Diderot (Reinach)/Chapitre 5

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français), 1898, pp. 138–158).


CHAPITRE V

théâtre

Comme la peinture, Diderot s’est proposé de ramener le théâtre à la nature et à la vie, et, par là, il a préparé dans l’art dramatique une révolution encore plus sociale que littéraire, qui n’a pas seulement élargi la scène. Certes sa poétique est encombrée de fatras ; surtout l’application qu’il a faite lui-même de ses théories risquait d’écraser sous l’ennui ce qu’il y avait dans sa conception de plus hardi et de plus juste. Mais il n’en reste pas moins qu’il a fait entendre le premier cette protestation : que la scène doit s’ouvrir à d’autres douleurs et à d’autres amours que ceux des rois et des reines ; que les bourgeois et les ouvriers même ont, eux aussi, des passions et des larmes ; que ces larmes ne sont pas moins touchantes, que ces passions ne sont pas moins vives ; et que, dès lors, entre la comédie, vengeresse plaisante des vices, et la tragédie, hautaine interprète des catastrophes royales, il y avait place pour un troisième genre : le drame du cœur chez les hommes de toute condition et de toute classe.

Diderot a-t-il abordé l’art dramatique avec l’intention de le démocratiser et d’y proclamer une égalité qui ne tarderait pas à passer de la scène à la société ? Ces préméditations ne s’inventent qu’après coup, les Entretiens avec Dorval ne sont que la dernière étape d’un long voyage. La première fois qu’il a traité des questions de théâtre, il ne s’est occupé, en effets que du jeu des acteurs, par suite, « de l’avantage de ramener à la scène quelque simplicité et quelque souci du vrai ». Seulement ; ayant mis la main sur cette pelote, il l’a dévidée jusqu’au bout.

« A-t-on jamais parlé comme nous déclamons ? Les princes et les rois marchent-ils autrement qu’un homme qui marche bien ? Les princesses poussent-elles en parlant des sifflements aigus ? » Voilà, dans l’un des rares chapitres lisibles des Bijoux indiscrets, l’origine des observations de Diderot sur le théâtre. La critique est en apparence modeste ; les interprètes seuls sont en cause ; on les engage simplement à ne pas enfler la voix, à marcher et à parler comme tout le monde. Méfiez-vous cependant, pour peu que vous ayez appris à connaître ce furieux logicien avec qui le commencement est toujours la moitié du tout. Il ne s’est adressé hier qu’aux acteurs ; son amorce posée, il observera demain que les auteurs, par les sujets mêmes qu’ils traitent et par leur style, sont bien aussi pour quelque chose dans cette emphase des comédiens et dans leur démarche empesée. Par conséquent, il conviendrait de les rappeler, eux aussi, à l’observation de la même règle souveraine qui est la Nature.

