Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Catéchisme du jardinier

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CATÉCHISME DU JARDINIER[1],
ou
ENTRETIEN DU BACHA TUCTAN ET DU JARDINIER KARPOS.

TUCTAN.

Eh bien ! mon ami Karpos, tu vends cher tes légumes ; mais ils sont bons... De quelle religion es-tu à présent ?

KARPOS.

Ma foi, mon Bacha, j’aurais bien de la peine à vous le dire. Quand notre petite île de Samos appartenait aux Grecs, je me souviens que l’on me faisait dire que l’agion pneuma n’était produit que du tou patrou ; on me faisait prier Dieu tout droit sur mes deux jambes, les mains croisées : on me défendait de manger du lait en carême. Les Vénitiens sont venus, alors mon curé vénitien m’a fait dire qu’agion pneuma venait du tou patrou et du tou viou, m’a permis de manger du lait, et m’a fait prier Dieu à genoux. Les Grecs sont revenus, et ont chassé les Vénitiens : alors il a fallu renoncer au tou viou et à la crème. Vous avez enfin chassé les Grecs, je vous entends crier Alla illa Alla de toutes vos forces. Je ne sais plus trop ce que je suis ; j’aime Dieu de tout mon cœur, et je vends mes légumes fort raisonnablement.

TUCTAN.

Tu as là de très-belles figues.

KARPOS.

Mon bacha, elles sont fort à votre service.

TUCTAN.

On dit que tu as aussi une jolie fille.

KARPOS.

Oui, mon bacha ; mais elle n’est pas à votre service.

TUCTAN.

Pourquoi cela, misérable ?

KARPOS.

C’est que je suis un honnête homme : il m’est permis de vendre mes figues, mais non pas de vendre ma fille.

TUCTAN.

Et par quelle loi ne t’est-il pas permis de vendre ce fruit-là ?

KARPOS.

Par la loi de tous les honnêtes jardiniers ; l’honneur de ma fille n’est point à moi, il est à elle : ce n’est pas une marchandise.

TUCTAN.

Tu n’es donc pas fidèle à ton bacha ?

KARPOS.

Très-fidèle dans les choses justes, tant que vous serez mon maître.

TUCTAN.

Mais si ton papa grec faisait une conspiration contre moi, et s’il t’ordonnait de la part du tou patrou et du tou viou d’entrer dans son complot, n’aurais-tu pas la dévotion d’en être ?

KARPOS.

Moi ? point du tout, je m’en donnerais bien de garde.

TUCTAN.

Et pourquoi refuserais-tu d’obéir à ton papa grec dans une occasion si belle ?

KARPOS.

C’est que je vous ai fait serment d’obéissance, et que je sais bien que le tou patrou n’ordonne point les conspirations.

TUCTAN.
J’en suis bien aise ; mais si par malheur tes Grecs reprenaient l’île et me chassaient, me serais-tu fidèle ?
KARPOS.

Eh ! comment alors pourrais-je vous être fidèle, puisque vous ne seriez plus mon bâcha ?

TUCTAN.

Et le serment que tu m’as fait, que deviendrait-il ?

KARPOS.

Il serait comme mes figues, vous n’en tâteriez plus. N’est-il pas vrai (sauf respect) que si vous étiez mort, à l’heure que je vous parle, je ne vous devrais plus rien ?

TUCTAN.

La supposition est incivile, mais la chose est vraie.

KARPOS.

Eh bien ! si vous étiez chassé, c’est comme si vous étiez mort : car vous auriez un successeur auquel il faudrait que je fisse un autre serment. Pourriez-vous exiger de moi une fidélité qui ne vous servirait à rien ? C’est comme si, ne pouvant manger de mes figues, vous vouliez m’empêcher de les vendre à d’autres.

TUCTAN.

Tu es un raisonneur : tu as donc des principes ?

KARPOS.

Oui, à ma façon ; ils sont en petit nombre, mais ils me suffisent ; et si j’en avais davantage, ils m’embarrasseraient.

TUCTAN.

Je serais curieux de savoir tes principes.

KARPOS.

C’est, par exemple, d’être bon mari, bon père, bon voisin, bon sujet, et bon jardinier ; je ne vais pas au delà, et j’espère que Dieu me fera miséricorde.

TUCTAN.

Et crois-tu qu’il me fera miséricorde, à moi, qui suis le gouverneur de ton île ?

KARPOS.

Et comment voulez-vous que je le sache ? Est-ce à moi à deviner comment Dieu en use avec les bâchas ? C’est une affaire entre vous et lui ; je ne m’en mêle en aucune sorte. Tout ce que j’imagine, c’est que si vous êtes un aussi honnête bâcha que je suis honnête jardinier, Dieu vous traitera fort bien.

TUCTAN.

Par Mahomet ! je suis fort content de cet idolâtre-là. Adieu, mon ami ; Alla vous ait en sa sainte garde !

KARPOS.

Grand merci. Théos ait pitié de vous, mon bâcha !



  1. Le Catéchisme du jardinier parut pour la première fois dans l’édition de 1765 du Dictionnaire philosophique. Les éditeurs de Kehl l’avaient transposé dans un volume où ils avaient réuni beaucoup de dialogues. Ils l’intitulaient Tuctan et Karpos. (B.)


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