Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Bekker

La bibliothèque libre.
Éd. Garnier - Tome 17
◄  Beau Bekker Bêtes   ►


BEKKER[1],

ou du « Monde enchanté », du diable, du livre d’Énoch, et des sorciers.

Ce Balthazar Bekker[2] très-bon homme, grand ennemi de l’enfer éternel et du diable, et encore plus de la précision, fit beaucoup de bruit en son temps par son gros livre du Monde enchanté (1694, 4 volumes in-12).

Un Jacques-George de Chaufepié, prétendu continuateur de Bayle, assure que Bekker apprit le grec à Groningue. Niceron a de bonnes raisons pour croire que ce fut à Franeker. On est fort en doute et fort en peine à la cour sur ce point d’histoire. Le fait est que, du temps de Bekker, ministre du saint Évangile (comme on dit en Hollande), le diable avait encore un crédit prodigieux chez les théologiens de toutes les espèces, au milieu du XVIIe siècle, malgré Bayle et les bons esprits qui commençaient à éclairer le monde. La sorcellerie, les possessions, et tout ce qui est attaché à cette belle théologie, étaient en vogue dans toute l’Europe, et avaient souvent des suites funestes.

Il n’y avait pas un siècle que le roi Jacques lui-même, surnommé par Henri IV Maître Jacques, ce grand ennemi de la communion romaine et du pouvoir papal, avait fait imprimer sa Démonologie (quel livre pour un roi !) ; et dans cette Démonologie, Jacques reconnaît des ensorcellements, des incubes, des succubes ; il avoue le pouvoir du diable et du pape, qui, selon lui, a le droit de chasser Satan du corps des possédés, tout comme les autres prêtres[3]. Nous-mêmes, nous, malheureux Français, qui nous vantons aujourd’hui d’avoir recouvré un peu de bon sens, dans quel horrible cloaque de barbarie stupide étions-nous plongés alors ! Il n’y avait pas un parlement, pas un présidial, qui ne fût occupé à juger des sorciers, point de grave jurisconsulte qui n’écrivit de savants Mémoires sur les possessions du diable. La France retentissait des tourments que les juges infligeaient dans les tortures à de pauvres imbéciles à qui on faisait accroire qu’elles avaient été au sabbat, et qu’on faisait mourir sans pitié dans des supplices épouvantables. Catholiques et protestants étaient également infectés de cette absurde et horrible superstition, sous prétexte que dans un des Évangiles des chrétiens il est dit que des disciples furent envoyés pour chasser les diables. C’était un devoir sacré de donner la question à des filles pour leur faire avouer qu’elles avaient couché avec Satan ; que ce Satan s’en était fait aimer sous la forme d’un bouc, qui avait sa verge au derrière. Toutes les particularités des rendez-vous de ce bouc avec nos filles étaient détaillées dans les procès criminels de ces malheureuses. On finissait par les brûler, soit qu’elles avouassent, soit qu’elles niassent ; et la France n’était qu’un vaste théâtre de carnages juridiques.

J’ai entre les mains un recueil de ces procédures infernales, fait par un conseiller de grand’chambre du parlement de Bordeaux, nommé de Lancre, imprimé en 1613, et adressée à monseigneur Sillery, chancelier de France, sans que monseigneur Sillery ait jamais pensé à éclairer ces infâmes magistrats. Il eût fallu commencer par éclairer le chancelier lui-même. Qu’était donc la France alors ? Une Saint-Barthélémy continuelle, depuis le massacre de Vassy jusqu’à l’assassinat du maréchal d’Ancre et de son innocente épouse.

Croirait-on bien qu’à Genève on fit brûler en 1652, du temps de ce même Bekker, une pauvre fille, nommée Michelle Chaudron, à qui on persuada qu’elle était sorcière ?

