Discours et mélanges littéraires/Éloge de Montaigne

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DISCOURS ET MÉLANGES LITTÉRAIRES
ÉLOGE DE MONTAIGNE

Dans tous les siècles où l’esprit humain se perfectionne par la culture des arts, on voit naître des hommes supérieurs, qui reçoivent la lumière et la répandent, et vont plus loin que leurs contemporains, en suivant les mêmes traces. Quelque chose de plus rare, c’est un génie qui ne doive rien à son siècle, ou plutôt qui, malgré son siècle, par la seule force de sa pensée, se place, de lui-même, à côté des écrivains les plus parfaits, nés dans les temps les plus polis : tel est Montaigne. Penseur profond, sous le règne du pédantisme, auteur brillant et ingénieux dans une langue informe et grossière, il écrit avec le secours de sa raison et des anciens : son ouvrage reste, et fait seul toute la gloire littéraire d’une nation : et lorsque, après longues années, sous les auspices de quelques génies sublimes, qui s’élancent à la fois, arrive enfin l’âge du bon goût et du talent, cet ouvrage, longtemps unique, demeure toujours original ; et la France, enrichie tout à coup de tant de brillantes merveilles, ne sent pas refroidir son admiration pour ces antiques et naïves beautés. Un siècle nouveau succède, aussi fameux que le précédent, plus éclairé peut-être, plus exercé à juger, plus difficile à satisfaire, parce qu’il peut comparer davantage cette seconde épreuve n’est pas moins favorable à la gloire de Montaigne. On l’entend mieux, on l’imite plus hardiment ; il sert à rajeunir la littérature, qui commençait à s’épuiser ; il inspire nos plus illustres écrivains ; et ce philosophe du siècle de Charles IX semble fait pour instruire le dix-huitième siècle.

Quel est ce prodigieux mérite qui survit aux variations du langage, aux changements des mœurs ? c’est le naturel et la vérité : voilà le charme qui ne peut vieillir. La grandeur des idées, l’artifice du style ne suffisent pas pour qu’un écrivain plaise toujours. Et ce n’est pas seulement de siècle en siècle, et a de longs intervalles, que le goût change et que les ouvrages éprouvent des fortunes diverses : dans la vie même de l’homme, il est un période où, détrompés de ce monde idéal que les passions formaient autour de nous, ne sachant plus excuser des illusions qui ne se retrouvent plus dans nos cœurs, perdant l’enthousiasme avec la jeunesse, et réduits à ne plus aimer que la raison, nous devenons moins sensibles aux plus éclatantes beautés de l’éloquence et de la poésie. Mais qui pourrait se lasser d’un livre de bonne foy[1] écrit par un homme de génie ? Ces épanchements familiers de l’auteur, ces révélations inattendues sur de grands objets et sur des bagatelles, en donnant à ses écrits la forme d’une longue confidence, font disparaître la peine légère que l’on éprouve à lire un ouvrage de morale. On croit converser ; et comme la conversation est piquante et variée, que souvent nous y venons à notre tour, que celui qui nous instruit a soin de nous répéter, ce n’est pas icy ma doctrine, c’est mon étude, nous avoue ses faiblesses, pour nous convaincre des nôtres, et nous corrige sans nous humilier, jamais on ne se lasse de l’entretien.


PREMIÈRE PARTIE.

L’homme, dès qu’il sut réfléchir, s’étonna de lui-même, et sentit le besoin de se connaître. Les premiers sages furent ceux qui s’occupèrent de cette importante étude. Ils voulurent d’abord pénétrer trop avant ; de là tous les rêves de l’antiquité, quand elle espéra lever le voile mystérieux qui cache l’origine et les destinées de l’homme. Ses efforts furent plus heureux dans des recherches moins ambitieuses. Socrate, dit-on, ramena le premier la philosophie sur la terre. Il en fit une science usuelle qui s’appliquait à nos besoins et à nos faiblesses ; science d’observation et de raisonnement qui nous prenait tels que nous sommes, pour nous rendre tels que nous devons être, et nous étudiait pour nous corriger. Considérée sous ce point de vue, la morale ne peut se trouver que chez les peuples civilisés ; elle suppose des esprits développés par l’exercice de la réflexion, et des caractères mis en jeu par les rapports de la vie sociale. Aussi la voyons-nous passer de la Grèce dans Rome, lorsque Rome victorieuse fut devenue savante et polie. Mais, depuis la chute de l’empire romain, cette science, il faut l’avouer, resta longtemps ignorée des peuples de l’Europe. Le pédantisme et la superstition ne sont guère favorables à l’étude réfléchie que l’esprit humain fait sur lui-même ; et la scolastique est bien loin de la morale.

