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Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Messie

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Éd. Garnier - Tome 20
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MESSIE[1].
avertissement.

« Cet article est de M. Polier de Bottens, d’une ancienne famille de France, établie depuis deux cents ans en Suisse. Il est premier pasteur de Lausanne. Sa science est égale à sa piété. Il composa cet article pour le grand Dictionnaire encyclopédique, dans lequel il fut inséré. On en supprima seulement quelques endroits, dont les examinateurs crurent que des catholiques moins savants et moins pieux que l’auteur pourraient abuser. Il fut reçu avec l’applaudissement de tous les sages.

« On l’imprima en même temps dans un autre petit dictionnaire, et on l’attribua en France à un homme qu’on n’était pas fâché d’inquiéter. On supposa que l’article était impie, parce qu’on le supposait d’un laïque et on se déchaîna contre l’ouvrage et contre l’auteur prétendu. L’homme accusé se contenta de rire de cette méprise. Il voyait avec compassion sous ses yeux cet exemple des erreurs et des injustices que les hommes commettent tous les jours dans leurs jugements, car il avait le manuscrit du sage et du savant prêtre écrit tout entier de sa main. Il le possède encore. Il sera montré à qui voudra l’examiner. On y verra jusqu’aux ratures faites alors par ce laïque même, pour prévenir les interprétations malignes.

« Nous réimprimons donc aujourd’hui cet article dans toute l’intégrité de l’original. Nous en avons retranché, pour ne pas répéter ce que nous avons imprimé ailleurs : mais nous n’avons pas ajouté un seul mot.

« Le bon de toute cette affaire, c’est qu’un confrère de l’auteur respectable écrivit les choses du monde les plus ridicules contre cet article de son confrère, croyant écrire contre un ennemi commun. Cela ressemble à ces combats de nuit, dans lesquels on se bat contre ses camarades.

« Il est arrivé mille fois que des controversistes ont condamné des passages de saint Augustin, de saint Jérome, ne sachant pas qu’ils fussent de ces Pères. Ils anathématiseraient une partie du Nouveau Testament s’ils n’avaient point ouï dire de qui est ce livre. C’est ainsi qu’on juge trop souvent. »

Messie, Messias, ce terme vient de l’hébreu ; il est synonyme au mot grec Christ. L’un et l’autre sont des termes consacrés dans la religion, et qui ne se donnent plus aujourd’hui qu’à l’oint par excellence, ce souverain libérateur que l’ancien peuple juif attendait, après la venue duquel il soupire encore, et que les chrétiens trouvent dans la personne de Jésus, fils de Marie, qu’ils regardent comme l’oint du Seigneur, le Messie promis à l’humanité ; les Grecs emploient aussi le mot d’Eleimmenos[2], qui signifie la même chose que Christos.

Nous voyons dans l’Ancien Testament que le mot de Messie, loin d’être particulier au libérateur après la venue duquel le peuple d’Israël soupirait, ne l’était pas seulement aux vrais et fidèles serviteurs de Dieu, mais que ce nom fut souvent donné aux rois et aux princes idolâtres, qui étaient dans la main de l’Éternel les ministres de ses vengeances ou des instruments pour l’exécution des conseils de sa sagesse. C’est ainsi que l’auteur de l’Ecclésiastique dit d’Élisée[3], qui ungis reges ad pœnitentiam, ou comme l’ont rendu les Septante, ad vindictam. « Vous oignez les rois pour exercer la vengeance du Seigneur. » C’est pourquoi il envoya un prophète pour oindre Jéhu, roi d’Israël. Il annonça l’onction sacrée à Hazaël, roi de Damas et de Syrie[4], ces deux princes étant les Messies du Très-Haut pour venger les crimes et les abominations de la maisons d’Achab.

Mais au xlve d’Isaïe, v. 1, le nom de Messie est expressément donné à Cyrus. « Ainsi, a dit l’Éternel à Cyrus son oint, son Messie, duquel j’ai pris la main droite, afin que je terrasse les nations devant lui, etc. »

