Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Dénombrement

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Éd. Garnier - Tome 18
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DÉNOMBREMENT[1].

Section première.

Les plus anciens dénombrements que l’histoire nous ait laissés sont ceux des Israélites. Ceux-là sont indubitables, puisqu’ils sont tirés des livres juifs.

On ne croit pas qu’il faille compter pour un dénombrement la fuite des Israélites au nombre de six cent mille hommes de pied, parce que le texte ne les spécifie pas tribu par tribu[2] ; il ajoute qu’une troupe innombrable de gens ramassés se joignit à eux : ce n’est qu’un récit.

Le premier dénombrement circonstancié est celui qu’on voit dans le livre du Vaiedaber, et que nous nommons les Nombres[3]. Par le recensement que Moïse et Aaron firent du peuple dans le désert, on trouva, en comptant toutes les tribus, excepté celle de Lévi, six cent trois mille cinq cent cinquante hommes en état de porter les armes ; et si vous y joignez la tribu de Lévi supposée égale en nombre aux autres tribus, le fort portant le faible, vous aurez six cent cinquante-trois mille neuf cent trente-cinq hommes, auxquels il faut ajouter un nombre égal de vieillards, de femmes et d’enfants, ce qui composera deux millions six cent quinze mille sept cent quarante-deux personnes parties de l’Égypte.

Lorsque David, à l’exemple de Moïse, ordonna le recensement de tout le peuple[4], il se trouva huit cent mille guerriers des tribus d’Israël, et cinq cent mille de celle de Juda, selon le livre des Rois ; mais, selon les Paralipomènes[5], on compta onze cent mille guerriers dans Israël, et moins de cinq cent mille dans Juda.

Le livre des Rois exclut formellement Lévi et Benjamin ; et les Paralipomènes ne les comptent pas. Si donc on joint ces deux tribus aux autres, proportion gardée, le total des guerriers sera de dix-neuf cent vingt mille. C’est beaucoup pour le petit pays de la Judée, dont la moitié est composée de rochers affreux et de cavernes. Mais c’était un miracle.

Ce n’est pas à nous d’entrer dans les raisons pour lesquelles le souverain arbitre des rois et des peuples punit David de cette opération qu’il avait commandée lui-même à Moïse. Il nous appartient encore moins de rechercher pourquoi, Dieu étant irrité contre David, c’est le peuple qui fut puni pour avoir été dénombré. Le prophète Gad ordonna au roi, de la part de Dieu, de choisir la guerre, la famine, ou la peste ; David accepta la peste, et il en mourut soixante et dix mille Juifs en trois jours.

Saint Ambroise, dans son livre de la Pénitence, et saint Augustin, dans son livre contre Fauste, reconnaissent que l’orgueil et l’ambition avaient déterminé David à faire cette revue. Leur opinion est d’un grand poids, et nous ne pouvons que nous soumettre à leur décision, en éteignant toutes les lumières trompeuses de notre esprit.

L’Écriture rapporte un nouveau dénombrement du temps d’Esdras[6] lorsque la nation juive revint de la captivité. Toute cette multitude, disent également Esdras et Néhémie[7], « étant comme un seul homme, se montait à quarante-deux mille trois cent soixante personnes ». Ils les nomment toutes par familles, et ils comptent le nombre des Juifs de chaque famille et le nombre des prêtres. Mais non-seulement il y a dans ces deux auteurs des différences entre les nombres et les noms des familles, on voit encore une erreur de calcul dans l’un et dans l’autre. Par le calcul d’Esdras, au lieu de quarante-deux mille hommes, on n’en trouve, après avoir tout additionné, que vingt-neuf mille huit cent dix-huit, et par celui de Néhémie, on en trouve trente et un mille quatre-vingt-neuf.

