Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Cartésianisme

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Éd. Garnier - Tome 18
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CARTÉSIANISME[1].

On a pu voir à l’article Aristote que ce philosophe et ses sectateurs se sont servis de mots qu’on n’entend point, pour signifier des choses qu’on ne conçoit pas. « Entéléchies, formes substantielles, espèces intentionnelles. »

Ces mots, après tout, ne signifiaient que l’existence des choses dont nous ignorons la nature et la fabrique. Ce qui fait qu’un rosier produit une rose et non pas un abricot, ce qui détermine un chien à courir après un lièvre, ce qui constitue les propriétés de chaque être, a été appelé forme substantielle ; ce qui fait que nous pensons a été nommé entéléchie ; ce qui nous donne la vue d’un objet a été nommé espèce intentionnelle : nous n’en savons pas plus aujourd’hui sur le fond des choses. Les mots de force, d’âme, de gravitation même, ne nous font nullement connaître le principe et la nature de la force, ni de l’âme, ni de la gravitation. Nous en connaissons les propriétés, et probablement nous nous en tiendrons là tant que nous ne serons que des hommes.

L’essentiel est de nous servir avec avantage des instruments que la nature nous a donnés, sans pénétrer jamais dans la structure intime du principe de ces instruments. Archimède se servait admirablement du ressort, et ne savait pas ce que c’est que le ressort.

La véritable physique consiste donc à bien déterminer tous les effets. Nous connaîtrons les causes premières quand nous serons des dieux. Il nous est donné de calculer, de peser, de mesurer, d’observer : voilà la philosophie naturelle ; presque tout le reste est chimère.

Le malheur de Descartes fut de n’avoir pas, dans son voyage d’Italie, consulté Galilée, qui calculait, pesait, mesurait, observait ; qui avait inventé le compas de proportion, trouvé la pesanteur de l’atmosphère, découvert les satellites de Jupiter, et la rotation du soleil sur son axe.

Ce qui est surtout bien étrange, c’est qu’il n’ait jamais cité Galilée, et qu’au contraire il ait cité le jésuite Scheiner, plagiaire et ennemi de Galilée[2] qui déféra ce grand homme à l’Inquisition, et qui par là couvrit l’Italie d’opprobre lorsque Galilée la couvrait de gloire.

Les erreurs de Descartes sont :

1° D’avoir imaginé trois éléments qui n’étaient nullement évidents, après avoir dit qu’il ne fallait rien croire sans évidence ;

2° D’avoir dit qu’il y a toujours également de mouvement dans la nature : ce qui est démontré faux ;

3° Que la lumière ne vient point du soleil, et qu’elle est transmise à nos yeux en un instant : démontré faux par les expériences de Roëmer, de Molineux et de Bradley, et même par la simple expérience du prisme ;

4° D’avoir admis le plein, dans lequel il est démontré que tout mouvement serait impossible, et qu’un pied cube d’air pèserait autant qu’un pied cube d’or ;

5° D’avoir supposé un tournoiement imaginaire dans de prétendus globules de lumière pour expliquer l’arc-en-ciel ;

6° D’avoir imaginé un prétendu tourbillon de matière subtile qui emporte la terre et la lune parallèlement à l’équateur, et qui fait tomber les corps graves dans une ligne tendante au centre de la terre, tandis qu’il est démontré que dans l’hypothèse de ce tourbillon imaginaire tous les corps tomberaient suivant une ligne perpendiculaire à l’axe de la terre ;

7° D’avoir supposé que des comètes qui se meuvent d’orient en occident, et du nord au sud, sont poussées par des tourbillons qui se meuvent d’occident en orient ;

8° D’avoir supposé que dans le mouvement de rotation les corps les plus denses allaient au centre, et les plus subtils à la circonférence : ce qui est contre toutes les lois de la nature ;

9° D’avoir voulu étayer ce roman par des suppositions encore plus chimériques que le roman même ; d’avoir supposé, contre toutes les lois de la nature, que ces tourbillons ne se confondraient pas ensemble ;

10° D’avoir donné ces tourbillons pour la cause des marées et pour celle des propriétés de l’aimant ;

11° D’avoir supposé que la mer a un cours continu, qui la porte d’orient en occident ;

12° D’avoir imaginé que la matière de son premier élément, mêlée avec celle du second, forme le mercure, qui, par le moyen de ces deux éléments, est coulant comme l’eau, et compacte comme la terre ;

13° Que la terre est un soleil encroûté ;

14° Qu’il y a de grandes cavités sous toutes les montagnes, qui reçoivent l’eau de la mer, et qui forment les fontaines ;

15° Que les mines de sel viennent de la mer ;

16° Que les parties de son troisième élément composent des vapeurs qui forment des métaux et des diamants ;

17° Que le feu est produit par un combat du premier et du second élément ;

18° Que les pores de l’aimant sont remplis de la matière cannelée, enfilée par la matière subtile qui vient du pôle boréal ;

19° Que la chaux vive ne s’enflamme, lorsqu’on y jette de l’eau, que parce que le premier élément chasse le second élément des pores de la chaux ;

20° Que les viandes digérées dans l’estomac passent par une infinité de trous dans une grande veine qui les porte au foie ; ce qui est entièrement contraire à l’anatomie ;

21° Que le chyle, dès qu’il est formé, acquiert dans le foie la forme du sang ; ce qui n’est pas moins faux ;