Ézéchiel, au xxviiie de ses révélations, v. 14, donne le nom de Messie au roi de Tyr, qu’il appelle aussi chérubin, et parle de lui et de sa gloire dans des termes pleins d’une emphase dont on sent mieux les beautés qu’on ne peut en saisir le sens. « Fils de l’homme, dit l’Éternel au prophète, prononce à haute voix une complainte sur le roi de Tyr, et lui dis : Ainsi a dit le Seigneur, l’Éternel, tu étais le sceau de la ressemblance de Dieu, plein de sagesse et parfait en beautés ; tu as été le jardin d’Éden du Seigneur (ou suivant d’autres versions), tu étais toutes les délices du Seigneur ; ta couverture était de pierres précieuses de toutes sortes, de sardoine, de topaze, de jaspe, de chrysolite, d’onyx, de béril, de saphir, d’escarboucle, d’émeraude et d’or. Ce que savaient faire tes tambours et tes flûtes a été chez toi ; ils ont été tout prêts au jour que tu fus créé ; tu as été un chérubin, un Messie pour servir de protection ; je t’avais établi ; tu as été dans la sainte montagne de Dieu ; tu as marché entre les pierres flamboyantes ; tu as été parfait en tes voies, dès le jour que tu fus créé, jusqu’à ce que la perversité a été trouvée en toi. »

Au reste, le nom de Messiah, en grec Christ, se donnait aux rois, aux prophètes et aux grands-prêtres des Hébreux. Nous lisons dans le Ier livre des Rois, chap. xii, v. 5 : « Le Seigneur et son Messie sont témoins, » c’est-à-dire « le Seigneur et le roi qu’il a établi ». Et ailleurs : « Ne touchez point mes oints, et ne faites aucun mal a mes disciples. » David, animé de l’esprit de Dieu, donne dans plus d’un endroit à Saül son beau-père, qui le persécutait et qu’il n’avait pas sujet d’aimer ; il donne, dis je, à ce roi réprouvé, et de dessus lequel l’esprit de l’Éternel s’était retiré, le nom et la qualité d’oint, de Messie du Seigneur. « Dieu me garde, dit-il fréquemment, de porter ma main sur l’oint du Seigneur, sur le Messie de Dieu.

Si le beau nom de Messie, d’oint de l’Éternel, a été donné à des rois idolâtres, à des princes cruels et tyrans, il a été très-employé dans nos anciens oracles pour désigner véritablement l’oint du Seigneur, ce Messie par excellence, objet du désir et de l’attente de tous les fidèles d’Israël. Ainsi Anne, mère de Samuel, conclut son cantique par ces paroles remarquables, et qui ne peuvent s’appliquer à aucun roi[5], puisqu’on sait que pour lors les Hébreux n’en avaient point : « Le Seigneur jugera les extrémités de la terre, il donnera l’empire à son roi, il relèvera la corne de son Christ, de son Messie. » On trouve ce même mot dans les oracles suivants : Psaume ii, v. 2 ; Psaume xxvii. v. 8 ; Jérémie (Thren.), iv, v. 20 ; Daniel, ix, v. 26 ; Habacuc, iii, v. 13.

Que si l’on rapproche tous ces divers oracles, et en général tous ceux qu’on applique pour l’ordinaire au Messie, il en résulte des contrastes en quelque sorte inconciliables, et qui justifient jusqu’à un certain point l’obstination du peuple à qui ces oracles furent donnés.

Comment en effet concevoir, avant que l’événement l’eût si bien justifié dans la personne de Jésus, fils de Marie ; comment concevoir, dis-je, une intelligence en quelque sorte divine et humaine tout ensemble, un être grand et abaissé qui triomphe du diable, et que cet esprit infernal, ce prince des puissances de l’air, tente, emporte et fait voyager malgré lui ; maître et serviteur, roi et sujet, sacrificateur et victime tout ensemble, mortel et vainqueur de la mort, riche et pauvre ; conquérant glorieux dont le règne éternel n’aura point de fin, qui doit soumettre toute la nature par ses prodiges, et cependant qui sera un homme de douleur, privé des commodités, souvent même de l’absolument nécessaire dans cette vie dont il se dit le roi, et qu’il vient combler de gloire et d’honneurs ; terminant une vie innocente, malheureuse, sans cesse contredite, et traversée par un supplice également honteux et cruel ; trouvant même dans cette humiliation, cet abaissement extraordinaire, la source d’une élévation unique qui le conduit au plus haut point de gloire, de puissance et de félicité, c’est-à-dire au rang de la première des créatures ?

Tous les chrétiens s’accordent à trouver ces caractères, en apparence si incompatibles, dans la personne de Jésus de Nazareth, qu’ils appellent le Christ ; ses sectateurs lui donnaient ce titre par excellence, non qu’il eût été oint d’une manière sensible et matérielle, comme l’ont été anciennement quelques rois, quelques prophètes et quelques sacrificateurs, mais parce que l’esprit divin l’avait désigné pour ces grands offices, et qu’il avait reçu l’onction spirituelle nécessaire pour cela.

