Diderot et la Société du baron d’Holbach/Préface

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PRÉFACE




Un auteur contemporain[1] prétendait qu’ayant bien cherché dans l’histoire quel était le siècle où il faisait le mieux vivre, il avait trouvé que c’était le dix-huitième. Cette opinion d’un écrivain français se trouve pleinement justifiée par ce que raconte de la sociabilité parisienne, à cette époque, l’un des plus grands historiens dont l’Angleterre puisse s’honorer. Gibbon a, en effet, laissé dans ses Mémoires la trace du bon souvenir qui lui était resté de son séjour à Paris en 1763 : « Quatre fois par semaine, dit-il, j’avais ma place, sans invitation, aux tables hospitalières de mesdames Geoffrin et du Bocage, du célèbre Helvétius et du baron d’Holbach. Heureux effet de ce caractère léger et aimable du Français, qui a établi dans Paris une douceur et une liberté dans la société, inconnues à l’antiquité et encore ignorées des autres nations. À Londres, il faut faire son chemin dans les maisons, qui ne s’ouvrent qu’avec peine. Là, on croit vous faire plaisir en vous recevant ; ici, on croit s’en faire à soi-même. Aussi, je connais plus de maisons à Paris qu’à Londres. Le fait n’est pas vraisemblable, mais il est vrai. »

À défaut du témoignage de l’illustre étranger, tous les écrits du temps concourraient, d’ailleurs, à mettre en lumière la facilité et l’agrément des relations au dix-huitième siècle.

Ces qualités sociales expliquent, en partie, l’attrait que le public éclairé éprouve aujourd’hui pour tout ce qui en rappelle le souvenir ou en reproduit le tableau. Toutefois, le juste intérêt qui s’attache à ce grand siècle ne date pas de bien loin. Beaucoup d’esprits, surtout frappés des malheurs qui ont accompagné la grande crise de la fin, avaient reporté toute leur sympathie sur le règne de Louis XIV, en dehors duquel rien de bien, d’après eux, n’avait été fait en aucun genre. Cependant, une observation plus calme et plus réfléchie ne devait pas tarder à faire sentir que c’est aux penseurs et aux hommes d’État du dix-huitième siècle que nous devons notre destinée. Des institutions du dix-septième siècle, rien ne subsiste. On aurait beau s’insurger contre les faits, il faudrait quand même obéir aux lois de l’histoire, et celle du progrès est la plus fondamentale.

Gardons-nous de croire, toutefois, par un engouement inconsidéré, que nous n’avons plus dorénavant qu’à recommencer ou à copier le dix-huitième siècle. La loi du progrès, que nous venons de rappeler, nous indique que nous devons nous attacher à le continuer en améliorant ce qu’il a pu avoir de défectueux ; or, pour le continuer, il faut le bien connaître. Le travail que j’ai entrepris n’a pas d’autre but que d’en faciliter l’étude.

Je n’ai pas eu en vue de faire une histoire détaillée ; j’ai pensé qu’il valait mieux prendre au sein de la société du dix-huitième siècle le groupe de philosophes, de savants et d’artistes qui me semblaient être la manifestation la plus haute de l’esprit du temps, et les représenter dans toute leur réalité, sans parti pris, mais sans indifférence ; car l’indifférence est toujours stérile.

Ce but une fois donné, mon choix n’était pas douteux : nulle autre société que celle de Diderot et de la noble maison d’Holbach ne m’offrait l’ensemble de conditions nécessaires à l’objet que je m’étais proposé.

C’est donc l’appréciation de cette réunion de penseurs profonds, d’artistes éminents, de femmes aimables et éclairées que je vais essayer, en m’occupant principalement du plus grand de tous.

Rarement les premières années de la vie des grands hommes sont bien connues ; ce n’est que lorsqu’ils sont parvenus à la célébrité, que l’on commence à recueillir avec soin tout ce qui doit servir plus tard à leur biographie. Si la jeunesse de Voltaire nous est si familière, cela tient à ce que ses premières années se sont écoulées à l’abri de ces difficultés de la vie, contre lesquelles tant d’hommes illustres ont eu d’abord à lutter ; et que le jeune Arouet s’est trouvé placé, tout d’un coup, par son éducation et par sa famille, au milieu de gens de goût, capables d’apprécier ses talents précoces, et qui conservèrent précieusement ses moindres écrits, dont ils ont, de suite, pressenti la valeur historique.

Par des motifs différents, nous possédons sur les premiers temps de l’existence de J.-J. Rousseau des renseignements de nature à rendre sa biographie très-facile, ou plutôt à rendre inutile cette biographie ; puisque Jean-Jacques a pris soin de nous faire connaître, jusque dans leurs plus petits détails, toutes les particularités de sa vie.

Quant à Diderot, ses premières années n’ont eu ni l’éclat ni la facilité de celles de Voltaire ; et, à la différence de Rousseau, chez qui la personnalité était si prépondérante, il n’a pas cru devoir occuper la postérité de ce qui ne concernait que lui-même ; aussi, n’avons-nous, sur sa jeunesse, que les renseignements, précieux mais insuffisants, laissés par sa fille, Madame de Vandeul.

Heureusement, cette absence de documents n’est pas absolue : sur l’âge mûr et la vieillesse de Diderot, les renseignements abondent. Les Confessions de Jean-Jacques, les Mémoires de Madame d’Épinay, ceux de Marmontel, la Correspondance de Grimm, celle de Voltaire, etc., contiennent à chaque page des faits intéressants sur leur ami ou contemporain.

Mais la source la plus abondante, celle où se reflète, dans toute sa netteté et sa vérité, la physionomie mobile et expressive de Diderot, c’est le recueil de ses lettres à mademoiselle Voland. Cette précieuse correspondance, qui commence en 1759 et se prolonge jusqu’en 1774, — malheureusement avec des lacunes qu’explique la présence presque continuelle de Sophie et de son ami à Paris, — constitue un ensemble de documents bien plus importants que tous ceux dont nous venons de faire mention. Aussi, nous servira-t-elle de guide en notre étude[2].




  1. M. Daunou.
  2. Les lettres à mademoiselle Voland ont été retrouvées à Saint-Pétersbourg, et publiées pour la première fois en 1830 par Paulin, qui, en 1834, en a donné une deuxième édition. Elle porte le titre de Mémoires, Correspondance et Ouvrages inédits de Diderot.