Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Marie Magdeleine

La bibliothèque libre.
Éd. Garnier - Tome 20
◄  Mariage Marie Magdeleine Martyrs   ►



MARIE MAGDELEINE[1].

J’avoue que je ne sais pas où l’auteur de l’Histoire critique de Jésus-Christ[2] a trouvé que sainte Marie Magdeleine avait eu des complaisances criminelles pour le Sauveur du monde. Il dit, page 130, ligne M de la note, que c’est une prétention des Albigeois. Je n’ai jamais lu cet horrible blasphème ni dans l’histoire des Albigeois, ni dans leurs professions de foi. Cela est dans le grand nombre des choses que j’ignore. Je sais que les Albigeois avaient le malheur funeste de n’être pas catholiques romains ; mais il me semble que d’ailleurs ils avaient le plus profond respect pour la personne de Jésus.

Cet auteur de l’Histoire critique de Jésus-Christ[3] renvoie à la Christiade[4], espèce de poëme en prose, supposé qu’il y ait des poëmes en prose. J’ai donc été obligé de consulter l’endroit de cette Christiade où cette accusation est rapportée. C’est au chant ou livre IV, page 335, note 1 ; le poëte de la Christiade ne cite personne. On peut à la vérité, dans un poëme épique, s’épargner les citations ; mais il faut de grandes autorités en prose, quand il s’agit d’un fait aussi grave et qui fait dresser les cheveux à la tête de tout chrétien.

Que les Albigeois aient avancé ou non une telle impiété, il en résulte seulement que l’auteur de la Christiade se joue dans son chant ive sur le bord du crime. Il imite un peu le fameux sermon de Menot. Il introduit sur la scène Marie Magdeleine, sœur de Marthe et du Lazare, brillante de tous les charmes de la jeunesse et de la beauté, brûlante de tous les désirs, et plongée dans toutes les voluptés. C’est, selon lui, une dame de la cour ; ses richesses égalent sa naissance, son frère Lazare était comte de Béthanie, et elle marquise de Magdalet. Marthe eut un grand apanage, mais il ne nous dit pas où étaient ses terres. « Elle avait, dit le christiadier, cent domestiques et une foule d’amants ; elle eût attenté à la liberté de tout l’univers. Richesses, dignités, grandeurs ambitieuses, vous ne fûtes jamais si chères à Magdeleine que la séduisante erreur qui lui fit donner le surnom de pécheresse. Telle était la beauté dominante dans la capitale, quand le jeune et divin héros y arriva des extrémités de la Galilée[5]. Ses autres passions calmées cèdent à l’ambition de soumettre le héros dont on lui a parlé. »

Alors le christiadier imite Virgile. La marquise de Magdalet conjure sa sœur l’apanagée de faire réussir ses desseins coquets auprès de son jeune héros, comme Didon employa sa sœur Anne auprès du pieux Énée.

Elle va entendre le sermon de Jésus dans le temple, quoiqu’il n’y prêchât jamais[6]. « Son cœur vole au-devant du héros qu’elle adore, elle n’attend qu’un regard favorable pour en triompher, et faire de ce maître des cœurs un captif soumis. »

Enfin elle va le trouver chez Simon le lépreux, homme fort riche, qui lui donnait un grand souper, quoique jamais les femmes n’entrassent ainsi dans les festins, et surtout chez les pharisiens. Elle lui répand un grand pot de parfums sur les jambes, les essuie avec ses beaux cheveux blonds, et les baise.

Je n’examine pas si la peinture que fait l’auteur des saints transports de Magdeleine n’est pas plus mondaine que dévote ; si les baisers donnés sont exprimés avec assez de retenue ; si ces beaux cheveux blonds dont elle essuie les jambes de son héros ne ressemblent pas un peu trop à Trimalcion, qui à dîner s’essuyait les mains aux cheveux d’un jeune et bel esclave. Il faut qu’il ait pressenti lui-même qu’on pourrait trouver ses peintures trop lascives. Il va au-devant de la critique, en rapportant quelques morceaux d’un sermon de Massillon sur la Magdeleine. En voici un passage :

« Magdeleine avait sacrifié sa réputation au monde[7] : sa pudeur et sa naissance la défendirent d’abord contre les premiers mouvements de sa passion ; et il est à croire qu’aux premiers traits qui la frappèrent, elle opposa la barrière de sa pudeur et de sa fierté ; mais lorsqu’elle eut prêté l’oreille au serpent et consulté sa propre sagesse, son cœur lui fut ouvert à tous les traits de la passion. Magdeleine aimait le monde, et dès lors il n’est rien qu’elle ne sacrifie à cet amour ; ni cette fierté qui vient de la naissance, ni cette pudeur qui fait l’ornement du sexe, ne sont épargnées dans ce sacrifice : rien ne peut la retenir, ni les railleries des mondains, ni les infidélités de ses amants insensés à qui elle veut plaire, mais de qui elle ne peut se faire estimer, car il n’y a que la vertu qui soit estimable ; rien ne peut lui faire honte, comme cette femme prostituée de l’Apocalypse, elle portait sur son front le nom de mystère, c’est-à-dire qu’elle avait levé le voile, et qu’on ne la connaissait plus qu’au caractère de sa folle passion. »

J’ai cherché ce passage dans les Sermons de Massillon ; il n’est certainement pas dans l’édition que j’ai. J’ose même dire plus, il n’est pas de son style.