(A[6]) Nous en étions là sur un article aussi important, lorsqu’un prédicateur hollandais, plus célèbre par cette découverte que par les médiocres productions d’un génie d’ailleurs faible et peu instruit, nous a fait voir que notre Seigneur Jésus était le Christ, le Messie de Dieu, ayant été oint dans les trois plus grandes époques de sa vie pour être notre roi, notre prophète, et notre sacrificateur.

Lors de son baptême, la voix du souverain maître de la nature le déclare son fils, son unique, son bien-aimé, et par là même son représentant.

Sur le Thabor, transfiguré, associé à Moïse et à Élie, cette même voix surnaturelle l’annonce à l’humanité comme le fils de celui qui anime et envoie les prophètes, et qui doit être écouté par préférence.

Dans Gethsémané, un ange descend du ciel pour le soutenir dans les angoisses extrêmes où le réduit l’approche de son supplice ; il le fortifie contre les frayeurs cruelles d’une mort qu’il ne peut éviter, et le met en état d’être un sacrificateur d’autant plus excellent qu’il est lui-même la victime innocente et pure qu’il va offrir.

Le judicieux prédicateur hollandais, disciple de l’illustre Coccéius, trouve l’huile sacramentale de ces diverses onctions célestes dans les signes visibles que la puissance de Dieu fit paraître sur son oint : dans son baptême, l’ombre de la colombe qui représentait le Saint-Esprit, qui descendit sur lui ; au Thabor, la nue miraculeuse qui le couvrit ; en Gethsémané, la sueur de grumeaux de sang dont tout son corps fut couvert.

Après cela, il faut pousser l’incrédulité à son comble pour ne pas reconnaître à ces traits l’oint du Seigneur par excellence, le Messie promis ; et l’on ne pourrait sans doute assez déplorer l’aveuglement inconcevable du peuple juif, s’il ne fût entré dans le plan de l’infinie sagesse de Dieu, et n’eût été, dans ses vues toutes miséricordieuses, essentiel à l’accomplissement de son œuvre, et au salut de l’humanité (B).

Mais aussi il faut convenir que dans l’état d’oppression sous lequel gémissait le peuple juif, et après toutes les glorieuses promesses que l’Éternel lui avait faites si souvent, il devait soupirer après la venue d’un Messie, l’envisager comme l’époque de son heureuse délivrance ; et qu’ainsi il est en quelque sorte excusable de n’avoir pas voulu reconnaître ce libérateur dans la personne du Seigneur Jésus, d’autant plus qu’il est de l’homme détenir plus au corps qu’à l’esprit, et d’être plus sensible aux besoins présents que flatté des avantages à venir, et toujours incertains par là même.

Au reste, on doit croire qu’Abraham, et après lui un assez petit nombre de patriarches et de prophètes, ont pu se faire une idée de la nature du règne spirituel du Messie ; mais ces idées durent rester dans le petit cercle des inspirés ; et il n’est pas étonnant qu’inconnues à la multitude, ces notions se soient altérées au point que lorsque le Sauveur parut dans la Judée, le peuple et ses docteurs, ses princes même, attendaient un monarque, un conquérant, qui par la rapidité de ses conquêtes devait s’assujettir tout le monde ; et comment concilier ces idées flatteuses avec l’état abject, en apparence misérable, de Jésus-Christ ? Aussi, scandalisés de l’entendre s’annoncer comme le Messie, ils le persécutèrent, le rejetèrent, et le firent mourir par le dernier supplice. Depuis ce temps-là, ne voyant rien qui achemine à l’accomplissement de leurs oracles, et ne voulant point y renoncer, ils se livrent à toutes sortes d’idées plus chimériques les unes que les autres.

Ainsi, lorsqu’ils ont vu les triomphes de la religion chrétienne, qu’ils ont senti qu’on pouvait expliquer spirituellement, et appliquer à Jésus-Christ la plupart de leurs anciens oracles, ils se sont avisés, contre le sentiment de leurs pères, de nier que les passages que nous leur alléguons dussent s’entendre du Messie, tordant ainsi nos saintes Écritures à leur propre perte.

Quelques-uns soutiennent que leurs oracles ont été mal entendus ; qu’en vain on soupire après la venue du Messie, puisqu’il est déjà venu en la personne d’Ézéchias. C’était le sentiment du fameux Hillel. D’autres, plus relâchés, ou cédant avec politique aux temps et aux circonstances, prétendent que la croyance de la venue d’un Messie n’est point un article fondamental de foi, et qu’en niant ce dogme on ne pervertit point la loi, on ne lui donne qu’une légère atteinte. C’est ainsi que le juif Albo disait au pape que nier la venue du Messie, c’était seulement couper une branche de l’arbre sans toucher à la racine.

