Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Carême

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Éd. Garnier - Tome 18
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CARÊME.

SECTION PREMIÈRE[1].

Nos questions sur le carême ne regarderont que la police. Il paraît utile qu’il y ait un temps dans l’année où l’on égorge moins de bœufs, de veaux, d’agneaux, de volaille. On n’a point encore de jeunes poulets ni de pigeons en février et en mars, temps auquel le carême arrive. Il est bon de faire cesser le carnage quelques semaines dans les pays où les pâturages ne sont pas aussi gras que ceux de l’Angleterre et de la Hollande.

Ces magistrats de la police ont très-sagement ordonné que la viande fût un peu plus chère à Paris, pendant ce temps, et que le profit en fût donné aux hôpitaux. C’est un tribut presque insensible que payent alors le luxe et la gourmandise à l’indigence : car ce sont les riches, qui n’ont pas la force de faire carême ; les pauvres jeûnent toute l’année.

Il est très-peu de cultivateurs qui mangent de la viande une fois par mois. S’il fallait qu’ils en mangeassent tous les jours, il n’y en aurait pas assez pour le plus florissant royaume. Vingt millions de livres de viande par jour feraient sept milliards trois cents millions de livres par année. Ce calcul est effrayant.

Le petit nombre de riches, financiers, prélats, principaux magistrats, grands seigneurs, grandes dames, qui daignent faire servir du maigre[2] à leurs tables, jeûnent pendant six semaines avec des soles, des saumons, des vives, des turbots, des esturgeons.

Un de nos plus fameux financiers[3] avait des courriers qui lui apportaient chaque jour pour cent écus de marée à Paris. Cette dépense faisait vivre les courriers, les maquignons qui avaient vendu les chevaux, les pêcheurs qui fournissaient le poisson, les fabricateurs de filets (qu’on nomme en quelques endroits les filetiers), les constructeurs de bateaux, etc., les épiciers chez lesquels on prenait toutes les drogues raffinées qui donnent au poisson un goût supérieur à celui de la viande. Lucullus n’aurait pas fait carême plus voluptueusement.

Il faut encore remarquer que la marée, en entrant dans Paris, paye à l’État un impôt considérable.

Le secrétaire des commandements du riche, ses valets de chambre, les demoiselles de madame, le chef d’office, etc., mangent la desserte du Crésus, et jeûnent aussi délicieusement que lui.

Il n’en est pas de même des pauvres. Non-seulement, s’ils mangent pour quatre sous d’un mouton coriace, ils commettent un grand péché ; mais ils chercheront en vain ce misérable aliment. Que mangeront-ils donc ? ils n’ont que leurs châtaignes, leur pain de seigle, les fromages qu’ils ont pressurés du lait de leurs vaches, de leurs chèvres, ou de leurs brebis, et quelque peu d’œufs de leurs poules.

Il y a des Églises où l’on a pris l’habitude de leur défendre les œufs et le laitage. Que leur resterait-il à manger ? rien. Ils consentent à jeûner ; mais ils ne consentent pas à mourir. Il est absolument nécessaire qu’ils vivent, quand ce ne serait que pour labourer les terres des gros bénéficiers et des moines.

On demande donc s’il n’appartient pas uniquement aux magistrats de la police du royaume, chargés de veiller à la santé des habitants, de leur donner la permission de manger les fromages que leurs mains ont pétris, et les œufs que leurs poules ont pondus ?

Il paraît que le lait, les œufs, le fromage, tout ce qui peut nourrir le cultivateur, sont du ressort de la police, et non pas une cérémonie religieuse.

Nous ne voyons pas que Jésus-Christ ait défendu les omelettes à ses apôtres ; au contraire il leur a dit[4] : Mangez ce qu’on vous donnera.

La sainte Église a ordonné le carême ; mais en qualité d’Église elle ne commande qu’au cœur ; elle ne peut infliger que des peines spirituelles ; elle ne peut faire brûler aujourd’hui, comme autrefois, un pauvre homme qui, n’ayant que du lard rance, aura mis un peu de ce lard sur une tranche de pain noir le lendemain du mardi gras.

