À valider

Discours d’un Philosophe à un Roi

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche


DISCOURS
D’UN
PHILOSOPHE À UN ROI[1]




Sire, si vous voulez des prêtres, vous ne voulez point de philosophes, et si vous voulez des philosophes, vous ne voulez point de prêtres ; car les uns étant par état les amis de la raison et les promoteurs de la science, et les autres les ennemis de la raison et les fauteurs de l’ignorance, si les premiers font le bien, les seconds font le mal ; et vous ne voulez pas en même temps le bien et le mal. Vous avez, me dites-vous, des philosophes et des prêtres : des philosophes qui sont pauvres et peu redoutables, des prêtres très-riches et très-dangereux. Vous ne vous souciez pas trop d’enrichir vos philosophes, parce que la richesse nuit à la philosophie, mais votre dessein serait de les garder ; et vous désireriez fort d’appauvrir vos prêtres et de vous en débarrasser. Vous vous en débarrasserez sûrement et avec eux de tous les mensonges dont ils infectent votre nation, en les appauvrissant ; car appauvris, bientôt ils seront avilis, et qui est-ce qui voudra entrer dans un état où il n’y aura ni honneur à acquérir, ni fortune à faire ? Mais comment les appauvrirez-vous ? Je vais vous le dire. Vous vous garderez bien d’attaquer leurs privilèges et de chercher d’abord à les réduire à la condition générale de vos citoyens. Cela serait injuste et maladroit ; injuste parce que leurs privilèges leur appartiennent comme votre couronne à vous ; parce qu’ils les possèdent et que si vous remuez les titres de leur possession, on remuera les titres de la vôtre ; parce que vous n’avez rien de mieux à faire que de respecter la loi de prescription qui vous est au moins aussi favorable qu’à eux ; parce que ce sont des dons de vos ancêtres et des ancêtres de vos sujets, et que rien n’est plus pur que le don ; parce que vous n’avez été admis au trône qu’à la condition de laisser à chaque état sa prérogative ; parce que si vous manquez à votre serment envers un des corps de votre royaume, pourquoi ne vous parjureriez-vous pas envers les autres ? parce que vous les alarmeriez tous alors ; qu’il n’y aurait plus rien de fixe autour de vous ; que vous ébranleriez les fondements de la propriété, sans laquelle il n’y a plus ni roi, ni sujets, il n’y a qu’un tyran et des esclaves ; et c’est en cela que vous serez encore maladroit. Que ferez-vous donc ? Vous laisserez les choses dans l’état où elles sont. Votre orgueilleux clergé aime mieux vous accorder des dons gratuits que de vous payer l’impôt ; demandez-lui des dons gratuits. Votre clergé célibataire, qui se soucie fort peu de ses successeurs, ne voudra pas payer de sa bourse, mais il empruntera de vos sujets ; tant mieux ; laissez-le emprunter ; aidez-le à contracter une dette énorme avec le reste de la nation ; alors faites une chose juste, contraignez-le à payer. Il ne pourra payer qu’en aliénant une partie de ses fonds ; ces fonds ont beau être sacrés, soyez très-sûr que vos sujets ne se feront aucun scrupule de les prendre lorsqu’ils se trouveront dans la nécessité ou de les accepter en payement ou de se ruiner en perdant leur créance. C’est ainsi que, de dons gratuits en dons gratuits, vous leur ferez contracter une seconde dette, une troisième, une quatrième, à l’acquittement de laquelle vous les contraindrez jusqu’à ce qu’ils soient réduits à un état de médiocrité ou d’indigence qui les rende aussi vils qu’ils sont inutiles. Il ne tiendra qu’à vous et à vos successeurs qu’on les voie un jour déguenillés sous les portiques de leurs somptueux édifices, offrant aux peuples leurs prières et leurs sacrifices au rabais. Mais, me direz-vous, je n’aurai plus de religion. Vous vous trompez, Sire, vous en aurez toujours une ; car la religion est une plante rampante et vivace qui ne périt jamais ; elle ne fait que changer de forme. Celle qui résultera de la pauvreté et de l’avilissement de ses membres sera la moins incommode, la moins triste, la