Si le théâtre, comme les autres arts, a sa perspective propre qui n’est pas identique à celle de la nature et si l’auteur dramatique doit chercher à exprimer la nature ou s’il peut se contenter de la copier, Diderot au surplus ne s’embarrasse pas pour si peu : il a trouvé une formule, il ne s’agit plus que de lui faire produire tout ce qu’elle peut donner. Il procède, d’ailleurs, sinon avec méthode, du moins avec prudence et demande modestement, pour commencer qu’on revienne à la simplicité de l’art grec. Qu’entend-il toutefois par cette simplicité et quel exemple va-t-il emprunter à Sophocle ? Il va tout droit à la caverne de Philoctète : « Approchez-vous, s’écrie-t-il triomphalement, ne perdez pas un mot de ses plaintes et dites-moi si rien vous tire de l’illusion. » Le sauvage, en effet, qui vient de débarquer du Congo et qu’il a mené à la comédie pour en faire le grand juge du théâtre, ne comprend rien aux personnages de la tragédie classique qui parlent un langage rimé et cadencé ; « il doit m’éclater au nez dès la première scène ». Mais un malade, entouré de bandelettes et qui gémit en se traînant : « Apappapaï, papa, papa, papa, papaï ! » voilà ce que l’indigène africain n’aura pas de peine à saisir. Dès lors la conclusion s’impose : pour que l’événement soit représenté « de la manière la plus naturelle », moins de discours, mais plus de cris, moins de paroles, mais plus de gestes. C’est la pantomime, dira-t-on. Pourquoi pas ? N’est-elle pas une portion du drame ? Les anciens n’en avaient-ils point fait un art dont ils surent développer toutes les ressources ? Parle-t-on autant que cela dans la vie réelle ? Est-ce que beaucoup de sentiments ne s’expriment point par les attitudes, par les gestes, par le silence même ? Par suite, s’il est entendu que ce qui nous affecte dans le spectacle de l’homme animé d’une grande passion, c’est quelquefois le discours, mais toujours les cris, les mots inarticulés, les voix rompues, des monosyllabes qui échappent par intervalles et « je ne sais quel murmure entre les dents », il faut renoncer au vers alexandrin, « trop nombreux et trop noble pour le dialogue » ; La Chaussée, s’arrêtant à mi-route, a continué à faire parler ses personnages en vers ; il faut parler en prose. « L’emphase de la versification convenait aux anciens, à leurs langues à quantité forte et à accent marqué, à des théâtres spéciaux, à une déclamation notée et accompagnée d’instruments » ; mais nous convient-elle encore ? D’illustres tragiques ont su tirer de l’ancien système de merveilleux chefs-d’œuvre ; « Corneille et Racine ont reçu les plus grands applaudissements auxquels des hommes de génie puissent prétendre » ; mais ils ont épuisé la mine, ne laissant plus à leurs successeurs que le choix entre la médiocrité et la bizarrerie, le plagiat et l’extravagance. Enfin, si nous sommes décidément amenés à ne plus employer au théâtre que la langue même dont nous nous servons tous les jours, ; pourquoi ne pas faire un pas de plus dans cette voie de la nature et ne point emprunter désormais le sujet de nos tragédies aux douleurs qui sont voisines de nous et aux malheurs qui nous environnent ?


Quoi ? vous ne concevez pas l’effet que produiraient sur vous une scène réelle, des habits vrais, des discours proportionnés aux actions, des actions simples, des dangers dont il est impossible que vous n’ayez tremblé pour vos parents, vos amis, pour vous-même ? Un renversement de fortune, la crainte de l’ignominie, les suites de la misère, une passion qui conduit l’homme à la ruine, de la ruine au désespoir, du désespoir à une mort violente, ne sont pas des événements rares ; et vous croyez qu’ils ne vous affecteraient pas autant que la mort fabuleuse du tyran ou le sacrifice d’un enfant aux autels des dieux d’Athènes et de Rome ?


Voilà donc le terme de la savante progression : Diderot, ne s’adressant d’abord qu’aux comédiens, leur a commandé au nom de la nature de marcher et de parler comme tout le monde ; mais, partant, il est indispensable que les poètes, eux aussi, ne s’inspirent que de la nature, où les hommes ne parlent pas en vers, où les passions ne soufflent pas seulement sur les sommets historiques ; et le jour où il a décrété ainsi ces nouveautés, sous prétexte de revenir à la simplicité de l’art, c’est le théâtre moderne qu’il a fondé. La scène, jusqu’à lui, était divisée en deux compartiments : l’un, la tragédie. réservée aux grands et aux rois, seuls dignes d’émouvoir le public au récit de leurs aventures, d’inspirer la pitié ou l’horreur ; l’autre, la comédie, où tous les ridicules étaient bourgeois et tous les vices étaient peuple ; Diderot culbute la cloison. Et Voltaire lui-même aura beau protester, avec une moue d’aristocrate, « qu’il peut arriver des aventures très funestes à de simples citoyens, mais que cependant elles sont bien moins attachantes que celles des souverains dont le sort entraîne celui des nations » ; Diderot, plus enflammé que jamais, continue à appeler sur la scène tragique, à côté des princes et des nobles, seuls privilégiés jusqu’alors pour les belles souffrances du théâtre comme pour les biens du monde, le tiers état relégué, depuis des siècles, dans les bas-fonds de la comédie et de la farce. Aujourd’hui, plus de genres tranchés à la scène ; demain, dans l’ordre social, plus de classes.