Voici la substance très-exacte de ce que porte le procès-verbal de cette sottise affreuse, qui n’est pas le dernier monument de cette espèce :

« Michelle ayant rencontré le diable en sortant de la ville, le diable lui donna un baiser, reçut son hommage, et imprima sur sa lèvre supérieure et à son téton droit la marque qu’il a coutume d’appliquer à toutes les personnes qu’il reconnaît pour ses favorites. Ce sceau du diable est un petit seing qui rend la peau insensible, comme l’affirment tous les jurisconsultes démonographes.

« Le diable ordonna à Michelle Chaudron d’ensorceler deux filles. Elle obéit à son seigneur ponctuellement. Les parents des filles l’accusèrent juridiquement de diablerie ; les filles furent interrogées et confrontées avec la coupable. Elles attestèrent qu’elles sentaient continuellement une fourmilière dans certaines parties de leurs corps, et qu’elles étaient possédées. On appela les médecins, ou du moins ceux qui passaient alors pour médecins. Ils visitèrent les filles ; ils cherchèrent sur le corps de Michelle le sceau du diable, que le procès-verbal appelle les marques sataniques. Ils y enfoncèrent une longue aiguille, ce qui était déjà une torture douloureuse. Il en sortit du sang, et Michelle fit connaître par ses cris que les marques sataniques ne rendent point insensible. Les juges, ne voyant pas de preuve complète que Michelle Chaudron fût sorcière, lui firent donner la question, qui produit infailliblement ces preuves : cette malheureuse, cédant à la violence des tourments, confessa enfin tout ce qu’on voulut.

« Les médecins cherchèrent encore la marque satanique. Ils la trouvèrent à un petit seing noir sur une de ses cuisses. Ils y enfoncèrent l’aiguille ; les tourments de la question avaient été si horribles que cette pauvre créature expirante sentit à peine l’aiguille ; elle ne cria point : ainsi le crime fut avéré ; mais comme les mœurs commençaient à s’adoucir, elle ne fut brûlée qu’après avoir été pendue et étranglée[4]. »

Tous les tribunaux de l’Europe chrétienne retentissaient encore de pareils arrêts. Cette imbécillité barbare a duré si longtemps que, de nos jours, à Vurtzbourg en Franconie[5] on a encore brûlé une sorcière en 1750 : et quelle sorcière ! une jeune dame de qualité, abbesse d’un couvent ; et c’est de nos jours, c’est sous l’empire de Marie-Thérèse d’Autriche !

De telles horreurs, dont l’Europe a été si longtemps pleine, déterminèrent le bon Bekker à combattre le diable. On eut beau lui dire, en prose et en vers, qu’il avait tort de l’attaquer, attendu qu’il lui ressemblait beaucoup, étant d’une laideur horrible ; rien ne l’arrêta : il commença par nier absolument le pouvoir de Satan, et s’enhardit même jusqu’à soutenir qu’il n’existe pas. « S’il y avait un diable, disait-il, il se vengerait de la guerre que je lui fais. »

Bekker ne raisonnait pas très-bien en disant que le diable le punirait s’il existait. Les ministres ses confrères prirent le parti de Satan, et déposèrent Bekker.

Car l’hérétique excommunie aussi....
Au nom de Dieu, Genève imite Rome,
Comme le singe est copiste de l’homme[6].

Bekker entre en matière dès le second tome. Selon lui, le serpent qui séduisit nos premiers parents n’était point un diable, mais un vrai serpent ; comme l’âne de Balaam était un âne véritable, et comme la baleine qui engloutit Jonas était une baleine réelle. C’était si bien un vrai serpent, que toute son espèce, qui marchait auparavant sur ses pieds, fut condamnée à ramper sur le ventre. Jamais ni serpent ni autre bête n’est appelée Satan, ou Belzébuth, ou diable, dans le Pentateuque. Jamais il n’y est question de Satan.