En Italie même, où le génie des arts fut si précoce, la saine raison tarda longtemps paraître ; et, pour la trouver en France, il faudrait aller jusqu’aux belles années de Louis le Grand, si Montaigne n’avait paru dès le seizième siècle.

Né d’un père qui admirait la science, sans la juger, sans s’y connaître, et voulait donner a son fils un bien dont il était privé lui-même, il eut, dès le berceau, un précepteur à côté de sa nourrice, et apprit, pour ainsi dire, à bégayer dans la langue latine. Cette première facilité détermina son goût pour la lecture, et le jeta naturellement dans m’étude de l’antiquité, qui présentait à son esprit, avide de savoir, des plaisirs toujours nouveaux, sans le fatiguer par les efforts qu’exige l’intelligence d’un idiome étranger.

Poëtes, orateurs, historiens, philosophes, il dévore tout avec une égale ardeur. Il va de Rome dans la Grèce, qu’il il ne connut jamais aussi bien, parce qu’il ne la connut pas dès l’enfance ; mais il trouve dans Amyot un interprète agréable, un guide auquel il aime à se confier. Une imagination vive et curieuse lui fait parcourir mille objets ; une disposition particulière de son esprit lui fait observer tout ce qui se rapporte à l’homme, ses lois, ses mœurs, ses coutumes, et l’intéresse non-seulement à l’histoire générale, mais, pour ainsi dire, aux anecdotes de l’espèce humaine. Enfin, parvenu à l’âge mûr, il s’amuse à se rappeler tout ce qu’il a vu, senti, pensé, découvert en soi-même ou dans les autres. Il jette ses idées dans l’ordre, ou plutôt dans le désordre où elles se présentent, tantôt s’élevant aux plus sublimes spéculations de l’ancienne philosophie, tantôt descendant aux plus simples détails de la vie commune, parlant de tout, se mêlant toujours lui-même à ses discours, et faisant de cette espèce d’égoïsme, si insupportable dans les livres ordinaires, le plus grand charme du sien.

L’ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs, et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même lui fournissent à tout moment des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu’il sait, et, ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu’il croit. Cet homme qui, dans la discussion, cite toutes les autorités, écoute tous les partis, accueille toutes les opinions, lorsqu’enfin il vient à décider, ne consulte plus que lui seul, et donne son avis, non comme bon, mais comme sien. Une telle marche est longue, mais elle est agréable, elle est instructive, elle apprend à douter : et ce commencement de la sagesse en est quelquefois le dernier terme. Peut-être aussi, cette manière de composer convenait mieux au caractère de Montaigne, ennemi d’un long travail et d’une application soutenue. Il parle beaucoup de morale, de politique, de littérature ; il agite à la fois mille questions mais il ne propose jamais un système. Sa réserve tient à sa paresse autant qu’à son jugement. Il lui en coûterait de poser des principes, de tirer des conséquences, et d’établir, à force de raisonnements, la vérité, ou ce que l’on prend pour elle. Cette entreprise lui paraitrait trop laborieuse, et la justesse de son esprit l’avertit que souvent elle ne serait pas moins inutile que téméraire. Il aime mieux se borner à ce qu’il voit au moment où il parle, et semble vouloir n’affirmer qu’une chose à la fois. Ce n’est pas le moyen de faire secte ; aussi jamais philosophe n’en fut plus éloigné que Montaigne. Il dit trop naïvement et le pour et le contre. Au moment où vous croyez tenir sa pensée, vous êtes déconcerté par un changement soudain, qu’au reste il ne prévoyait pas lui-même plus que vous. Une pareille incertitude, qui prouve plus de franchise que de faiblesse, n’aurait pas dû, ce semble, exciter la sévère indignation de Pascal. Cet inexorable moraliste, si grand par son génie encore au-dessus de ses ouvrages, ne craint pas d’affirmer que Montaigne met toutes choses dans un doute si universel et si général, que l’homme, doutant même s’il doute, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos.