Il faut, sur cette méprise apparente, consulter les commentateurs, et surtout dom Calmet, qui, ajoutant à un de ces deux comptes ce qui manque à l’autre, et ajoutant encore ce qui leur manque à tous deux, résout toute la difficulté. Il manque aux supputations d’Esdras et de Néhémie, rapprochées par Calmet, dix mille sept cent soixante et dix-sept personnes ; mais on les retrouve dans les familles qui n’ont pu donner leur généalogie : d’ailleurs, s’il y avait quelque faute de copiste, elle ne pourrait nuire à la véracité du texte divinement inspiré.

Il est à croire que les grands rois voisins de la Palestine avaient fait les dénombrements de leurs peuples autant qu’il est possible. Hérodote nous donne le calcul de tous ceux qui suivirent Xerxès[8], sans y faire entrer son armée navale. Il compte dix-sept cent mille hommes, et il prétend que pour parvenir à cette supputation on les faisait passer en divisions de dix mille dans une enceinte qui ne pouvait tenir que ce nombre d’hommes très-pressés. Cette méthode est bien fautive, car en se pressant un peu moins il se pouvait aisément que chaque division de dix mille hommes ne fût en effet que de huit à neuf. De plus, cette méthode n’est nullement guerrière ; et il eût été beaucoup plus aisé de voir le complet en faisant marcher les soldats par rangs et par files.

Il faut encore observer combien il était difficile de nourrir dix-sept cent mille hommes dans le pays de la Grèce qu’il allait conquérir. On pourrait bien douter, et de ce nombre, et de la manière de le compter, et du fouet donné à l’Hellespont, et du sacrifice de mille bœufs fait à Minerve par un roi persan, qui ne la connaissait pas et qui ne vénérait que le soleil comme l’unique symbole de la Divinité.

Le dénombrement des dix-sept cent mille hommes n’est pas d’ailleurs complet, de l’aveu même d’Hérodote, puisque Xerxès mena encore avec lui tous les peuples de la Thrace et de la Macédoine, qu’il força, dit-il, chemin faisant, de le suivre, apparemment pour affamer plus vite son armée. On doit donc faire ici ce que les hommes sages font à la lecture de toutes les histoires anciennes, et même modernes, suspendre son jugement, et douter beaucoup.

Le premier dénombrement que nous ayons d’une nation profane est celui que fit Servius Tullius, sixième roi de Rome. Il se trouva, dit Tive-Live, quatre- vingt mille combattants, tous citoyens romains. Cela suppose trois cent vingt mille citoyens au moins, tant vieillards que femmes et enfants : à quoi il faut ajouter au moins vingt mille domestiques, tant esclaves que libres.

Or on peut raisonnablement douter que le petit État romain contînt cette multitude. Romulus n’avait régné (supposé qu’on puisse l’appeler roi) que sur environ trois mille bandits rassemblés dans un petit bourg entre des montagnes. Ce bourg était le plus mauvais terrain de l’Italie. Tout son pays n’avait pas trois mille pas de circuit. Servius était le sixième chef ou roi de cette peuplade naissante. La règle de Newton, qui est indubitable pour les royaumes électifs, donne à chaque roi vingt et un ans de règne, et contredit par là tous les anciens historiens, qui n’ont jamais observé l’ordre des temps, et qui n’ont donné aucune date précise. Les cinq rois de Rome doivent avoir régné environ cent ans.

Il n’est certainement pas dans l’ordre de la nature qu’un terrain ingrat, qui n’avait pas cinq lieues en long et trois en large, et qui devait avoir perdu beaucoup d’habitants dans ses petites guerres presque continuelles, pût être peuplé de trois cent quarante mille âmes. Il n’y en a pas la moitié dans le même territoire où Rome aujourd’hui est la métropole du monde chrétien, où l’affluence des étrangers et des ambassadeurs de tant de nations doit servir à peupler la ville, où l’or coule de la Pologne, de la Hongrie, de la moitié de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France, par mille canaux dans la bourse de la daterie, et doit faciliter encore la population, si d’autres causes l’interceptent.