La première fois qu’il rencontra Diderot chez le maréchal de Luxembourg, le marquis de Mirabeau déclara, avec un effroi joyeux, qu’« il l’avait déjà vu parmi ceux qui tenaient le haut du temple, lors du dernier siège de Jérusalem », et, dans la rébellion de Naples, « Masaniello tout craché ». En effet, l’instinct de toutes les révoltes est en lui, et, quelque sujet qu’il agite, il sort toujours de son siècle le corps tendu et comme précipité vers l’avenir. Ici encore, révolutionnaire éclos d’un esthéticien, il reçoit en plein visage les premiers rayons du jour nouveau. Et l’on peut contester tous les chaînons du raisonnement qui ont conduit Diderot à ce théâtre nouveau, drame bourgeois, tragédie domestique ou comédie sérieuse, qui jette au rebut les grands socques et les hauts cothurnes ; mais l’œuvre même était évidemment nécessaire et elle a été utile et juste autant que bonne. Alors même que vous resterez de cœur dans le pur et noble Parthénon de la tragédie comme dans le sanctuaire même de l’art parfait, vous ne nierez point d’abord que ce genre nouveau soit, lui aussi, un art, puisqu’il appelle à la vie de la rampe des émotions et des sensations qui nous touchent de plus près. Vous regrettez l’harmonieuse beauté de ce théâtre architectural où l’on entre comme dans un temple, où les passions les plus violentes, sous le rayon qui les enveloppe, paraissent des vertus, où les personnages ont la noblesse des statues et s’expriment en musique. Mais la copie, même des chefs-d’œuvre, n’est qu’une industrie, ce n’est point un art. Dès lors, à moins de se résigner au silence, il fallait bien chercher à gagner du côté de la vérité ce qu’il n’y avait plus à poursuivre dans le champ de la beauté classique. Cette race d’Agamemnon, qui ne devait jamais s’éteindre, avait fini cependant ; non seulement la moisson était faite, mais les dernières glanes étaient encore ramassées, après quoi il ne restait plus que la terre nue. Il fallait donc querir de nouvelles semailles : où les trouver, à défaut du grenier gréco-romain désormais épuisé, sinon dans l’inépuisable réserve de la vie humaine ? Les dieux et les demi-dieux étant morts, s’obstiner à évoquer les Atrides et les Césars, c’était condamner la scène à ne plus voir passer que des ombres de plus en plus pâles, des mannequins exsangues et sans souffle. Pour rendre une âme à la scène où s’étiolaient les dernières Électres avec les derniers Idoménées, il était nécessaire d’y amener des héros nouveaux qui seraient tout simplement des hommes, moins beaux apparemment et moins nobles, mais avec du sang plein les veines et des cœurs qui seraient autre chose que des mécaniques montées sur le même modèle. La légende est vidée, mais voici la vie humaine ; quelque lambeau que vous en empoigniez avec force[1], vous ferez naître l’intérêt. Le rayonnement de l’histoire manque à ces bourgeois, mais ils ont deviné que le tremplin le plus élastique pour lancer dans la société des idées novatrices, soit en morale, soit en législation, c’est le théâtre. « J’ai toujours pensé, prédit Diderot, qu’on discuterait un jour à la scène les points de morale les plus importants et cela sans nuire à la marche violente et rapide de l’action dramatique. Quel moyen que le théâtre si le gouvernement en savait user et qu’il fût question de préparer le changement d’une loi ou l’abrogation d’un usage ! » — Où s’est décidée sous nos yeux la victoire du divorce ? — Et qui donc, par conséquent, de Beaumarchais à Émile Augier et à Dumas, de Lessing à Ibsen, ne procède pas de Diderot ?