Pascal n’abuse-t-il pas ici de la puissance de son imagination, pour imposer à notre faiblesse par l’énergie de la parole ? Quel est ce fantôme d’incrédulité qu’il prend plaisir à élever lui-même, pour l’écraser aisément sous le poids de son invincible éloquence ? Où peut-il donc trouver, dans les aveux d’un philosophe si ingénieux et si modeste, cet incorrigible pyrrhonien, poursuivi par le doute jusque dans son doute même, et changeant de folie, sans pouvoir en guérir ? Montaigne n’a jamais douté ni de Dieu ni de la vertu. L’apologie de Raymond de Sébonde renferme la plus éloquente profession de foi sur l’existence de la Divinité ; et les orateurs sacrés n’ont jamais peint avec plus de force les tourments du vice, et la joie de la bonne conscience. Du reste, Montaigne trouve dans la nature de l’homme de terribles difficultés et d’inconcevables mystères ; il regarde en pitié les erreurs de notre raison, la faiblesse et l’incertitude de notre entendement ; il affecte un moment de nous ravaler jusqu’aux bêtes, et Pascal l’approuve alors. Ce sublime contempteur des misères de l’homme triomphe de voir[2] la superbe raison froissée par ses propres armes. Il aimerait, dit-il, de tout son cœur le ministre d’une si grande vengeance. Pourquoi donc, ô Pascal, défendiez-vous tout à l’heure à un sage de se défier de cette raison que vous-même reconnaissez si faible et si trompeuse ? Voulez-vous maintenant le conduire par l’impuissance de penser à la nécessité de croire, et vous semble-t-il qu’il soit besoin de lui arracher le flambeau de la raison pour le précipiter dans la foi ?

La métaphysique de Montaigne se réduit donc à un petit nombre de vérités essentielles, qui demandent peu d’efforts pour être saisies. Sur tout le reste il est dans l’ignorance, et il ne s’en fâche pas. Peut-être seulement a-t-il le tort de rapporter avec trop de complaisance les opinions de ceux qui n’ont pas craint d’expliquer tant de choses qu’ils n’entendaient pas mieux que lui. Mais son incertitude, son incuriosité[3] se fait-elle sentir dans les principes de sa morale ? A-t-il les mêmes doutes lorsqu’il s’agit de nos devoirs ? Comme il siérait mal d’employer l’art des rhéteurs avec un écrivain qui s’en est tant moqué, nous avouerons que, si l’on peut disculper sa philosophie d’un pyrrhonisme absolu, sa morale tient beaucoup de l’école d’Épicure. Sans doute il voulait qu’elle fût plus d’usage. Cette philosophie sublime, qui veut changer l’homme au lieu de le régler, en lui présentant pour modèle la perfection désespérante d’une vertu idéale, le dispense trop souvent de la réaliser : la leçon ne parait pas faite pour nous ; l’exemple est pris dans une autre nature ; on peut l’admirer, mais chacun trouve en soi le droit de ne pas l’imiter. Si vous voulez qu’on tâche d’atteindre au but, ne le mettez pas hors do la portée commune. Le sage, pour faire monter la foule jusqu’à lui, doit se pencher vers elle. C’est le mouvement naturel de Montaigne. Il vient à nous le premier, en nous montrant les imperfections de son esprit, ses erreurs, ses torts, ses petitesses ; mais jamais il n’a rien de bas ni de criminel à nous révéler ; et ce bonheur ou cette discrétion me parait plus utile pour le lecteur que la franchise trop peu mesurée de Rousseau. J’apprends dans les aveux du premier quelles peuvent être les fautes d’un honnête homme ; et si j’apprends à les excuser, en revanche, je m’habitue à ne pas en concevoir d’autres : mais je craindrais, en lisant Rousseau, d’arrêter trop longtemps mes regards sur de coupables faiblesses qu’il faut toujours tenir loin de soi, et dont la peinture trop fidèle est plus dangereuse pour le cœur, qu’elle n’est instructive pour la raison.

