Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Prières

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Éd. Garnier - Tome 20
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PRIÈRES[1].

Nous ne connaissons aucune religion sans prières ; les Juifs mêmes en avaient, quoiqu’il n’y eût point chez eux de formule publique, jusqu’au temps où ils chantèrent leurs cantiques dans leurs synagogues, ce qui n’arriva que très-tard.

Tous les hommes, dans leurs désirs et dans leurs craintes, invoquèrent le secours d’une divinité. Des philosophes, plus respectueux envers l’Être suprême, et moins condescendants à la faiblesse humaine, ne voulurent, pour toute prière, que la résignation. C’est en effet tout ce qui semble convenir entre la créature et le créateur. Mais la philosophie n’est pas faite pour gouverner le monde ; elle s’élève trop au-dessus du vulgaire ; elle parle un langage qu’il ne peut entendre. Ce serait proposer aux marchandes de poissons frais d’étudier les sections coniques.

Parmi les philosophes même, je ne crois pas qu’aucun autre que Maxime de Tyr ait traité cette matière ; voici la substance des idées de ce Maxime.

L’Éternel a ses desseins de toute éternité. Si la prière est d’accord avec ses volontés immuables, il est très-inutile de lui demander ce qu’il a résolu de faire. Si on le prie de faire le contraire de ce qu’il a résolu, c’est le prier d’être faible, léger, inconstant ; c’est croire qu’il soit tel, c’est se moquer de lui. Ou vous lui demandez une chose juste : en ce cas il la doit, et elle se fera sans qu’on l’en prie ; c’est même se défier de lui que lui faire instance ; ou la chose est injuste, et alors on l’outrage. Vous êtes digne ou indigne de la grâce que vous implorez : si digne, il le sait mieux que vous ; si indigne, on commet un crime de plus en demandant ce qu’on ne mérite pas.

En un mot, nous ne faisons des prières à Dieu que parce que nous l’avons fait à notre image. Nous le traitons comme un bacha, comme un sultan qu’on peut irriter ou apaiser.

Enfin toutes les nations prient Dieu : les sages se résignent et lui obéissent.

Prions avec le peuple, et résignons-nous avec les sages.

Nous avons déjà parlé[2] des prières publiques de plusieurs nations, et de celles des Juifs. Ce peuple en a une depuis un temps immémorial, laquelle mérite toute notre attention par sa conformité avec notre prière enseignée par Jésus-Christ même. Cette oraison juive s’appelle le Kadish ; elle commence par ces mots : « Ô Dieu ! que votre nom soit magnifié et sanctifié ; faites régner votre règne ; que la rédemption fleurisse, et que le Messie vienne promptement ! »

Ce Kadish, qu’on récite en chaldéen, a fait croire qu’il était aussi ancien que la captivité, et que ce fut alors qu’ils commencèrent à espérer un messie, un libérateur, qu’ils ont demandé depuis dans les temps de leurs calamités.

Ce mot de messie, qui se trouve dans cette ancienne prière, a fourni beaucoup de disputes sur l’histoire de ce peuple. Si cette prière est du temps de la transmigration à Babylone, il est clair qu’alors les Juifs devaient souhaiter et attendre un libérateur. Mais d’où vient que, dans des temps plus funestes encore, après la destruction de Jérusalem par Titus, ni Josèphe ni Philon ne parlèrent jamais de l’attente d’un messie ? Il y a des obscurités dans l’histoire de tous les peuples ; mais celle des Juifs est un chaos perpétuel. Il est triste pour les gens qui veulent s’instruire que les Chaldéens et les Égyptiens aient perdu leurs archives, tandis que les Juifs ont conservé les leurs[3].

Voici sur la prière une anecdote assez curieuse, et qui ne paraîtra pas déplacée à la suite de ce qu’on vient de rapporter dans cet article. Il s’agit d’un acte juridique, dont une copie, que l’on assure très-fidèle, est parvenue en nos mains depuis peu. Il fut dressé par ordre d’un bon seigneur picard, qui probablement n’avait jamais lu les écrits de Maxime de Tyr, mais dont les idées ne laissent pas d’avoir une grande analogie avec celles de ce philosophe grec. C’est au lecteur à les apprécier : contentons-nous de transcrire le texte de cet acte.

« Du 30 septembre mil sept cent soixante-trois, à la requête de M. le comte de Créqui-Canaple, surnommé Hugues au baptême, seigneur de Quatrequine, de la châtellenie d’Orville, etc., etc., demeurant ci-devant à Port, et de présent à sa terre d’Orville, soit signifié et dûment fait savoir au sieur Jean-Baptiste-Laurent Vichery, prêtre, curé de la paroisse d’Orville, y demeurant, qu’il ait à se déporter, en ce qui le concerne, de l’usage de nommer le seigneur d’Orville aux prières publiques de l’Église, parce que Dieu, étant juste, accorde infailliblement ce qui est juste, sans en exiger la demande, et refuse pareillement tout ce qui est injuste, quand même on le lui demanderait. Et parce que, d’ailleurs, il est manifeste que la prière procède du vouloir être obéi, et par conséquent s’offense du refus de l’obéissance, ce qui est précisément le déni du vrai culte : car le vouloir de l’homme doit se conformer au vouloir divin, et non le vouloir divin au vouloir de l’homme ; d’où il résulte que la prière est un acte de rébellion contre la Divinité, puisqu’elle tend à conformer le vouloir divin au vouloir de l’homme. En conséquence, ledit seigneur de Créqui-Canaple, sans s’arrêter à l’usage de l’Europe entière et même de toutes les nations sur la prière, déclare audit sieur curé d’Orville qu’il ne consent point que personne prie pour lui, ni de prier lui-même pour les vivants ni pour les morts, se reposant entièrement sur la toute-science, la toute-sagesse et la toute-puissance de la Divinité en ses jugements ; pareillement, qu’il ne consent pas que ledit sieur curé d’Orville le nomme aux prières publiques, et s’y oppose formellement ; à ce qu’il n’en prétende cause d’ignorance, dont acte. Signé, etc.; signifié, etc.; contrôlé, etc., etc. »


  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Article Oraison, page 146, et tome XI, page 127.
  3. Fin de l’article en 1772, et même en 1775. Ce qui suit n’est pas dans les éditions de Kehl, mais avait déjà été publié dans l’édition en quarante-deux volumes, lorsqu’en 1821 je l’imprimai après l’avoir copié sur un écrit de la main de Wagnière. (B.)


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