Le fameux rabbin Salomon Jarchi ou Raschi, qui vivait au commencement du xiie siècle, dit, dans ses Talmudiques, que les anciens Hébreux ont cru que le Messie était né le jour de la dernière destruction de Jérusalem par les armées romaines : c’est, comme on dit, appeler le médecin après la mort.

Le rabbin Kimchi, qui vivait aussi au xiie siècle, annonçait que le Messie, dont il croyait la venue très-prochaine, chasserait de la Judée les chrétiens qui la possédaient pour lors ; il est vrai que les chrétiens perdirent la Terre Sainte, mais ce fut Saladin qui les vainquit ; pour peu que ce conquérant eût protégé les juifs, et se fût déclaré pour eux, il est vraisemblable que dans leur enthousiasme ils en auraient fait leur Messie.

Les auteurs sacrés, et notre Seigneur Jésus lui-même, comparent souvent le règne du Messie et l’éternelle béatitude à des jours de noces, à des festins ; mais les talmudistes ont étrangement abusé de ces paraboles ; selon eux, le Messie donnera à son peuple rassemblé dans la terre de Chanaan un repas dont le vin sera celui qu’Adam lui-même fit dans le paradis terrestre, et qui se conserve dans de vastes celliers, creusés par les anges au centre de la terre.

On servira pour entrée le fameux poisson appelé le grand Léviathan, qui avale tout d’un coup un poisson moins grand que lui, lequel ne laisse pas d’avoir trois cents lieues de long ; toute la masse des eaux est portée sur Léviathan, Dieu au commencement en créa un mâle et un autre femelle ; mais de peur qu’ils ne renversassent la terre, et qu’ils ne remplissent l’univers de leurs semblables, Dieu tua la femelle, et la sala pour le festin du Messie.

Les rabbins ajoutent qu’on tuera pour ce repas le taureau Béhémoth, qui est si gros qu’il mange tous les jours le foin de mille montagnes ; la femelle de ce taureau fut tuée au commencement du monde, afin qu’une espèce si prodigieuse ne se multipliât pas, ce qui n’aurait pu que nuire aux autres créatures ; mais ils assurent que l’Éternel ne la sala pas, parce que la vache salée n’est pas si bonne que la léviathane. Les juifs ajoutent encore si bien foi à toutes ces rêveries rabbiniques que souvent ils jurent sur leur part du bœuf Béhémoth, comme quelques chrétiens impies jurent sur leur part du paradis.

Après des idées si grossières sur la venue du Messie et sur son règne, faut-il s’étonner si les juifs, tant anciens que modernes, et plusieurs même des premiers chrétiens, malheureusement imbus de toutes ces rêveries, n’ont pu s’élever à l’idée de la nature divine de l’oint du Seigneur, et n’ont pas attribué la qualité de dieu au Messie ? Voyez comme les juifs s’expriment là-dessus dans l’ouvrage intitulé Judæi lusitani Quæstiones ad Christianos[7]. « Reconnaître, disent-ils, un homme-Dieu, c’est abuser soi-même, c’est se forger un monstre, un centaure, le bizarre composé de deux natures qui ne sauraient s’allier. » Ils ajoutent que les prophètes n’enseignent point que le Messie soit homme-Dieu, qu’ils distinguent expressément entre Dieu et David, qu’ils déclarent le premier maître, et le second serviteur, etc.....

Lorsque le Sauveur parut, les prophéties, quoique claires, furent malheureusement obscurcies par les préjugés sucés avec le lait. Jésus-Christ lui-même, ou par ménagement, ou pour ne pas révolter les esprits, paraît extrêmement réservé sur l’article de sa divinité : « Il voulait, dit saint Chrysostome, accoutumer insensiblement ses auditeurs à croire un mystère si fort élevé au-dessus de la raison. » S’il prend l’autorité d’un Dieu en pardonnant les péchés, cette action soulève tous ceux qui en sont les témoins ; ses miracles les plus évidents ne peuvent convaincre de sa divinité ceux même en faveur desquels il les opère. Lorsque devant le tribunal du souverain sacrificateur il avoue, avec un modeste détour, qu’il est le fils de Dieu, le grand-prêtre déchire sa robe et crie au blasphème. Avant l’envoi du Saint-Esprit, les apôtres ne soupçonnent pas même la divinité de leur cher maître ; il les interroge sur ce que le peuple pense de lui ; ils répondent que les uns le prennent pour Élie, les autres pour Jérémie, ou pour quelque autre prophète. Saint Pierre a besoin d’une révélation particulière pour connaître que Jésus est le Christ, le fils du Dieu vivant.

