail figuratif à l’expression d’une grandeur énorme et d’une nature amphibie.

» Pour la qualité d’amphibie, qui n’appartient certainement pas au mammouth, peut-elle s’appliquer au grand serpent de mer ? Sir Everard Home, en proposant de placer parmi les squales celui qui avait échoué sur la place de Stronza, a prouvé par là qu’il le regardait comme un véritable poisson. Mais si l’on en fait un reptile, on lui supposera par cela même une nature amphibie, avec la faculté de rester indéfiniment dans l’eau, et l’on pourra en même temps rapporter au même animal les exemples de serpents énormes vus sur terre et consignés de loin en loin dans la mémoire des hommes. Le serpent de mer dont Olaüs Magnus a conservé une description était, au rapport du même prélat, un serpent amphibie qui vivait de son temps dans les rochers aux environs de Bergen, dévorait les bestiaux du voisinage et se nourrissait aussi de crabes. Un siècle plus tard, Nicolas Grammius, ministre de l’Évangile à Londen en Norvège, citait un gros serpent d’eau qui des rivières Mios et Banz, s’était rendu à la mer le 6 janvier 1656. « On le vit s’avancer tel qu’un long mât de navire, renversant tout sur son passage, même les arbres et les cabanes. Ses sifflements, ou plutôt ses hurlements, faisaient frissonner tous ceux qui les entendaient. Sa tête était aussi grosse qu’un tonneau, et son corps, taillé en proportion, s’élevait au-dessus des ondes à une hauteur considérable. »

 
 

» En des temps plus anciens, nous citerons le serpent de l’île de Rhodes, dont triompha au quatorzième siècle le chevalier Gozon, qui, par suite de cet exploit, trop légèrement traité de fable, devint grand maître de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem ; au seizième siècle, celui que Grégoire de Tours rapporte avoir été vu à Rome dans une inondation du Tibre, et qu’il représente grand comme une forte poutre : in modum trahis validæ. Le mot draco, dont se sert là notre vieil historien, est le terme de la bonne latinité, où il signifie seulement un grand serpent. Dans l’antiquité proprement dite, Suétone nous apprend qu’Auguste publia aux comices, c’est-à-dire annonça officiellement, la découverte faite en Étrurie d’un serpent long de soixante-quinze pieds. Dion Cassius dit que, sous le même prince, on vit dans la même contrée un serpent de quatre-vingt-cinq pieds de long, qui causa de grands ravages et fut frappé de la foudre. Le plus célèbre de tous ceux dont ont parlé les auteurs anciens est celui qu’eut à combattre l’armée romaine près de Carthage, sur les bords du lac Bagrada, pendant le second consulat de Régulus, l’an de Rome 498, qui répond à l’année 256 avant Jésus-Christ. Ce

 
 
serpent avait cent vingt pieds de long et causait de grands ravages dans l’armée romaine. Régulus fut obligé de diriger contre lui les balistes et les catapultes, jusqu’à ce qu’une pierre énorme lancée par une de ces machines l’écrasa. Le consul, pour prouver au peuple romain la nécessité où il se trouvait d’employer son armée à cette expédition extraordinaire, envoya à Rome la peau du monstre, et on la suspendit dans un temple où elle resta jusqu’à la guerre de Numance. Mais la dissolution du corps causa une telle infection, qu’elle força l’armée à déloger. Il n’y a peut-être pas dans l’histoire de fait mieux attesté, plus circonstancié et raconté par un plus grand nombre d’auteurs.

» Philostorge parle de peaux de serpents de soixante-huit pieds de long, qu’il avait vues à Rome. Diodore rapporte qu’un serpent de quarante-cinq pieds de long fut pris dans le Nil et envoyé vivant à Ptolémée-Philadelphe à Alexandrie. Strabon, qui, d’après Agatharchides, parle d’autres serpents de la même grandeur, cite ailleurs Posidonius, qui vit dans la Cœlésyrie un serpent mort de cent vingt pieds de long et d’une circonférence telle que deux cavaliers séparés par son corps ne se voyaient pas.

» Alléguerons-nous que le même Strabon rapporte, d’après Onésicrite, que, dans une contrée de l’Inde appelée Aposisares, on avait nourri deux serpents, l’un de cent vingt pieds, l’autre de deux cent dix, et qu’on désirait beaucoup les faire voir à Alexandre ? Si nous ajoutions le serpent que Maxime de Tyr prétend avoir été montré par Taxile au même conquérant, et qui avait cinq cents pieds de long, nous arriverions dans les traditions de l’Orient, presque au même degré d’extension où nous avons vu les traditions Scandinaves, qui donnent six cents pieds à leur serpent de mer. Mais on peut juger par ces rapprochements que l’existence de cet animal, bien qu’entourée souvent de traits suspects, est loin d’être nouvelle ; qu’elle a été observée de bien des manières et depuis bien longtemps. Ce n’est pas, comme on le disait, un danger de plus pour les navigateurs ; car ce terrible monstre est déjà indiqué dans la Bible sous le nom de Léviathan, que l’Écriture applique à diverses bêtes énormes, ainsi que le remarque Bochart. Le prophète Isaïe l’applique ainsi : Léviathan, ce serpent immense ; Léviathan, serpent à divers plis et replis[2].

» Dans ce siècle, la présence du serpent de mer a été signalée en 1808, en 1815, en 1817 et en 1837. Il n’est pas présumable qu’on le rencontre plus fréquemment à l’avenir que par le passé ; du moins l’attention publique, appelée sur ce phénomène par les organes de la presse, portera à la publicité des faits du même genre qui pourraient survenir encore, et qui sans cela auraient passé inaperçus. L’auteur anglais qui le premier a publié ceux qu’il avait recueillis, et à qui nous devons toutes nos citations des témoignages modernes, fait aussi connaître le moyen que les pêcheurs norvégiens emploient pour se garantir du serpent de mer. Lorsqu’ils l’aperçoivent tout près d’eux, ils évitent surtout les vides que laisse sur l’eau l’alternative de ses plis et replis. Si le soleil brille, ils rament dans la direction de cet astre qui éblouit le serpent. Mais lorsqu’ils l’aperçoivent à distance, ils font toujours force de rames pour l’éviter. S’ils ne peuvent espérer d’y parvenir, ils se dirigent droit sur sa tête, après avoir arrosé le pont d’essence de musc. On a observé l’antipathie de cet animal pour ce parfum violent ; aussi les pêcheurs norvégiens en son t toujours pourvus quand ils se mettent en mer pendant les mois calmes et chauds de l’été. Dans la rencontre faite en 1837, les personnes qui étaient à bord du Havre ont aperçu seulement les ondulations du corps de l’immense reptile, et ont évalué approximativement sa longueur à plusieurs fois celle du navire. »


  1. Fournies par l’auteur anglais d’un article de la Retrospective Review, traduit en 1835 dans la Revue britannique.
  2. Isaïe, ch. xxvi, verset 4, traduct. de Sacy.