plus tranquille et la plus innocente. Faites contre la superstition régnante ce que Constantin fit contre le paganisme : il ruina les prêtres païens, et bientôt on ne vit plus au fond de ses temples magnifiques qu’une vieille avec une oie fatidique disant la bonne aventure à la plus basse populace ; à la porte, que des misérables se prêtant au vice et aux intrigues amoureuses ; un père serait mort de honte s’il avait souffert que son enfant se fît prêtre. Et si vous daignez m’écouter, je serai de tous les philosophes le plus dangereux pour les prêtres, car le plus dangereux des philosophes est celui qui met sous les yeux du monarque l’état des sommes immenses que ces orgueilleux et inutiles fainéants coûtent à ses États ; celui qui lui dit, comme je vous le dis, que vous avez cent cinquante mille hommes à qui vous et vos sujets payez à peu près cent cinquante mille écus par jour pour brailler dans un édifice et nous assourdir de leurs cloches ; qui lui dit que cent fois l’année, à une certaine heure marquée, ces hommes-là parlent à dix-huit millions de vos sujets rassemblés et disposés à croire et à faire tout ce qu’ils leur enjoindront de la part de Dieu ; qui lui dit qu’un roi n’est rien, mais rien du tout, où quelqu’un peut commander dans son empire au nom d’un être reconnu pour le maître du roi ; qui lui dit que ces créateurs de fêtes ferment les boutiques de sa nation tous les jours où ils ouvrent la leur, c’est-à-dire un tiers de l’année ; qui lui dit que ce sont des couteaux à deux tranchants se déposant alternativement, selon leurs intérêts, ou entre les mains du roi pour couper le peuple, ou entre les mains du peuple pour couper le roi ; qui lui dit que, s’il savait s’y prendre, il lui serait plus facile de décrier tout son clergé qu’une manufacture de bons draps, parce que le drap est utile et qu’on se passe plus aisément de messes et de sermons que de souliers ; qui ôte à ces saints personnages leur caractère prétendu sacré, comme je fais à présent, et qui vous apprend à les dévorer sans scrupule lorsque vous serez pressé par la faim ; qui vous conseille, en attendant les grands coups, de vous jeter sur la multitude de ces riches bénéfices à mesure qu’ils viendront à vaquer, et de n’y nommer que ceux qui voudront bien les accepter pour le tiers de leur revenu, vous réservant à vous et aux besoins urgents de votre État les deux autres tiers pour cinq ans, pour dix ans, pour toujours comme c’est votre usage ; qui vous remontre que si vous avez pu rendre sans conséquence fâcheuse vos magistrats amovibles, il y a bien moins d’inconvénient à rendre vos prêtres amovibles ; que tant que vous croirez en avoir besoin, il faut que vous les stipendiiez, parce qu’un prêtre stipendié n’est qu’un homme pusillanime qui craint d’être chassé et ruiné ; qui vous montre que l’homme qui tient sa subsistance de vos bienfaits n’a plus de courage et n’ose rien de grand et de hardi, témoin ceux qui composent vos académies et à qui la crainte de perdre leur place et leur pension en impose au point qu’on les ignorerait sans les ouvrages qui les ont précédemment illustrés. Puisque vous avez le secret de faire taire le philosophe, que ne l’employez-vous pour imposer silence au prêtre ? L’un est bien d’une autre importance que l’autre.



  1. Ce discours a été composé pendant la période où Diderot écrivait la Réfutation de l’Homme et le Plan d’une Université. C’est le développement d’idées que nous avons rencontrées partiellement reproduites dans ces deux ouvrages. À quel souverain s’adresse le philosophe ? On ne peut guère supposer que ce soit à Louis XVI. À Frédéric ? Il avait refusé d’accepter son invitation de passer par Berlin. À Catherine ? Il lui avait déjà fait part de ses opinions sur ce point délicat. Peut-être n’y a-t-il là qu’un roi imaginaire et une boutade inspirée par les difficultés que le clergé soulevait pour échapper à l’impôt que Turgot essayait alors de rendre égal pour toutes les classes de citoyens.