Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Rime

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Éd. Garnier - Tome 20
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RIME[1].

La rime n’aurait-elle pas été inventée pour aider la mémoire, et pour régler en même temps le chant et la danse ? Le retour des mêmes sons servait à faire souvenir promptement des mots intermédiaires entre les deux rimes. Ces rimes avertissaient à la fois le chanteur et le danseur ; elles indiquaient la mesure. Ainsi les vers furent dans tous les pays le langage des dieux.

On peut donc mettre au rang des opinions probables, c’est-à-dire incertaines, que la rime fut d’abord une cérémonie religieuse : car, après tout, il se pourrait qu’on eût fait des vers et des chansons pour sa maîtresse avant d’en faire pour ses dieux ; et les amants emportés vous diront que cela revient au même.

Un rabbin qui me montrait l’hébreu, lequel je n’ai jamais pu apprendre, me citait un jour plusieurs psaumes rimés que nous avions, disait-il, traduits pitoyablement. Je me souviens de deux vers que voici :

[2]Hibbitu clare vena haru
Uph nehem al jech pharu.

Si on le regarde on en est illuminé,
Et leurs faces ne sont point confuses.

Il n’y a guère de rime plus riche que celle de ces deux vers ; cela posé, je raisonne ainsi :

Les Juifs, qui parlaient un jargon moitié phénicien, moitié syriaque, rimaient : donc les grandes nations dans lesquelles ils étaient enclavés devaient rimer aussi. Il est à croire que les Juifs, qui, comme nous l’avons dit si souvent, prirent tout de leurs voisins, en prirent aussi la rime[3].

Tous les Orientaux riment : ils sont fidèles à leurs usages ; ils s’habillent comme ils s’habillaient il y a cinq ou six mille ans : donc il est à croire qu’ils riment depuis ce temps-là.

Quelques doctes prétendent que les Grecs commencèrent par rimer, soit pour leurs dieux, soit pour leurs héros, soit pour leurs amies ; mais qu’ensuite ayant mieux senti l’harmonie de leur langue, ayant mieux connu la prosodie, ayant raffiné sur la mélodie, ils firent ces beaux vers non rimes que les Latins imitèrent et surpassèrent bien souvent.

Pour nous autres descendants des Goths, des Vandales, des Huns, des Welches, des Francs, des Bourguignons ; nous barbares, qui ne pouvons avoir la mélodie grecque et latine, nous sommes obligés de rimer. Les vers blancs chez tous les peuples modernes ne sont que de la prose sans aucune mesure ; elle n’est distinguée de la prose ordinaire que par un certain nombre de syllabes égales et monotones, qu’on est convenu d’appeler vers.

Nous avons dit ailleurs[4] que ceux qui avaient écrit en vers blancs ne l’avaient fait que parce qu’ils ne savaient pas rimer ; les vers blancs sont nés de l’impuissance de vaincre la difficulté, et de l’envie d’avoir plus tôt fait.

Nous avons remarqué[5] que l’Arioste a fait quarante-huit mille rimes de suite dans son Orlando, sans ennuyer personne. Nous avons observé[6] combien la poésie française en vers rimes entraîne d’obstacles avec elle, et que le plaisir naissait de ces obstacles mêmes. Nous avons toujours[7] été persuadés qu’il fallait rimer pour les oreilles, non pour les yeux ; et nous avons exposé nos opinions sans suffisance, attendu notre insuffisance.

Mais toute notre modération nous abandonne aux funestes nouvelles qu’on nous mande de Paris au mont Krapack. Nous apprenons qu’il s’élève une petite secte de barbares qui veut qu’on ne fasse désormais des tragédies qu’en prose. Ce dernier coup manquait à nos douleurs : c’est l’abomination de la désolation dans le temple des Muses. Nous concevons bien que Corneille ayant mis l’Imitation de Jésus-Christ en vers, quelque mauvais plaisant aurait pu menacer le public de faire jouer une tragédie en prose par Floridor et Mondori ; mais ce projet ayant été exécuté sérieusement par l’abbé d’Aubignac, on sait quel succès il eut. On sait dans quel discrédit tomba la prose d’Œdipe de Lamotte-Houdard ; il fut presque aussi grand que celui de son Œdipe en vers. Quel malheureux Visigoth peut oser, après Cinna et Andromaque, bannir les vers du théâtre ? C’est donc à cet excès d’opprobre que nous sommes parvenus après le grand siècle ! Ah ! barbares, allez donc voir jouer cette tragédie en redingote à Faxhall, après quoi venez-y manger du rosbif de mouton et boire de la bière forte.

Qu’auraient dit Racine et Boileau si on leur avait annoncé cette terrible nouvelle ? Bone Deus ! de quelle hauteur sommes-nous tombés, et dans quel bourbier sommes-nous[8] !

Il est vrai que la rime ajoute un mortel ennui aux vers médiocres. Le poëte alors est un mauvais mécanicien, qui fait entendre le bruit choquant de ses poulies et de ses cordes : ses lecteurs éprouvent la même fatigue qu’il a ressentie en rimant ; ses vers ne sont qu’un vain tintement de syllabes fastidieuses.

Mais s’il pense heureusement, et s’il rime de même, il éprouve et il donne un grand plaisir, qui n’est goûté que par les âmes sensibles et par les oreilles harmonieuses.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Psaume xxxiii, v. 6. (Note de Voltaire.)
  3. Voltaire se trompe ici. La poésie hébraïque, qui n’a ni nombre, ni pieds, ni césure, n’a non plus la rime. Le rhythme des vers hébreux se borne à une certaine symétrie dans les différentes parties ou membres du vers, et au parallélisme des idées qui y sont exprimées. (G. A.)
  4. Articles Églogue et Épopée, tome XVIII, pages 507 et 580.
  5. Voyez tome XVIII, page 580 ; et la conclusion de l’Essai sur la Poésie épique, imprimé dans le tome VIII, à la suite de la Henriade. Toutefois Voltaire n’y donne pas le compte des vers de l’Arioste.
  6. Voyez le Discours sur la tragédie, en tête de Brutus, tome Ier du Théâtre.
  7. Voyez la cinquième des Lettres, à la suite d’Œdipe : et dans le Commentaire sur Corneille, une des remarques sur la scène v du premier acte de Médée.
  8. Fin de l’artirle en 1772 ; le dernier alinéa est de 1774. (B.)


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