Le Hollandais destructeur de Satan admet à la vérité des anges ; mais en même temps il assure qu’on ne peut prouver par la raison qu’il y en ait. Et s’il y en a, dit-il dans son chapitre huitième du tome second, « il est difficile de dire ce que c’est. L’Écriture ne nous dit jamais ce que c’est, en tant que cela concerne la nature, ou en quoi consiste l’être d’un esprit... La Bible n’est pas faite pour les anges, mais pour les hommes. Jésus n’a pas été fait ange pour nous, mais homme. »

Si Bekker a tant de scrupule sur les anges, il n’est pas étonnant qu’il en ait sur les diables ; et c’est une chose assez plaisante de voir toutes les contorsions où il met son esprit pour se prévaloir des textes qui lui semblent favorables, et pour éluder ceux qui lui sont contraires.

Il fait tout ce qu’il peut pour prouver que le diable n’eut aucune part aux afflictions de Job, et en cela il est plus prolixe que les amis mêmes de ce saint homme.

Il y a grande apparence qu’on ne le condamna que par le dépit d’avoir perdu son temps à le lire ; et je suis persuadé que si le diable lui-même avait été forcé de lire le Monde enchanté de Bekker, il n’aurait jamais pu lui pardonner de l’avoir si prodigieusement ennuyé.

Un des plus grands embarras de ce théologien hollandais est d’expliquer ces paroles[7] : « Jésus fut transporté par l’esprit au désert pour être tenté par le diable, par le Knath-bull. » Il n’y a point de texte plus formel. Un théologien peut écrire contre Belzébuth tant qu’il voudra ; mais il faut de nécessité qu’il l’admette, après quoi il expliquera les textes difficiles comme il pourra.

Que si on veut savoir précisément ce que c’est que le diable, il faut s’en informer chez le jésuite Schotus ; personne n’en a parlé plus au long : c’est bien pis que Bekker.

En ne consultant que l’histoire, l’ancienne origine du diable est dans la doctrine des Perses : Hariman ou Arimane, le mauvais principe, corrompt tout ce que le bon principe a fait de salutaire. Chez les Égyptiens, Typhon fait tout le mal qu’il peut, tandis qu’Oshireth, que nous nommons Osiris, fait, avec Isheth ou Isis, tout le bien dont il est capable.

Avant les Égyptiens et les Perses[8], Moizazor chez les Indiens s’était révolté contre Dieu, et était devenu le diable ; mais enfin Dieu lui avait pardonné. Si Bekker et les sociniens avaient su cette anecdote de la chute des anges indiens et de leur rétablissement, ils en auraient bien profité pour soutenir leur opinion que l’enfer n’est pas perpétuel, et pour faire espérer leur grâce aux damnés qui liront leurs livres.

On est obligé d’avouer que les Juifs n’ont jamais parlé de la chute des anges dans l’Ancien Testament ; mais il en est question dans le Nouveau.

On attribua, vers le temps de l’établissement du christianisme, un livre à Énoch, septième homme après Adam, concernant le diable et ses associés. Énoch dit que le chef des anges rebelles était Sémiazas ; qu’Araciel, Atarcuph, Sampsich, étaient ses lieutenants[9] ; que les capitaines des anges fidèles étaient Raphaël, Gabriel, Uriel, etc. ; mais il ne dit point que la guerre se fît dans le ciel ; au contraire, on se battit sur une montagne de la terre, et ce fut pour des filles. Saint Jude cite ce livre dans son Épître : « Dieu a gardé, dit-il, dans les ténèbres, enchaînés jusqu’au jugement du grand jour, les anges qui ont dégénéré de leur origine et qui ont abandonné leur propre demeure. Malheur à ceux qui ont suivi les traces de Caïn, desquels Énoch, septième homme après Adam, a prophétisé. »

Saint Pierre, dans sa seconde Épître[10] fait allusion au livre d’Énoch, en s’exprimant ainsi : « Dieu n’a pas épargné les anges qui ont péché ; mais il les a jetés dans le Tartare avec des câbles de fer. »

Il était difficile que Bekker résistât à des passages si formels[11]. Cependant il fut encore plus inflexible sur les diables que sur les anges : il ne se laissa point subjuguer par le livre d’Énoch, septième homme après Adam ; il soutint qu’il n’y avait pas plus de diable que de livre d’Énoch. Il dit que le diable était une imitation de l’ancienne mythologie ; que ce n’est qu’un réchauffé, et que nous ne sommes que des plagiaires.