Le piège le plus fâcheux que l’amour-propre puisse tendre au critique, c’est de lui murmurer à l’oreille : Appuie les thèses par la pratique. C’est ce piège où Diderot est tombé. Il a cru être « l’homme de génie qui, sentant l’impossibilité d’atteindre ceux qui l’ont précédé dans une route battue, se jettera de dépit dans une autre ». Critique d’art, il avait la manie de refaire les tableaux et les statues dont il parlait ; mais ce n’était que sur le papier et il laissait l’ébauchoir et le pinceau à ceux qui avaient appris à les manier. Critique de théâtre, il n’a pas eu la même prudence, bien que l’optique de la scène soit une perspective qu’il n’est pas moins difficile d’apprendre ; l’abbé Arnaud lui disait en vain : « Vous avez l’inverse du talent de l’auteur dramatique ; il doit se transformer dans les personnages, et vous les transformez en vous. »

Les tableaux de Diderot, s’il avait eu la témérité de prêcher d’exemple sans aller à l’école, eussent été pareils aux dessins que les enfants charbonnent sur les murs ; ses comédies sérieuses et ses drames bourgeois y font songer. Devant l’infirmité de ces ébauches qui devaient être le tableau fidèle des hommes, la sévérité la plus hostile est désarmée. Aucun soupçon d’observation, de psychologie. Absorbé par les idées et noyé dans un verbiage bouillonnant, Diderot ignore les hommes ; ses personnages ne sont même pas des pantins, mais des abstractions creuses que le matérialisme d’une pantomime puérile et des indications scéniques multipliées à l’excès font paraître encore plus vides. « Clairville se jette dans les bras de son ami ; Dorval verse quelques larmes sur lui ; Clairville pousse l’accent inarticulé du désespoir » ; voilà ce qui est censé donner l’image de la vie, l’illusion de la nature. L’affectation de la nature n’est pas moins insupportable que les autres, mais elle n’est pas plus vraie. Collé s’écriait, après la première représentation du Fils naturel : « Ah ! qu’il est peu naturel, ce beau fils ! » Le mot est exact de tout le théâtre de Diderot. L’intrigue a l’ambition d’être l’image des malheurs ordinaires qui nous environnent ; le nœud en est formé de plus d’invraisemblances que celui d’Héraclius ou de Pulchérie. Les dialogues qu’il a semés à profusion dans ses romans, ses fantaisies et sa correspondance, ont l’allure et le mouvement de la vie même ; son dialogue scénique se traîne, lent et lourd, uniforme et monotone, avec d’innombrables points de suspension au milieu des phrases et de non moins innombrables tirets qui sont censés donner l’illusion du naturel.

Avec la prétention d’inaugurer à la scène la peinture des conditions et des états, tous ces personnages, ombres de marionnettes, le père vertueux et le méchant commandeur, la jeune fille chaste et la vieille ravaudeuse, l’amant passionné et le frère jaloux, parlent tous du même ton ; et c’est toujours Diderot, mais le philosophe dans ce qu’il a de pire, la rhétorique à froid, la sensibilité à jet continu, la prédication laïque qui fait regretter celle de la chaire, la vertu systématique et obsédante qui donne l’envie du vice, comme les moutons enrubannés de Scudéry ou de Florian font désirer le loup. Quand la sultane Mirzoza fait la critique de la tragédie classique, elle dit joliment : « C’est en vain que l’auteur cherche à se dérober ; mes yeux percent et je l’aperçois sans cesse derrière ses personnages qui sont à tous les moments ses sarbacanes ; ce n’est pas ainsi qu’on s’entretenait chez nos anciens Sarrasins, » Que Mirzoza n’a-t-elle assisté aux représentations de Diderot ! L’auteur du Père de famille ne cherche même pas à se dérober ; Lysimond, Germeuil et Clairville ne sont, eux aussi, que des sarbacanes, mais qui ne jettent que des platitudes. Et quel style ! L’alexandrin le plus ampoulé est plus proche de la vérité que cette prose à la fois vulgaire et prétentieuse. Après avoir proclamé à son de trompe que la nature lui a donné le goût de la simplicité, il appelle une mansarde « l’asile écarté qui cache la bien-aimée aux yeux des hommes » ; l’on se salue tout le temps d’homme cruel, de femme vertueuse et de père barbare. Et je veux bien qu’un roi qui éveille son valet de chambre ne lui dise pas :


Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille !


mais écoutez ce langage d’un amant : « Sortez de mon esprit, éloignez-vous de mon cœur, illusions honteuses ! Vertu, douce et cruelle idée ! chers et barbares devoirs ! Amitié qui m’enchaîne et me déchire ! Ô vertu, n’ai-je point encore assez fait pour toi !… » ou celui-ci d’un père qui cherche à connaître le secret amoureux de sa fille : « Comment blâmerais-je en vous les sentiments que je fis naître dans le cœur de votre mère ? »

Il est heureux pourtant que Diderot soit tombé dans le piège. Un méchant tableau, mais qui donne franchement une note nouvelle, fait plus que dix volumes d’esthétique pour sortir la peinture de certaines routines ; il n’en a pas été autrement des drames bourgeois de Diderot. « Zenon niait la réalité du mouvement ; pour toute réponse, Diogène se mit à marcher ; et quand il n’aurait fait que boiter, il eût toujours répondu ! » Diderot, lui aussi, n’a fait que boiter, mais boitant, il a répondu quand même à Campistron. Et que les Lysimond, les Clairville et les Saint-Albin n’aient point réalisé du premier coup l’idéal de la nouvelle poétique, cela n’est pas douteux ; mais, tout indécis qu’ils soient encore dans leur primitive ébauche, le Père de famille et le Fils naturel n’en sont pas moins des ancêtres, et l’innombrable lignée qui remplit le théâtre contemporain, Antoinette Poirier et Denise, Sergines et Mme Caverlet, Olympe et Séraphine, d’Estrigaud et Mme Aubray, ne descendent pas d’une autre souche. Sur une scène où le décor des appartements familiers a remplacé les colonnades des palais et des temples, n’ont-ils pas été les premiers à raconter en prose des passions simplement terrestres où la colère et la vengeance des cieux ne sont pour rien ? Vêtus comme les spectateurs eux-mêmes et se mouvant dans la vie de tous les jours, n’ont-ils pas été les premiers à célébrer devant un public de roturiers ses douleurs et ses amours ? Aussi bien la grande majorité des contemporains ne vit-elle que la nouveauté hardie de l’entreprise qui enlevait aux rois et aux nobles le monopole des émotions de la scène ; quand Voltaire lui-même admirait le Père de famille comme un ouvrage « tendre et vertueux », les défauts qui ont tué ces comédies sérieuses échappaient aux meilleurs juges qui protestaient seulement qu’il était trop facile et de faire décider des caractères par les situations et de faire passer la condition du dernier rang au premier ; le public s’était précipité au spectacle de Diderot comme à une première escarmouche de la Révolution. Autant de mouchoirs tirés que de spectateurs ; les femmes se trouvent mal d’émotion ; Marmontel pleure, Grimm exulte, Duclos pousse des cris de joie, Beaumarchais découvre son propre génie ; Mme Diderot elle-même, « sentant l’indécence qu’il y avait à répondre à tous ceux qui lui faisaient compliment, qu’elle n’y avait pas été », se résigne à aller applaudir son mari ; ce fut tout le temps « un tumulte et un monde épouvantable ». Même succès d’ailleurs à l’étranger, en Italie où le roi de Naples donne le signal des larmes, en Allemagne où Lessing avouera que, « sans les leçons et les exemples de Diderot, son goût aurait pris une autre direction », et qu’il n’aurait pas écrit la Dramaturgie. Le Père de famille et le Fils naturel sont morts, mais de leur victoire ; si le genre nouveau a triomphé, ce n’est pas l’entretien avec Dorval qui a ouvert la brèche ni même les lettres à Grimm sur la poésie dramatique ; c’est Rosalie et M. d’Orbesson.