Les Juifs, révoltés contre la divinité de Jésus-Christ, ont eu recours à toutes sortes de voies pour détruire ce grand mystère : ils détournent le sens de leurs propres oracles, ou ne les appliquent pas au Messie : ils prétendent que le nom de Dieu, Éloï, n’est pas particulier à la Divinité, et qu’il se donne même par les auteurs sacrés aux juges, aux magistrats, en général à ceux qui sont élevés en autorité ; ils citent en effet un très-grand nombre de passages des saintes Écritures, qui justifient cette observation, mais qui ne donnent aucune atteinte aux termes exprès des anciens oracles qui regardent le Messie.

Enfin ils prétendent que si le Sauveur, et après lui les évangélistes, les apôtres et les premiers chrétiens, appellent Jésus le Fils de Dieu, ce terme auguste ne signifiait, dans les temps évangéliques, autre chose que l’opposé de fils de Bélial, c’est-à-dire homme de bien, serviteur de Dieu, par opposition à un méchant, un homme qui ne craint point Dieu.

Si les Juifs ont contesté à Jésus-Christ la qualité de Messie et sa divinité, ils n’ont rien négligé aussi pour le rendre méprisable, pour jeter sur sa naissance, sa vie et sa mort, tout le ridicule et tout l’opprobre qu’a pu imaginer leur criminel acharnement.

De tous les ouvrages qu’a produits l’aveuglement des Juifs, il n’en est point de plus odieux et de plus extravagant que le livre ancien intitulé Sepher Toldos Jeschut, tiré de la poussière par M. Vagenseil dans le second tome de son ouvrage intitulé Tela ignea Satanæ, etc.

C’est dans ce Sepher Toldos Jeschut qu’on lit une histoire monstrueuse de la vie de notre Sauveur, forgée avec toute la passion et la mauvaise foi possibles. Ainsi, par exemple, ils ont osé écrire qu’un nommé Panther ou Pandera, habitant de Bethléem, était devenu amoureux d’une jeune femme mariée à Jokanan. Il eut de ce commerce impur un fils qui fut nommé Jesua ou Jesu. Le père de cet enfant fut obligé de s’enfuir, et se retira à Babylone. Quant au jeune Jesu, on l’envoya aux écoles ; mais, ajoute l’auteur, il eut l’insolence de lever la tête et de se découvrir devant les sacrificateurs, au lieu de paraître devant eux la tête baissée et le visage couvert, comme c’était la coutume : hardiesse qui fut vivement tancée ; ce qui donna lieu d’examiner sa naissance, qui fut trouvée impure, et l’exposa bientôt à l’ignominie.

Ce détestable livre Sepher Toldos Jeschut était connu dès le iie siècle ; Celse le cite avec confiance, et Origène le réfute au chapitre neuvième.

Il y a un autre livre intitulé aussi Toldos Jeschut, publié l’an 1705 par M. Huldric, qui suit de plus près l’Évangile de l’enfance, mais qui commet à tout moment les anachronismes les plus grossiers ; il fait naître et mourir Jésus-Christ sous le règne d’Hérode le Grand : il veut que ce soit à ce principe qu’aient été faites les plaintes sur l’adultère de Panther et de Marie mère de Jésus.

L’auteur, qui prend le nom de Jonatham, qui se dit contemporain de Jésus-Christ et demeurant à Jérusalem, avance qu’Hérode consulta sur le fait de Jésus-Christ les sénateurs d’une ville dans la terre de Césarée ; nous ne suivrons pas un auteur aussi absurde dans toutes ses contradictions.

Cependant c’est à la faveur de toutes ces calomnies que les juifs s’entretiennent dans leur haine implacable contre les chrétiens et contre l’Évangile ; ils n’ont rien négligé pour altérer la chronologie du Vieux Testament, et pour répandre des doutes et des difficultés sur le temps de la venue de notre Sauveur.