L’histoire de Rome ne fut écrite que plus de cinq cents ans après sa fondation. Il ne serait point du tout surprenant que les historiens eussent donné libéralement quatre-vingt mille guerriers à Servius Tullius au lieu de huit mille, par un faux zèle pour la patrie. Le zèle eût été plus grand et plus vrai s’ils avaient avoué les faibles commencements de leur république. Il est plus beau de s’être élevé d’une si petite origine à tant de grandeur que d’avoir eu le double des soldats d’Alexandre pour conquérir environ quinze lieues de pays en quatre cents années.

Le cens ne s’est jamais fait que des citoyens romains. On prétend que sous Auguste il était de quatre millions soixante-trois mille, l’an 29 avant notre ère vulgaire, selon Tillemont, qui est assez exact ; mais il cite Dion Cassius, qui ne l’est guère.

Laurent Échard n’admet qu’un dénombrement de quatre millions cent trente-sept mille hommes, l’an 14 de notre ère. Le même Échard parle d’un dénombrement général de l’empire pour la première année de la même ère ; mais il ne cite aucun auteur romain, et ne spécifie aucun calcul du nombre des citoyens. Tillemont ne parle en aucune manière de ce dénombrement.

On a cité Tacite et Suétone ; mais c’est très-mal à propos. Le cens dont parle Suétone n’est point un dénombrement de citoyens ; ce n’est qu’une liste de ceux auxquels le public fournissait du blé.

Tacite ne parle, au livre II, que d’un cens établi dans les seules Gaules pour y lever plus de tributs par tête. Jamais Auguste ne fit un dénombrement des autres sujets de son empire, parce que l’on ne payait point ailleurs la capitation qu’il voulut établir en Gaule.

Tacite dit[9] « qu’Auguste avait un mémoire écrit de sa main, qui contenait les revenus de l’empire, les flottes, les royaumes tributaires ». Il ne parle point d’un dénombrement.

Dion Cassius spécifie un cens[10] mais il n’articule aucun nombre.

Josèphe, dans ses Antiquités, dit[11] que l’an 759 de Rome (temps qui répond à l’onzième année de notre ère), Cyrénius, établi alors gouverneur de Syrie, se fit donner une liste de tous les biens des Juifs, ce qui causa une révolte. Cela n’a aucun rapport à un dénombrement général, et prouve seulement que ce Cyrénius ne fut gouverneur de la Judée (qui était alors une petite province de Syrie) que dix ans après la naissance de notre Sauveur, et non pas au temps de sa naissance.

Voilà, ce me semble, ce qu’on peut recueillir de principal dans les profanes touchant les dénombrements attribués à Auguste. Si nous nous en rapportions à eux, Jésus-Christ serait né sous le gouvernement de Varus, et non sous celui de Cyrénius ; il n’y aurait point eu de dénombrement universel. Mais saint Luc, dont l’autorité doit prévaloir sur Josèphe, Suétone, Tacite, Dion Cassius, et tous les écrivains de Rome ; saint Luc affirme positivement qu’il y eut un dénombrement universel de toute la terre, et que Cyrénius[12] était gouverneur de Judée. Il faut donc s’en rapporter uniquement à lui, sans même chercher à le concilier avec Flavius Josèphe, ni avec aucun autre historien.

Au reste, ni le Nouveau Testament ni l’Ancien ne nous ont été donnés pour éclaircir des points d’histoire, mais pour nous annoncer des vérités salutaires, devant lesquelles tous les événements et toutes les opinions devaient disparaître[13]. C’est toujours ce que nous répondons aux faux calculs, aux contradictions, aux absurdités, aux fautes énormes de géographie, de chronologie, de physique, et même de sens commun, dont les philosophes nous disent sans cesse que la sainte Écriture est remplie : nous ne cessons de leur dire qu’il n’est point ici question de raison, mais de foi et de piété.


SECTION II[14].

