Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Priviléges Cas privilégiés

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Éd. Garnier - Tome 20
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PRIVILÉGES, CAS PRIVILÉGIÉS[1].

L’usage, qui prévaut presque toujours contre la raison, a voulu qu’on appelât privilégiés les délits des ecclésiastiques et des moines contre l’ordre civil, ce qui est pourtant très-commun ; et qu’on nommât délits communs ceux qui ne regardent que la discipline ecclésiastique, cas dont la police civile ne s’embarrasse pas, et qui sont abandonnés à la hiérarchie sacerdotale.

L’Église n’ayant de juridiction que celle que les souverains lui ont accordée, et les juges de l’Église n’étant ainsi que des juges privilégiés par le souverain, on devrait appeler cas privilégiés ceux qui sont de leur compétence, et délits communs ceux qui doivent être punis par les officiers du prince. Mais les canonistes, qui sont très-rarement exacts dans leurs expressions, surtout lorsqu’il s’agit de la juridiction royale, ayant regardé un prêtre nommé official comme étant de droit le seul juge des clercs, ils ont qualifié de privilége ce qui appartient de droit commun aux tribunaux laïques, et les ordonnances des rois ont adopté cette expression en France.

S’il faut se conformer à cet usage, le juge d’Église connaît seul du délit commun ; mais il ne connaît des cas privilégiés que concurremment avec le juge royal. Celui-ci se rend au tribunal de l’officialité, mais il n’y est que l’assesseur du juge d’Église. Tous les deux sont assistés de leur greffier ; chacun rédige séparément, mais en présence l’un de l’autre, les actes de la procédure. L’official, qui préside, interroge seul l’accusé ; et si le juge royal a des questions à lui faire, il doit requérir le juge d’Église de les proposer. L’instruction conjointe étant achevée, chaque juge rend séparément son jugement.

Cette procédure est hérissée de formalités, et elle entraîne d’ailleurs des longueurs qui ne devraient pas être admises dans la jurisprudence criminelle. Les juges d’Église, qui n’ont pas fait une étude des lois et des formalités, n’instruisent guère de procédures criminelles sans donner lieu à des appels comme d’abus, qui ruinent en frais le prévenu, le font languir dans les fers, ou retardent sa punition s’il est coupable.

D’ailleurs, les Français n’ont aucune loi précise qui ait déterminé quels sont les cas privilégiés. Un malheureux gémit souvent une année entière dans les cachots avant de savoir quels seront ses juges.

Les prêtres et les moines sont dans l’État et sujets de l’État : il est bien étrange que lorsqu’ils ont troublé la société, ils ne soient pas jugés comme les autres citoyens, par les seuls officiers du souverain.

Chez les Juifs, les grands-prêtres mêmes n’avaient point ce privilége, que nos lois ont accordé à de simples habitués de paroisse. Salomon déposa le grand-pontife Abiathar, sans le renvoyer à la synagogue pour lui faire son procès[2]. Jésus-Christ, accusé devant un juge séculier et païen, ne récusa pas sa juridiction. Saint Paul, traduit au tribunal de Félix et de Festus, ne le déclina point.

L’empereur Constantin accorda d’abord ce privilège aux évêques ; Honorius et Théodose le jeune retendirent à tous les clercs, et Justinien le confirma.

En rédigeant l’ordonnance criminelle de 1670, le conseiller d’État Pussort et le président de Novion étaient d’avis[3] d’abolir la procédure conjointe, et de rendre aux juges royaux le droit de juger seuls les clercs accusés de cas privilégiés ; mais cet avis raisonnable fut combattu par le premier président de Lamoignon et par l’avocat général Talon ; et une loi qui était faite pour réformer nos abus confirma le plus ridicule de tous.

Une déclaration du roi du 26 avril 1657 défend au parlement de Paris de continuer la procédure commencée contre le cardinal de Retz, accusé de crime de lèse-majesté. La même déclaration veut que le procès des cardinaux, archevêques, et évêques du royaume, accusés du crime de lèse-majesté, soient instruits et jugés par les juges ecclésiastiques, comme il est ordonné par les canons.

Mais cette déclaration, contraire aux usages du royaume, n’a été enregistrée dans aucun parlement, et ne serait pas suivie. Nos livres rapportent plusieurs arrêts qui ont décrété de prise de corps, déposé, confisqué les biens, et condamné à l’amende et à d’autres peines des cardinaux, des archevêques, et des évêques. Ces peines ont été prononcées :

Contre l’évêque de Nantes, par arrêt du 25 juin 1455 ;

Contre Jean de La Balue, cardinal et évêque d’Angers, par arrêt du 29 juillet 1469 ;

Contre Jean Hébert, évêque de Constance, en 1480 ;

Contre Louis de Rochechouart, évêque de Nantes, en 1481 ;

Contre Geoffroi de Pompadour, évêque de Périgueux, et Georges d’Amboise, évêque de Montauban, en 1488 ;

Contre Geoffroi Dintiville, évêque d’Auxerre, en 1531 ;

Contre Bernard Lordat, évêque de Pamiers, en 1537 ;

Contre le cardinal de Châtillon, évêque de Beauvais, le 19 mars 1569 ;

Contre Geoffroi de la Martonie, évêque d’Amiens, le 9 juillet 1594 ;

Contre Gilbert Genebrard, archevêque d’Aix, le 26 janvier 1596 ;

Contre Guillaume Rose, évêque de Senlis, le 5 septembre 1598 ;

Contre le cardinal de Sourdis, archevêque de Bordeaux, le 17 novembre 1615.

Le parlement de Paris décréta de prise de corps le cardinal de Bouillon, et fit saisir ses biens par arrêt du 20 juin 1710.

Le cardinal de Mailly, archevêque de Reims, fit, en 1717, un mandement tendant à détruire la paix ecclésiastique établie par le gouvernement : le bourreau brûla publiquement le mandement par arrêt du parlement.

Le sieur Languet[4], évêque de Soissons, ayant soutenu qu’il ne pouvait être jugé par la justice du roi, même pour crime de lèse-majesté, il fut condamné à dix mille livres d’amende.

Dans les troubles honteux excités par les refus de sacrements, le simple présidial de Nantes condamna l’évêque de cette ville à six mille francs d’amende, pour avoir refusé la communion à ceux qui la demandaient.

En 1764, l’archevêque d’Auch, du nom de Montillet, fut condamné à une amende ; et son mandement, regardé comme un libelle diffamatoire, fut brûlé par le bourreau à Bordeaux.

Ces exemples ont été très-fréquents. La maxime que les ecclésiastiques sont entièrement soumis à la justice du roi, comme les autres citoyens, a prévalu dans tout le royaume. Il n’y a point de loi expresse qui l’ordonne ; mais l’opinion de tous les jurisconsultes, le cri unanime de la nation, et le bien de l’État, sont une loi.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  2. IIIe livre des Rois, chapitre ii, v. 26 et 27. (Note de Voltaire.)
  3. Procès-verbal de l’ordonnance, pages 43 et 44. (Id.)
  4. Auteur de la Vie de Marie Alacoque. Voyez, tome XVII, la note 3 de la page 7.


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