22° Que le sang se dilate dans le cœur par un feu sans lumière ;

23° Que le pouls dépend de onze petites peaux qui ferment et ouvrent les entrées des quatre vaisseaux dans les deux concavités du cœur ;

24° Que quand le foie est pressé par ses nerfs, les plus subtiles parties du sang montent incontinent vers le cœur ;

25° Que l’âme réside dans la glande pinéale du cervau. Mais comme il n’y a que deux petits filaments nerveux qui aboutissent à cette glande, et qu’on a disséqué des sujets dans qui elle manquait absolument, on la plaça depuis dans les corps cannelés, dans les nates, les testes, l’infundibulum, dans tout le cervelet. Ensuite Lancisi, et après lui La Peyronie, lui donnèrent pour habitation le corps calleux. L’auteur ingénieux et savant qui a donné dans l’Encyclopédie l’excellent paragraphe Âme marqué d’une étoile dit avec raison qu’on ne sait plus où la mettre ;

26° Que le cœur se forme des parties de la semence qui se dilate. C’est assurément plus que les hommes n’en peuvent savoir : il faudrait avoir vu la semence se dilater, et le cœur se former. 27° Enfin, sans aller plus loin, il suffira de remarquer que son système sur les bêtes, n’étant fondé ni sur aucune raison physique, ni sur aucune raison morale, ni sur rien de vraisemblable, a été justement rejeté de tous ceux qui raisonnent et de tous ceux qui n’ont que du sentiment.

Il faut avouer qu’il n’y eut pas une seule nouveauté dans la physique de Descartes qui ne fût une erreur. Ce n’est pas qu’il n’eût beaucoup de génie ; au contraire, c’est parce qu’il ne consulta que ce génie, sans consulter l’expérience et les mathématiques : il était un des plus grands géomètres de l’Europe, et il abandonna sa géométrie pour ne croire que son imagination. Il ne substitua donc qu’un chaos au chaos d’Aristote. Par là il retarda de plus de cinquante ans les progrès de l’esprit humain[3]. Ses erreurs étaient d’autant plus condamnables qu’il avait pour se conduire dans le labyrinthe de la physique un fil qu’Aristote ne pouvait avoir, celui des expériences, les découvertes de Galilée, de Toricelli, de Guéricke, etc., et surtout sa propre géométrie.

On a remarqué que plusieurs universités condamnèrent dans sa philosophie les seules choses qui fussent vraies, et qu’elles adoptèrent enfin toutes celles qui étaient fausses. Il ne reste aujourd’hui de tous ces faux systèmes et de toutes les ridicules disputes qui en ont été la suite qu’un souvenir confus qui s’éteint de jour en jour. L’ignorance préconise encore quelquefois Descartes, et même cette espèce d’amour-propre qu’on appelle national s’est efforcé de soutenir sa philosophie. Des gens qui n’avaient jamais lu ni Descartes, ni Newton, ont prétendu que Newton lui avait l’obligation de toutes ses découvertes. Mais il est très-certain qu’il n’y a pas dans tous les édifices imaginaires de Descartes une seule pierre sur laquelle Newton ait bâti. Il ne l’a jamais ni suivi, ni expliqué, ni même réfuté ; à peine le connaissait-il. Il voulut un jour en lire un volume, il mit en marge à sept ou huit pages error, et ne le relut plus. Ce volume a été longtemps entre les mains du neveu de Newton.

Le cartésianisme a été une mode en France ; mais les expériences de Newton sur la lumière, et ses principes mathématiques, ne peuvent pas plus être une mode que les démonstrations d’Euclide.

Il faut être vrai ; il faut être juste ; le philosophe n’est ni Français, ni Anglais, ni Florentin : il est de tout pays. Il ne ressemble pas à la duchesse de Marlborough, qui, dans une fièvre tierce, ne voulait pas prendre de quinquina, parce qu’on l’appelait en Angleterre la poudre des jésuites.

Le philosophe, en rendant hommage au génie de Descartes, foule aux pieds les ruines de ses systèmes.

Le philosophe surtout dévoue à l’exécration publique et au mépris éternel les persécuteurs de Descartes, qui osèrent l’accuser d’athéisme, lui qui avait épuisé toute la sagacité de son esprit à chercher de nouvelles preuves de l’existence de Dieu. Lisez le morceau de M. Thomas dans l’Éloge de Descartes, où il peint d’une manière si énergique l’infâme théologien nommé Voëtius, qui calomnia Descartes, comme depuis le fanatique Jurieu calomnia Bayle, etc., etc., etc. ; comme Patouillet et Nonotte ont calomnié un philosophe ; comme le vinaigrier Chaumeix et Fréron ont calomnié l’Encyclopédie ; comme on calomnie tous les jours. Et plût à Dieu qu’on ne pût que calomnier !



  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  2. Principes de Descartes, troisième partie, page 159. (Note de Voltaire.)
  3. On ne peut nier que, malgré ses erreurs, Descartes n’ait contribué aux progrès de l’esprit humain : 1° par ses découvertes mathématiques, qui changèrent la face de ces sciences ; 2° par ses discours sur la méthode, où il donne le précepte et l’exemple ; 3° parce qu’il apprit à tous les savants à secouer en philosophie le joug de l’autorité, en ne reconnaissant pour maîtres que la raison, le calcul et l’expérience. (K.)


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