« Le hasard et, plus encore, les besoins de la vie disposent de nous à leur gré. Qui le sait mieux que moi ? C’est la raison pour laquelle, pendant environ trente ans de suite, j’ai fait l’Encyclopédie contre mon goût et n’ai fait que deux pièces de théâtre. » Il est évidemment heureux que Diderot n’ait pas eu les rentes qui l’eussent dispensé d’entreprendre l’Encyclopédie, la vie étant ainsi faite que, souvent, ce qui nous sert le mieux et qui sera pour nous la cause directe du bonheur ou de la gloire, nous ait paru d’abord, dans notre ignorance et notre myopie, comme la plaie et le malheur de notre existence. Mais cette vérité échappa toujours au philosophe ; il s’obstina à croire qu’il avait manqué sa vocation. Les éditeurs qui ont vidé ses tiroirs les ont trouvés pleins d’ébauches et de canevas de pièces : une tragédie romaine, un drame anglais bourré de meurtres et de rapts, prototype informe de nos drames du boulevard, une fable idyllique, à la manière de Gessner, qui recule les bornes de la niaiserie, une comédie libertine où il esquisse Faublas, une autre comédie enfin. Est-il bon ? est-il méchant ? dans le genre de Dufresny, où il se met assez plaisamment en scène sous les espèces d’un Scapin-philanthrope et qui seule, par la vivacité d’une allure à la Beaumarchais, mériterait de prendre place au répertoire. Dès que Diderot a un instant de répit, il court au théâtre ; mais, par bonheur, il ne se contente pas d’y poursuivre son rêve d’auteur : il y exerce aussi, sur toutes les formes de l’art dramatique, sa critique qui n’a été nulle part plus pénétrante. Par les articles sur les pièces du jour qu’il rédigeait pour la correspondance de Grimm, il est ainsi l’un des ancêtres du feuilleton moderne ; il est des premiers qui aient compris Shakespeare ; il n’en fait pas un dieu, mais il ne le dégrade pas, comme Voltaire, au rang des sauvages ivres : « Cet Anglais n’est à comparer ni à l’Apollon du Belvédère, ni à l’Antinoüs, ni au Gladiateur, mais bien au saint Christophe de Notre-Dame, colosse informe, grossièrement sculpté, mais entre les jambes duquel nous passerions tous. » Et comme il devine Shakespeare, il pressent Wagner : « Il est absurde, écrit-il, de faire jouer à des violons des ariettes vives et des sonates de mouvement, tandis que les esprits sont imbus qu’un prince est sur le point de perdre sa maîtresse, son trône et sa vie. » Très nettement, il recommande de faire de l’Opéra un drame musical ; il trace à son siècle, entre autres besognes, celle d’« introduire la tragédie réelle sur le théâtre lyrique » ; avant pris parti, dans la grande querelle entre le Coin de la Reine et le Coin du Roi, pour la musique italienne, il tient que « l’accent est la pépinière de la mélodie » et que « la ligne de la mélodie doit coïncider, par suite, avec celle de la déclamation ». Il connaît ainsi tout du théâtre et il en aime tout ; et, comme il a médité longuement sur le génie qui fait l’auteur dramatique, il n’a pas moins réfléchi au talent qui fait l’acteur, d’où le Paradoxe sur le Comédien, et aux qualités qui assurent son succès, d’où les Lettres à Mlle Jodin.