Ahmed-ben-Cassum-la-Andacousi, Maure de Grenade, qui vivait sur la fin du xvie siècle, cite un ancien manuscrit arabe qui fut trouvé avec seize lames de plomb, gravées en caractères arabes, dans une grotte près de Grenade. Don Pedro y Quinones, archevêque de Grenade, en a rendu lui-même témoignage. Ces lames de plomb, qu’on appelle de Grenade, ont été depuis portées à Rome, où, après un examen de plusieurs années, elles ont enfin été condamnées comme apocryphes sous le pontificat d’Alexandre VII ; elles ne renferment que des histoires fabuleuses touchant la vie de Marie et de son fils.

Le nom de Messie, accompagné de l’épithète de faux, se donne encore à ces imposteurs qui dans divers temps ont cherché à abuser la nation juive. Il y eut de ces faux messies avant même la venue du véritable oint de Dieu. Le sage Gamaliel parle[8] d’un nommé Théodas, dont l’histoire se lit dans les antiquités judaïques de Josèphe, liv. XX, chap. ii. Il se vantait de passer le Jourdain à pied sec ; il attira beaucoup de gens à sa suite ; mais les Romains étant tombés sur sa petite troupe la dissipèrent, coupèrent la tête au malheureux chef, et l’exposèrent dans Jérusalem.

Gamaliel parle aussi de Judas le Galiléen, qui est sans doute le même dont Josèphe fait mention dans le douzième chapitre du second livre de la guerre des Juifs. Il dit que ce faux prophète avait ramassé près de trente mille hommes ; mais l’hyperbole est le caractère de l’historien juif.

Dès les temps apostoliques, l’on vit Simon surnommé le Magicien[9], qui avait su séduire les habitants de la Samarie, au point qu’ils le considéraient comme la vertu de Dieu.

Dans le siècle suivant, l’an 178 et 179 de l’ère chrétienne, sous l’empire d’Adrien, parut le faux messie Barchochébas, à la tête d’une armée. L’empereur envoya contre lui Julius Severus, qui, après plusieurs rencontres, enferma les révoltés dans la ville de Bither ; elle soutint un siége opiniâtre, et fut emportée : Barchochébas y fut pris et mis à mort. Adrien crut ne pouvoir mieux prévenir les continuelles révoltes des Juifs qu’en leur défendant par un édit d’aller à Jérusalem ; il établit même des gardes aux portes de cette ville pour en défendre l’entrée aux restes du peuple d’Israël.

On lit dans Socrate, historien ecclésiastique[10], que l’an 434 il parut dans l’Ile de Candie un faux messie qui s’appelait Moïse. Il se disait l’ancien libérateur des Hébreux, ressuscité pour les délivrer encore.

Un siècle après, en 530, il y eut dans la Palestine un faux messie nommé Julien ; il s’annonçait comme un grand conquérant qui, à la tête de sa nation, détruirait par les armes tout le peuple chrétien ; séduits par ses promesses, les Juifs armés massacrèrent plusieurs chrétiens. L’empereur Justinien envoya des troupes contre lui ; on livra bataille au faux Christ ; il fut pris, et condamné au dernier supplice.

Au commencement du viiie siècle, Serenus, juif espagnol, se porta pour messie, prêcha, eut des disciples, et mourut comme eux dans la misère.

Il s’éleva plusieurs faux messies dans le xiie siècle. Il en parut un en France sous Louis le Jeune ; il fut pendu, lui et ses adhérents, sans qu’on ait jamais su les noms ni du maître ni des disciples.

Le xiiie siècle fut fertile en faux messies ; on en compte sept ou huit qui parurent en Arabie, en Perse, dans l’Espagne, en Moravie : l’un d’eux, qui se nommait David el Re, passe pour avoir été un très-grand magicien ; il séduisit les Juifs, et se vit à la tête d’un parti considérable ; mais ce messie fut assassiné.

Jacques Zieglerne de Moravie, qui vivait au milieu du xvie siècle, annonçait la prochaine manifestation du Messie, né, à ce qu’il assurait, depuis quatorze ans ; il l’avait vu, disait-il, à Strasbourg, et il gardait avec soin une épée et un sceptre pour les lui mettre en main dès qu’il serait en âge d’enseigner.

L’an 1624, un autre Zieglerne confirma la prédiction du premier.

L’an 1666, Sabatei-Sévi, né dans Alep, se dit le Messie prédit par les Zieglernes. Il débuta par prêcher sur les grands chemins et au milieu des campagnes : les Turcs se moquaient de lui, pendant que ses disciples l’admiraient. Il paraît qu’il ne mit pas d’abord dans ses intérêts le gros de la nation juive, puisque les chefs de la synagogue de Smyrne portèrent contre lui une sentence de mort ; mais il en fut quitte pour la peur et le bannissement.