Le christiadier aurait dû nous informer où il a pêché cette rapsodie de Massillon, comme il aurait du nous apprendre où il a lu que les Albigeois osaient imputer à Jésus une intelligence indigne de lui avec Magdeleine.

Au reste, il n’est plus question de la marquise dans le reste de l’ouvrage. L’auteur nous épargne son voyage à Marseille avec le Lazare, et le reste de ses aventures.

Qui a pu induire un homme savant et quelquefois éloquent, tel que le paraît l’auteur de la Christiade, à composer ce prétendu poëme ? C’est l’exemple de Milton ; il nous le dit lui-même dans sa préface, mais on sait combien les exemples sont trompeurs. Milton, qui d’ailleurs n’a point hasardé ce faible monstre d’un poëme en prose ; Milton, qui a répandu de très-beaux vers blancs dans son Paradis perdu, parmi la foule de vers durs et obscurs dont il est plein, ne pouvait plaire qu’à des whigs fanatiques, comme a dit l’abbé Grécourt.

En chantant l’univers perdu pour une pomme,
Et Dieu pour le damner créant le premier homme.

Il a pu réjouir des presbytériens en faisant coucher le Péché avec la Mort, en tirant dans le ciel du canon de vingt-quatre, en faisant combattre le sec et l’humide, le froid et le chaud, en coupant en deux des anges qui se rentraient sur-le-champ, en bâtissant un pont sur le chaos, en représentant le Messiath qui prend dans une armoire du ciel un grand compas pour circonscrire la terre, etc., etc., etc. Virgile et Horace auraient peut-être trouvé ces idées un peu étranges. Mais si elles ont réussi en Angleterre à l’aide de quelques vers très-heureux, le christiadier s’est trompé quand il a espéré du succès de son roman, sans le soutenir par de beaux vers, qui à la vérité sont très-difficiles à faire.

Mais, dit l’auteur, un Jérôme Vida, évêque d’Albe, a fait jadis une très-importante Christiade en vers latins, dans laquelle il a transcrit beaucoup de vers de Virgile. — Eh bien, mon ami, pourquoi as-tu fait la tienne en prose française ? Que n’imitais-tu Virgile aussi ?

Mais feu M. d’Escorbiac, Toulousain, a fait aussi une Christiade. — Ah ! malheureux, pourquoi t’es-tu fait le singe de feu M. d’Escorbiac[8] ?

Mais Milton a fait aussi son roman du Nouveau Testament, son Paradis reconquis, en vers blancs qui ressemblent souvent à la plus mauvaise prose. — Va, va, laisse Milton mettre toujours aux prises Satan avec Jésus. C’est à lui qu’il appartient de faire conduire en grands vers, dans la Galilée, un troupeau de deux mille cochons par une légion de diables, c’est-à-dire par six mille sept cents diables qui s’emparent de ces cochons (à trois diables et sept vingtièmes par cochon), et qui les noient dans un lac. C’est à Milton qu’il sied bien de faire proposer à Dieu par le diable de faire ensemble un bon souper[9]. Le diable, dans Milton, peut à son aise couvrir la table d’ortolans, de perdrix, de soles, d’esturgeons, et faire servir à boire par Hébé et par Ganymède à Jésus-Christ. Le diable peut emporter Dieu sur une petite montagne, du haut de laquelle il lui montre le Capitole, les îles Moluques, et la ville des Indes où naquit la belle Angélique, qui fit tourner la tête à Roland. Après quoi le diable offre à Dieu de lui donner tout cela, pourvu que Dieu veuille l’adorer. Mais Milton a eu beau faire, on s’est moqué de lui ; on s’est moqué du pauvre frère Berruyer le jésuite ; on se moque de toi, prends la chose en patience.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Histoire critique de Jésus-Christ, ou Analyse raisonnée des Évangiles, page 130, note 3. (Note de Voltaire.)
  3. L’Histoire critique de Jésus-Christ est du baron d’Holbach.
  4. La Christiade, ou le Paradis reconquis, 1753, 6 vol. in-12. L’auteur est l’abbé J.-F. de La Baume-Desdossat.
  5. Il n’y avait pas bien loin. (Note de Voltaire.)
  6. Page 10, tome III. (Id.)
  7. Christiade, tome II, page 321, note 1. (Note de Voltaire.)
  8. Escorbiac n’ayant pas d’article dans la Biographie toulousaine, 1823, 2 vol. in-8o, on peut croire que sa Christiade n’a point été imprimée, et même que M. d’Escorbiac est un personnage imaginaire. (B.)
  9. Allons donc, fils de Dieu, mots-toi à table et mange.

    What doubt’st thou, son of God? sit down and eat.

    (Paradise regain’d, book II.)
    (Note de Voltaire.)


Mariage

Marie Magdeleine

Martyrs