L’acteur doit-il éprouver les sentiments qu’il exprime, doit-il jouer d’âme ou de réflexion ? Quiconque a fréquenté le théâtre a rencontré cette question au premier portant, et comme elle mêle agréablement la psychologie à l’esthétique, elle a toujours prêté, quelque solution qu’on adopte, aux développements oratoires. Diderot ne pouvait manquer de s’en emparer avec joie, bien que se prononçant pour la solution qu’on attendait le moins de lui et qui paraît d’abord la plus contraire à sa nature volcanique. Il tient, en effet, pour le jeu de réflexion et il pose sa thèse, dès l’abord, avec une netteté radicale et sans atténuation : « C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes. »

Quand Diderot tient une formule de ce genre, il la presse jusqu’à la dernière goutte de suc ; ici, sa verve ordinaire se double de tout son amour du théâtre, et cette même passion qu’il porte le reste du temps dans l’apologie de la sensibilité, il la retourne cette fois contre elle. Voici la querelle de Diderot contre cette ancienne maîtresse : « Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. S’il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui ? S’il veut cesser d’être lui, comment saisira-t-il ce point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête ? L’acteur qui joue d’âme est ainsi condamné à l’inégalité ; son jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime ; il manquera demain l’endroit où il aura excellé aujourd’hui ; il excellera dans celui qu’il aura manqué la veille. » Le comédien, au contraire, qui joue de réflexion, sera le même à toutes les représentations ; tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il ne sera plus journalier ; c’est une glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer avec la même précision, la même force et la même vérité. La sensibilité ne va jamais sans faiblesse et cette faiblesse apparaît surtout au feu de la rampe.


Eh quoi ? dira-t-on, ces accents si plaintifs, si douloureux, que cette mère arrache du fond de ses entrailles et dont les miennes sont si violemment secouées, ce n’est pas le sentiment actuel qui les produit, ce n’est pas le désespoir qui les inspire ? Nullement ; et la preuve, c’est qu’ils sont mesurés ; qu’ils font partie d’un système de déclamation ; que, plus bas ou plus aigus de la vingtième partie d’un quart de ton, ils sont faux ; qu’ils sont soumis à une loi d’unité ; qu’ils sont, comme dans l’harmonie, préparés et causés ; qu’ils ne satisfont à toutes les conditions requises que par une longue étude ; qu’ils concourent à la solution d’un problème proposé ; que, pour être poussés juste, ils ont été répétés cent fois, et que, malgré ces fréquentes répétitions, on les manque encore… Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont il garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse toute la liberté de son esprit. Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d’âme. C’est vous qui remportez toutes ces impressions.


Qu’est-ce donc qu’un grand acteur « sinon un persifleur tragique ou comique à qui le poète a dicté son discours » ?