Il contracta trois mariages, et l’on prétend qu’il n’en consomma point, disant que cela était au-dessous de lui. Il s’associa un nommé Nathan-Lévi : celui-ci fit le personnage du prophète Élie, qui devait précéder le Messie. Ils se rendirent à Jérusalem, et Nathan y annonça Sabatei-Sévi comme le libérateur des nations. La populace juive se déclara pour eux ; mais ceux qui avaient quelque chose à perdre les anathématisèrent.

Sévi, pour fuir l’orage, se retira à Constantinople et de là à Smyrne ; Nathan-Lévi lui envoya quatre ambassadeurs, qui le reconnurent et le saluèrent publiquement en qualité de Messie ; cette ambassade en imposa au peuple, et même à quelques docteurs, qui déclarèrent Sabatei-Sévi messie et roi des Hébreux. Mais la synagogue de Smyrne condamna son roi à être empalé.

Sabatei se mit sous la protection du cadi de Smyrne, et eut bientôt pour lui tout le peuple juif ; il fit dresser deux trônes, un pour lui et l’autre pour son épouse favorite ; il prit le nom de roi des rois, et donna à Joseph Sévi son frère celui de roi de Juda. Il promit aux Juifs la conquête de l’empire ottoman assurée. Il poussa même l’insolence jusqu’à faire ôter de la liturgie juive le nom de l’empereur, et à y faire substituer le sien.

On le fit mettre en prison aux Dardanelles ; les Juifs publièrent qu’on n’épargnait sa vie que parce que les Turcs savaient bien qu’il était immortel. Le gouverneur des Dardanelles s’enrichit des présents que les Juifs lui prodiguèrent pour visiter leur roi, leur messie prisonnier, qui dans les fers conservait toute sa dignité, et se faisait baiser les pieds.

Cependant le sultan, qui tenait sa cour à Andrinople, voulut faire finir cette comédie ; il fit venir Sévi, et lui dit que s’il était messie il devait être invulnérable ; Sévi en convint. Le Grand Seigneur le fit placer pour but aux flèches de ses icoglans ; le messie avoua qu’il n’était point invulnérable, et protesta que Dieu ne l’envoyait que pour rendre témoignage à la sainte religion musulmane. Fustigé par les ministres de la loi, il se fit mahométan, et il vécut et mourut également méprisé des Juifs et des musulmans : ce qui a si fort discrédité la profession de faux messie que Sévi est le dernier qui ait paru[11].


  1. Voilà un des articles les plus hardis de ce livre ; et c’est bien l’occasion, croyons-nous, de donner quelques détails sur le tapage que fit le Dictionnaire philosophique portatif, lors de son apparition.

    Voltaire avait assuré le succès de la grande Encyclopédie en lui apportant la force de sa collaboration (1755), quand la publication de l’œuvre fut soudainement suspendue par arrêt. Or, après sept ans d’attente, et comme la suspension durait toujours, on apprit à Paris qu’un Dictionnaire philosophique, mais portatif celui-là, venait de paraître en Suisse sans nom d’auteur. Un exemplaire arrive à Paris. Tous les amis de Voltaire de s’écrier sans réflexion : « C’est de lui ! c’est son style ! » À ces cris, l’orage se forme. Un abbé d’Estrée, ex-associé de Fréron, donne un exemplaire du livre au procureur général, qui se propose d’instrumenter contre Voltaire ; l’évêque d’Orléans se déchaîne contre Voltaire ; on va même jusqu’à s’adresser au roi en termes très-forts contre Voltaire, et le roi promet de faire examiner le livre qu’on impute au philosophe. Instruit de tout ce bruit, de toutes ces dénonciations, celui-ci craint d’être obligé de fuir, il craint surtout que le scandale grossisse tellement autour du Portatif que la grande Encyclopédie ne puisse jamais plus reparaître. Il n’y a pas à hésiter. Voulant conjurer la tempête, il écrit net au censeur Marin qu’il proteste contre la calomnie dont il est victime. Puis il prie d’Argental, et Damilaville, et Mme du Deffant, et Mme d’Épinai, et d’Alembert, de dire, de répéter que le livre n’est pas de lui, qu’il est de plusieurs mains, que l’auteur du recueil est un nommé Dubut, petit apprenti théologien de Hollande, et voilà qu’il fait agir, aller, venir le Dubut qu’il a créé. Mais la tempête grossit toujours. Alors Voltaire imagine de désigner les auteurs des articles. L’article Messie est du premier pasteur de l’Église de Lausanne, Polier de Bottons. Voltaire a chez lui la copie signée du pasteur ; deux conseillers de Genève sont venus constater cette signature ; l’article Apocalypse est d’Abauzit ; l’article Enfer est tiré de Warburton ; l’article Baptême est bien de Middleton ; il ne voit de lui dans ce recueil que Amour, Amitié, Guerre, Gloire, etc., tous articles destinés autrefois à la grande Encyclopédie. Et il écrit cela au président Hénault, qui doit examiner le livre pour le roi ; au duc de Richelieu, qui doit user de son influence à la cour ; à M. de Praslin, qui promet de parler en ce sens au conseil ; enfin il en fait dire un mot en pleine Académie. Et voilà le roi, la cour, le conseil, l’Académie, qui en prennent leur parti et qui s’apaisent. Mais reste le parlement, et Voltaire a beau dire encore que le livre n’a été imprimé que pour tirer de misère une famille malheureuse, il a beau vouloir circonvenir les conseillers les plus influents, Joly de Fleury n’en rédige pas moins son réquisitoire. Toutefois, pendant qu’il rédigeait, le livre incendiaire réapparaissait en Hollande avec plus d’éclat encore que la veille, terriblement augmenté, pour employer l’expression même de Voltaire. (G. A.)