On peut demander aujourd’hui pourquoi nous appelons Lucifer l’esprit malin, que la traduction hébraïque et le livre attribué à Énoch appellent Semiaxah, ou, si on veut, Semexiah ? C’est que nous entendons mieux le latin que l’hébreu.

On a trouvé dans Isaïe une parabole contre un roi de Babylone. Isaïe lui-même l’appelle parabole. Il dit, dans son quatorzième chapitre[12], au roi de Babylone : « À ta mort on a chanté à gorge déployée ; les sapins se sont réjouis ; tes commis ne viendront plus nous mettre à la taille. Comment ta hautesse est-elle descendue au tombeau, malgré les sons de tes musettes ? comment es-tu couché avec les vers et la vermine ? comment es-tu tombée du ciel, étoile du matin, Helel ? toi qui pressais les nations, tu es abattue en terre ! »

On traduisit ce mot chaldéen hébraïsé, Helel, par Lucifer. Cette étoile du matin, cette étoile de Vénus fut donc le diable, Lucifer tombé du ciel, et précipité dans l’enfer. C’est ainsi que les opinions s’établissent, et que souvent un seul mot, une seule syllabe mal entendue, une lettre changée ou supprimée, ont été l’origine de la croyance de tout un peuple. Du mot Soracté on a fait saint Oreste ; du mot Rabboni on a fait saint Raboni, qui rabonnit les maris jaloux, ou qui les fait mourir dans l’année ; de Semo sancus, on a fait saint Simon le magicien. Ces exemples sont innombrables[13].

Mais que le diable soit l’étoile de Vénus, ou le Semiaxah d’Énoch, ou le Satan des Babyloniens, ou le Moizazor des Indiens, ou le Typhon des Égyptiens, Bekker a raison de dire qu’il ne fallait pas lui attribuer une si énorme puissance que celle dont nous l’avons cru revêtu jusqu’à nos derniers temps. C’est trop que de lui avoir immolé une femme de qualité de Vurtzbourg, Michelle Chaudron, le curé Gaufridi, la maréchale d’Ancre, et plus de cent mille sorciers en treize cents années dans les États chrétiens. Si Balthazar Bekker s’en était tenu à rogner les ongles au diable, il aurait été très-bien reçu ; mais quand un curé veut anéantir le diable, il perd sa cure.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  2. Théologien et prédicateur allemand, né aux environs de Groningue en 1634, mort à Amsterdam en 1698. Son Monde enchanté a été traduit en français (Deventer, 1737, in-8o).
  3. Dans l’édition de 1770 des Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, la fin de l’alinéa et l’alinéa suivant n’existaient pas. Après le mot Prêtres, on lisait Croirait-on, etc. L’addition est posthume. (B.)
  4. Voyez dans les Mélanges, année 1766, l’article ix du Commentaire sur le traité Des Délits et des Peines.
  5. Voyez Arrêts notables.
  6. Voyez tome IX, Guerre de Genève, chant II, vers 16, 18, 19.
  7. Matthieu, iv, 1.
  8. Voyez Brachmanes. (Note de Voltaire.)
  9. On a donné la liste des autres anges principaux à l’article Ange, première section, page 249.
  10. II, 4.
  11. Dans l’édition de 1770 des Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, les sept lignes qui suivent n’existaient pas : après le mot formels, on lisait : On peut demander. L’addition des sept lignes est de 1774. (B.)
  12. Versets 7-12.
  13. Voyez dans le présent dictionnaire l’article Abus des mots ; et dans les Mélanges, année 1769, le chapitre v de Dieu et les Hommes.


Beau

Bekker

Bêtes