Quelquefois, dans les provinces, des curés s’emportant au delà de leurs devoirs, et oubliant les droits de la magistrature, s’ingèrent d’aller chez les aubergistes, chez les traiteurs, voir s’ils n’ont pas quelques onces de viande dans leurs marmites, quelques vieilles poules à leur croc, ou quelques œufs dans une armoire lorsque les œufs sont défendus en carême. Alors ils intimident le pauvre peuple ; ils vont jusqu’à la violence envers des malheureux qui ne savent pas que c’est à la seule magistrature qu’il appartient de faire la police. C’est une inquisition odieuse et punissable.

Il n’y a que les magistrats qui puissent être informés au juste des denrées plus ou moins abondantes qui peuvent nourrir le pauvre peuple des provinces. Le clergé a des occupations plus sublimes. Ne serait-ce donc pas aux magistrats qu’il appartiendrait de régler ce que le peuple peut manger en carême ? Qui aura l’inspection sur le comestible d’un pays, sinon la police du pays ?


SECTION II.

Les premiers qui s’avisèrent de jeûner se mirent-ils à ce régime par ordonnance du médecin pour avoir eu des indigestions ?

Le défaut d’appétit qu’on se sent dans la tristesse fut-il la première origine des jours de jeune prescrits dans les religions tristes ?

Les Juifs prirent-ils la coutume de jeûner des Égyptiens, dont ils imitèrent tous les rites, jusqu’à la flagellation et au bouc émissaire ?

Pourquoi Jésus jeûna-t-il quarante jours dans le désert où il fut emporté par le diable, par le Knathbull ? Saint Matthieu remarque qu’après ce carême il eut faim ; il n’avait donc pas faim dans ce carême ?

Pourquoi dans les jours d’abstinence l’Église romaine regarde-t-elle comme un crime de manger des animaux terrestres, et comme une bonne œuvre de se faire servir des soles et des saumons ? Le riche papiste qui aura eu sur sa table pour cinq cents francs de poisson sera sauvé ; et le pauvre, mourant de faim, qui aura mangé pour quatre sous de petit salé, sera damné !

Pourquoi faut-il demander permission à son évêque de manger des œufs ? Si un roi ordonnait à son peuple de ne jamais manger d’œufs, ne passerait-il pas pour le plus ridicule des tyrans ? Quelle étrange aversion les évêques ont-ils pour les omelettes ?

Croirait-on que chez les papistes il y ait eu des tribunaux assez imbéciles, assez lâches, assez barbares, pour condamner à la mort de pauvres citoyens qui n’avaient d’autres crimes que d’avoir mangé du cheval en carême ? Le fait n’est que trop vrai[5] : j’ai entre les mains un arrêt de cette espèce. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les juges qui ont rendu de pareilles sentences se sont crus supérieurs aux Iroquois.

Prêtres idiots et cruels ! à qui ordonnez-vous le carême ? Est-ce aux riches ? ils se gardent bien de l’observer. Est-ce aux pauvres ? ils font le carême toute l’année. Le malheureux cultivateur ne mange presque jamais de viande, et n’a pas de quoi acheter du poisson. Fous que vous êtes, quand corrigerez-vous vos lois absurdes ?


  1. Cette première section composait, en 1770, tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie. (B.)
  2. Pourquoi donner le nom de maigre à des poissons plus gras que les poulardes, et qui donnent de si terribles indigestions ? (Note de Voltaire.)
  3. Bouret. Voyez ce que Voltaire a déjà dit du carême dans sa Requête à tous les magistrats, première partie (Mélanges, année 1769).
  4. Saint Luc, chapitre x, v. 8. (Note de Voltaire.)
  5. Voyez dans les Mélanges, année 1766, le paragraphe xiii du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines, et année 1769, la Requête à tous les magistrats du royaume.


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