    — L’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique contenait une partie de ce qui forme aujourd’hui l’article Messie. Le morceau reparut en 1765, dans le tome X de l’Encyclopédie, mais sans qu’il indiquât d’auteur. L’édition de 1770 du Dictionnaire philosophique ne le nomme pas encore. C’est en 1770 que parut le Dictionnaire philosopho-théologique-portatif, de Paulian, où l’article Messie est vivement attaqué.

    Lorsqu’en 1771 Voltaire reproduisit le morceau dans la huitième partie de ses Questions sur l’Encyclopédie, il y avait fait quelques additions, et y ajouta l’Avertissement qui le précède, et où il dit alors que l’article Messie est de Polier de Bottens. Il le répète dans son Fragment sur les Dictionnaires satiriques, qu’on trouvera dans les Mélanges, année 1771. Polier de Bottens n’est mort qu’en 1784, et je n’ai pas connaissance qu’il ait désavoué ce qu’avait avancé Voltaire dans des imprimés. La Correspondance de Voltaire est d’accord avec ce qui est dit dans l’Avertissement (voyez les lettres à Damilaville, du 12 octobre 1764 : au président Hénault, du 20 octobre 1764 ; à d’Argental, du 14 novembre 1764 ; à d’Alembert, des 12 et 19 octobre 1764). (B.)

  2. C’est par fautes d’impression qu’au lieu de Eleimmenos, on lit Eleimmeros dans l’Encyclopédie, dans toutes les éditions des Questions sur l’Encyclopédie, dans les éditions de Kehl, etc. Il arrive fréquemment à l’impression de prendre un e pour un c, et un r pour un n. (B.)
  3. Ecclésiastiq., chapitre xlviii, v. 8. (Note de Voltaire.)
  4. III des Rois, chapitre xix, v. 15 et 16. (Id.)
  5. I. Rois, chapitre ii. v. 10. (Note de Voltaire.)
  6. On supprima dans les Dictionnaires (depuis A jusqu’à B) tout ce paragraphe concernant le prédicateur hollandais, parce qu’on le crut hors d’œuvre. (Note de Voltaire.) — Cette note existe telle qu’on la lit ici dans la première édition des Questions sur l’Encyclopédie. Le morceau auquel elle se rapporte (c’est-à-dire les six alinéas qui suivent) ne se trouve en effet ni dans les premières éditions du Dictionnaire philosophique, ni dans la Raison par alphabet, ni dans l’Encyclopédie, qui sont les ouvrages désignés ici par le mot Dictionnaires, et dans lesquels la suppression est plus longue que ne l’indique Voltaire, car on n’y trouve pas non plus les deux alinéas qui précèdent, commençant par : « Comment en effet concevoir, » et « Tous les chrétiens, etc. » (B.)
  7. Quæst. i, ii, iv, xxiii, etc. (Note de Voltaire.)
  8. Act. apost., chapitre v, v. 34, 35, 36. (Note de Voltaire.)
  9. Act. apost., chapitre viii, v. 9. 10. (Id.)
  10. Socr., Hist. eccl., livre II, chapitre xxxviii. (Note de Voltaire.)
  11. Voyez l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, tome XIII, page 142, où l’histoire de Sévi est plus détaillée.