À l’égard du dénombrement des peuples modernes, les rois n’ont point à craindre aujourd’hui qu’un docteur Gad vienne leur proposer, de la part de Dieu, la famine, la guerre ou la peste, pour les punir d’avoir voulu savoir leur compte. Aucun d’eux ne le sait.

On conjecture, on devine, et toujours à quelques millions d’hommes près.

J’ai porté le nombre d’habitants qui composent l’empire de Russie à vingt-quatre millions[15] sur les Mémoires qui m’ont été envoyés ; mais je n’ai point garanti cette évaluation, car je connais très-peu de choses que je voulusse garantir.

J’ai cru que l’Allemagne possède autant de monde en comptant les Hongrois. Si je me suis trompé d’un million ou deux, on sait que c’est une bagatelle en pareil cas.

Je demande pardon au roi d’Espagne si je ne lui accorde que sept millions de sujets dans notre continent. C’est bien peu de chose ; mais don Ustariz, employé dans le ministère, ne lui en donne pas davantage.

On compte environ neuf à dix millions d’êtres libres dans les trois royaumes de la Grande-Bretagne.

On balance en France entre seize et vingt millions[16]. C’est une preuve que le docteur Gad n’a rien à reprocher au ministère de France. Quant aux villes capitales, les opinions sont encore partagées. Paris, selon quelques calculateurs, a sept cent mille habitants, et, selon d’autres, cinq cent. Il en est ainsi de Londres, de Constantinople, du Grand-Caire[17].

Pour les sujets du pape, ils feront la foule en paradis ; mais la foule est médiocre sur la terre. Pourquoi cela ? C’est qu’ils sont sujets du pape. Caton le Censeur aurait-il jamais cru que les Romains en viendraient là[18] ?


  1. Les deux sections qui forment cet article sont, sauf une phrase, dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  2. Exod., chapitre xii, v. 37 et 38. (Note de Voltaire.)
  3. Nomb., chapitre i. (Id.)
  4. Livre II des Rois, chapitre xxiv. (Note de Voltaire.)
  5. Livre I des Paralipomènes, chapitre xxi, v. 5. (Id.)
  6. Livre I d’Esdras, chapitre ii, v. 64. (Id.)
  7. Livre II d’Esdras, qui est l’hist. de Néhémie, chapitre viii, v. 66. (Id.)
  8. Hérodote, livre VII, ou Polymnie. (Note de Voltaire.)
  9. Annales, livre I, chapitre ii. (Note de Voltaire.)
  10. Livre XLIII. (Id.)
  11. Josèphe, livre XVIII, chapitre i. (Id.)
  12. Saint Luc, II, 2, appelle Cyrinus le gouverneur de la Judée : Voltaire l’appelle Cirinius ou Cirinus dans l’article Noël du présent Dictionnaire ; mais il le nomme Cirénius dans l’article Dénombrement, et encore dans son opuscule De la Paix perpétuelle (voyez Mélanges, année 1769), et dans la dix-neuvième des Questions, ou Lettres sur les miracles (voyez Mélanges, année 1765).
  13. La fin de cet alinéa n’est pas dans l’édition de 1771 ; elle fut ajoutée en 1774. (B.)
  14. Voyez la note 2 de la page 340.
  15. Histoire de Russie, partie Ire, chapitre ii (tome XVI).
  16. La population de la France s’élève aujourd’hui à trente-sept millions (1878).
  17. Il n’est pas sans intérêt de comparer les chiffres indiqués par Voltaire avec ceux des plus récentes statistiques (1866), qui donnent pour la Russie européenne 60 millions ; pour l’Allemagne, 50 millions ; pour l’Espagne, 15 millions ; pour l’Angleterre, 27 millions ; pour la France, 36 millions ; pour Paris, 1,825,274 ; pour Londres, d’après le Kelly’s post office Guide, 2,800,000 ; pour Constantinople, 650,000 ; pour le Caire, 300,000 seulement. (E. B.)
  18. Voyez l’article Population. (Note de Voltaire.)
Denis (saint)

Dénombrement

Destin