La solution du Paradoxe n’est-elle pas trop absolue et ne faut-il vraiment « nulle sensibilité » au comédien ? Dans les lettres à la jeune actrice qui lui demande des conseils tant sur sa conduite que sur son art, le philosophe est moins sévère. Il ne lui commande pas une sorte de vertu presque incompatible avec son état, les mœurs d’une vestale ou la morale des capucines du Marais ; il l’engage seulement, avec un sage et affectueux cynisme, à n’avoir qu’un amant à la fois, à le choisir homme de mérite pour n’avoir point à en rougir, à lui rester fidèle le plus longtemps qu’elle pourra. Si « cette demi-vertu, c’est la vérité », et s’il n’y a pas autre chose à demander à une comédienne quand elle est déjà jeune et jolie et qu’elle a du talent, ne serait-il pas plus juste aussi et plus naturel de n’exiger du comédien qu’une demi-insensibilité ? S’il est exact de dire que les cris de la douleur doivent être notés dans la mémoire de l’acteur et qu’il doit savoir le moment précis où il tirera son mouchoir et où ses larmes couleront, cette leçon, recordée d’avance, exclut-elle forcément toute sensibilité ? Arnould, faisant Télaïre, renversée entre les bras de Pillot-Pollux, se pâme, se meurt et bégaye tout bas : « Ah ! Pillot, que tu pues ! » Diderot admire violemment le mot, parce qu’Arnould, tout en se plaignant des senteurs de Pillot, fait croire au public qu’elle meurt vraiment d’amour pour Pollux et qu’ainsi Arnould n’est pas vraiment Télaïre, mais seulement et toujours Arnould. Mais cela est-il certain, et n’est-il pas plus vraisemblable, au contraire, qu’Arnould, s’évanouissant entre les bras de son amant et contractant ses narines, est, à la fois, Télaïre et Arnould, tout comme le crépuscule est à la fois le jour et la nuit ? L’âme du comédien en scène n’est pas identique à celle du comédien qui est rentré dans les coulisses ; quelque chose de l’âme du personnage qu’il joue passe dans la sienne pour l’émouvoir ; et la preuve qu’il en est ainsi, Diderot ne la fournit-il pas d’ailleurs contre lui-même en plus d’un endroit ? Quand il écrit, par exemple, après avoir assimilé l’acteur au poète : « Est-ce au moment où vous venez de perdre votre ami ou votre maîtresse que vous composez un poème sur sa mort ? Non. C’est lorsque la grande douleur est passée… » Qu’est-ce à dire sinon que, s’il n’est pas nécessaire que vous pleuriez encore pour me tirer des larmes, il faut, tout au moins, que vous ayez pleuré et que le souvenir de votre émotion, pénétrant l’art, le vivifie et l’empêche de tourner à l’artifice ? De même, quand il écrit à Mlle Jodin : « Mettez-vous en garde contre un ridicule qu’on prend imperceptiblement et dont il est impossible dans la suite de se défaire ; c’est de garder, au sortir de la scène, je ne sais quel ton emphatique qui tient du rôle de princesse qu’on a fait. En déposant les habits de Mérope ou d’Alzire, accrochez à votre portemanteau tout ce qui leur appartient… » Qu’est-ce à dire encore, sinon qu’en jouant Alzire ou Mérope, Mlle Jodin est devenue plus ou moins Mérope et Alzire et que, dès lors, Arnould elle-même, jouant Télaïre, n’est pas seulement et exclusivement Arnould ?

En somme, le Paradoxe, en ce qui concerne du moins la thèse principale du dialogue, mérite son titre et il n’eût point fallu prier beaucoup le philosophe pour l’amener à soutenir, avec la même éloquence, l’opinion diamétralement contraire. Sentimental avant tout, jusqu’au point de goûter médiocrement Molière malgré les points d’exclamation innombrables dont il ponctue ses phrases chaque fois qu’il en parle, il a trouvé divertissant de plaider ici contre le sentiment tout comme il s’était amusé, dans ses lettres à Falconet, lui qui laissa dans ses tiroirs les trois quarts de ses manuscrits, à proclamer que l’amour de la renommée est le stimulant le plus certain des artistes. Mais, juste ou faux, quel admirable plaidoyer, quelle richesse d’arguments et d’exemples, quelle verve, et, à travers le feu roulant des sophismes, que de vérités nouvelles et d’ingénieux aperçus ! Écoutez-le, par exemple, quand il part en guerre pour démontrer qu’« être vrai au théâtre n’est aucunement montrer les choses comme elles sont en nature », parce que le vrai, en ce sens, ne serait que le commun, et que le vrai de la scène, « c’est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle d’idéal imaginé par le poète et souvent exagéré par le comédien ». De là vient, ajoute-t-il, que le comédien dans la rue ou sur la scène sont deux personnages si différents qu’on a peine à les reconnaître et qu’il était lui-même en droit de s’écrier, la première fois qu’il vit Mlle Clairon chez elle : « Ah ! mademoiselle, je vous croyais de toute la tête plus grande. »

Seulement, si « être vrai au théâtre n’est aucunement montrer les choses comme elles sont en nature », que devient toute la théorie de Diderot sur le drame bourgeois ? Et, ici encore, Diderot est la contradiction faite homme.

  1. Greift nur hinein ins bunte Menschenleben (Gœthe).