Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Suicide

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Éd. Garnier - Tome 20
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SUICIDE, ou HOMICIDE DE SOI-MÊME[1].

Il y a quelques années[2] qu’un Anglais, nommé Bacon Morris, ancien officier et homme de beaucoup d’esprit, me vint voir à Paris. Il était accablé d’une maladie cruelle dont il n’osait espérer la guérison. Après quelques visites, il entra un jour chez moi avec un sac et deux papiers à la main. « L’un de ces deux papiers, me dit-il, est mon testament ; le second est mon épitaphe ; et ce sac plein d’argent est destiné aux frais de mon enterrement. J’ai résolu d’éprouver pendant quinze jours ce que pourront les remèdes et le régime pour me rendre la vie moins insupportable ; et si je ne réussis pas, j’ai résolu de me tuer. Vous me ferez enterrer où il vous plaira ; mon épitaphe est courte. » Il me la fit lire, il n’y avait que ces deux mots de Pétrone : « Valete curæ[3], adieu les soins. »

Heureusement pour lui et pour moi, qui l’aimais, il guérit et ne se tua point. Il l’aurait sûrement fait comme il le disait. J’appris qu’avant son voyage en France, il avait passé à Rome dans le temps qu’on craignait, quoique sans raison, quelque attentat de la part des Anglais sur un prince respectable et infortuné[4]. Mon Dacon Morris fut soupçonné d’être venu dans la ville sainte pour une fort mauvaise intention. Il y était depuis quinze jours quand le gouverneur l’envoya chercher, et lui dit qu’il fallait s’en retourner dans vingt-quatre heures. « Ah ! répondit l’Anglais, je pars dans l’instant, car cet air-ci ne vaut rien pour un homme libre ; mais pourquoi me chassez-vous ? — On vous prie de vouloir bien vous en retourner, reprit le gouverneur, parce qu’on craint que vous n’attentiez à la vie du prétendant. — Nous pouvons combattre des princes, les vaincre, et les déposer, repartit l’Anglais ; mais nous ne sommes point assassins pour l’ordinaire : or, monsieur le gouverneur, depuis quand croyez-vous que je sois à Rome ? — Depuis quinze jours, dit le gouverneur. — Il y a donc quinze jours que j’aurais tué la personne dont vous parlez, si j’étais venu pour cela ; et voici comme je m’y serais pris. J’aurais d’abord dressé un autel à Mutius Scévola ; puis j’aurais frappé le prétendant du premier coup, entre vous et le pape, et je me serais tué du second ; mais nous ne tuons les gens que dans les combats. Adieu, monsieur le gouverneur. » Et après avoir dit ces propres paroles, il retourna chez lui, et partit.

À Rome, qui est pourtant le pays de Mutius Scévola, cela passe pour férocité barbare, à Paris pour folie, à Londres pour grandeur d’âme.

Je ne ferai ici que très-peu de réflexions sur l’homicide de soi-même ; je n’examinerai point si feu M. Creech eut raison d’écrire à la marge de son Lucrèce : « Nota bene que, quand j’aurai fini mon livre sur Lucrèce, il faut que je me tue ; » et s’il a bien fait d’exécuter cette résolution[5]. Je ne veux point éplucher les motifs de mon ancien préfet, le P. Biennassès, jésuite, qui nous dit adieu le soir, et qui le lendemain matin, après avoir dit sa messe et avoir cacheté quelques lettres, se précipita du troisième étage. Chacun a ses raisons dans sa conduite.

Tout ce que j’ose dire avec assurance, c’est qu’il ne sera jamais à craindre que cette folie de se tuer devienne une maladie épidémique : la nature y a trop bien pourvu ; l’espérance, la crainte, sont les ressorts puissants dont elle se sert pour arrêter presque toujours la main du malheureux prêt à se frapper.

[6]On a beau nous dire qu’il y a eu des pays où un conseil était établi pour permettre aux citoyens de se tuer, quand ils en avaient des raisons valables ; je réponds, ou que cela n’est pas, ou que ces magistrats avaient très-peu d’occupation.

Pourquoi donc Caton, Brutus, Cassius, Antoine, Othon, et tant d’autres, se sont-ils tués si résolument, et que nos chefs de parti se sont laissé pendre, ou bien ont laissé languir leur misérable vieillesse dans une prison ? Quelques beaux esprits disent que ces anciens n’avaient pas le véritable courage ; que Caton fit une action de poltron en se tuant, et qu’il y aurait eu bien plus de grandeur d’âme à ramper sous César. Cela est bon dans une ode ou dans une figure de rhétorique. Il est très-sûr que ce n’est pas être sans courage que de se procurer tranquillement une mort sanglante, qu’il faut quelque force pour surmonter ainsi l’instinct le plus puissant de la nature, et qu’enfin une telle action prouve plutôt de la férocité que de la faiblesse. Quand un malade est en frénésie, il ne faut pas dire qu’il n’a point de force : il faut dire que sa force est celle d’un frénétique.

La religion païenne défendait l’homicide de soi-même, ainsi que la chrétienne ; il y avait même des places dans les enfers pour ceux qui s’étaient tués[7].



  1. Je ne connais pas d’impression de ce morceau antérieure à l’édition de Kehl ; toutefois les trois derniers alinéas avaient été imprimés dès 1739. (B.) — Voyez les notes sur l’article Caton, tome XVIII, pages 89, 92, 93.
  2. Ce fait se trouve à l’article Caton, mais avec moins de détail, tome XVIII, page 94.
  3. Satyricon, cap. lxxix.
  4. Charles-Édouard.
  5. Voyez tome XVIII, page 91.
  6. Voyez les notes sur l’article Caton, tome XVIII, pages 92 et 93.
  7. Voyez dans les Mélanges, année 1766, le paragraphe xix du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines ; année 1777, l’article v du Prix de la justice et de l’humanité ; et encore tome XVIII, page 89, l’article Caton.


Style

Suicide, ou homicide
de soi-même

Superstition