Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Grec

La bibliothèque libre.
Éd. Garnier - Tome 19
◄  Grave, gravité Grec Grégoire VII   ►



GREC[1].

Observation sur l’anéantissement de la langue grecque à Marseille.

Il est bien étrange qu’une colonie grecque ayant fondé Marseille, il ne reste presque aucun vestige de la langue grecque en Provence, ni en Languedoc, ni en aucun pays de la France : car il ne faut pas compter pour grecs les termes qui ont été formés très-tard du latin, et que les Romains eux-mêmes avaient reçus des Grecs tant de siècles auparavant : nous ne les avons reçus que de la seconde main. Nous n’avons aucun droit de dire que nous avons quitté le mot de Got pour celui de Theos (Θεὸς), plutôt que pour celui de Deus, dont nous avons fait Dieu par une terminaison barbare.

Il est évident que les Gaulois ayant reçu la langue latine avec les lois romaines, et, depuis, ayant encore reçu la religion chrétienne des mêmes Romains, ils prirent d’eux tous les mots qui concernaient cette religion. Ces mêmes Gaulois ne connurent que très-tard les mots grecs qui regardent la médecine, l’anatomie, la chirurgie.

Quand on aura retranché tous ces termes originairement grecs, qui ne nous sont parvenus que par les Latins, et tous les mots d’anatomie et de médecine, connus si tard, il ne restera presque rien. N’est-il pas ridicule de faire venir abréger, de brachs plutôt que d’abbreviare ; acier, d’aki plutôt que d’acies ; acre, d’agros plutôt que d’ager ; aile, d’ili plutôt que d’ala ?

On a été jusqu’à dire qu’omelette vient d’ameilaton, parce que meli, en grec, signifie du miel, et ôon signifie un œuf. On a fait encore mieux dans le Jardin des racines grecques : on y prétend que dîner vient de deipnein, qui signifie souper.

Si on veut s’en tenir aux expressions grecques que la colonie de Marseille put introduire dans les Gaules, indépendamment des Romains, la liste en sera courte :

[2] Aboyer, peut-être de bauzein.
Affre, affreux, d’afronos.
Agacer, peut-être d’anaxein.
Alali, du cri militaire des Grecs.
Babiller, peut-être de babazo.
Balle, de ballo.
Bas, de bathys.
Blesser, de l’aoriste de blapto.
Bouteille, de bouttis.
Bride, de bryter.
Brique, de brykè.
Coin, de gonia.
Colère, de cholè.
Colle, de colla.
Couper, de copto.
Cuisse, peut-être d’ischis.
Entrailles, d’entera.
Ermite, d’eremos.
Fier, de fiaros.
Gargariser, de gargarizein.
Idiot, d’idiotès.
Maraud, de miaros.
Moquer, de mokeuo.
Moustache, de mustax.
Orgueil, d’orgè.
Page, de païs.
Siffler, peut-être de siffloo.
Tuer, de thuein.

Je m’étonne qu’il reste si peu de mots d’une langue qu’on parlait à Marseille, du temps d’Auguste, dans toute sa pureté ; et je m’étonne surtout que la plupart des mots grecs conservés en Provence soient des expressions de choses inutiles, tandis que les termes qui désignaient les choses nécessaires sont absolument perdus. Nous n’en avons pas un de ceux qui exprimaient la terre, la mer, le ciel, le soleil, la lune, les fleuves, les principales parties du corps humain ; mots qui semblaient devoir se perpétuer d’âge en âge. Il faut peut-être en attribuer la cause aux Visigoths, aux Bourguignons, aux Francs, à l’horrible barbarie de tous les peuples qui dévastèrent l’empire romain, barbarie dont il reste encore tant de traces.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  2. Dans l’édition de 1771 des Questions sur l’ Encyclopédie, ces mots n’étaient pas rangés dans un ordre alphabétique rigoureux. (B.)