Montaigne, je l’avoue, ne connaît pas l’art d’anéantir les passions ; il réclamerait volontiers, avec La Fontaine, contre cette philosophie rigide qui fait cesser de vivre avant que l’on soit mort. Il aime à vivre, c’est-à-dire, à goûter les plaisirs que permet la nature bien ordonnée. Pour moi, dit-il, j’aime la vie et la cultive, telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. Il croit que c’est le parti de la sagesse, et qu’on serait coupable autant que malheureux de se refuser l’usage des biens que nous avons reçus en partage. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l’annuler et desfigurer. Tout bon, il a fait tout bon. Ces maximes peuvent être rejetées par quelques esprits austères, qui ne conçoivent pas de vertu sans combat, et jugent du mérite par l’effort. Elles pourraient être dangereuses pour quelques âmes ardentes et passionnées, que leurs désirs emporteraient trop loin, et qui doivent être retenues, parce qu’elles ne savent pas s’arrêter. Mais Montaigne s’adresse à ceux qui, comme lui, éprouvent plutôt les faiblesses que les fureurs des passions ; et c’est le grand nombre. Il est le conseiller qui leur convient. Il ne les enraie pas sur leurs fautes qui lui paraissent une conséquence de leur nature. Il ne s’indigne pas de cette alternative de bien et de mal, qu’il regarde comme une faiblesse dont il trouve l’explication en lui-même. Il ne désespère personne, il n’est mécontent ni de lui ni des autres. Ses principes ne sont jamais sévères : s’ils pouvaient l’être, ses exemples seraient là pour nous défendre et nous rassurer. Il ne cherche donc pas à nous faire peur du vice ; peut-être ne croit-il pas en avoir le droit ; mais il s’efforce de nous séduire à la vertu, qu’il appelle qualité plaisante et gaie. Pour dernier terme, il nous propose le plaisir, et c’est au bien qu’il nous conduit.

La morale de Montaigne n’est pas sans doute assez parfaite pour des chrétiens : il serait à souhaiter qu’elle servît de guide à tous ceux qui n’ont pas le bonheur de l’être. Elle formera toujours un bon citoyen et un honnête homme. Elle n’est pas fondée sur l’abnégation de soi-même, mais elle a pour premier principe la bienveillance envers les autres, sans distinction de pays, de mœurs, de croyance religieuse. Elle nous instruit à chérir le gouvernement sous lequel nous vivons, à respecter les lois auxquelles nous sommes soumis, sans mépriser le gouvernement et les lois des autres nations, nous avertissant de ne pas croire que nous ayons seuls le dépôt de la justice et de la vérité. Elle n’est pas héroïque, mais elle n’a rien de faible : souvent même elle agrandit, elle transporte notre âme par la peinture des fortes vertus de l’antiquité, par le mépris des choses mortelles, et l’enthousiasme des grandes vérités. Mais bientôt elle nous ramène à la simplicité de la vie commune, nous y fixe par un nouvel attrait, et semble ne nous avoir élevés si haut dans ses théories sublimes, que pour nous réduire avec plus d’avantage à la facile pratique des devoirs habituels et des vertus ordinaires.

Ces divers principes de conduite ne sont jamais, chez Montaigne, énoncés en leçons : il a trop de haine pour le ton doctoral ; mais c’est le résumé des confidences qu’il laisse échapper en mille endroits. Il nous dit ce qu’il fait, ce qu’il voudrait faire. Il nous peint ce qu’il appelle sa vertu, confessant que c’est bien peu de chose, et que tout l’honneur en appartient à la nature plutôt qu’à lui. On a trouvé de l’orgueil dans cette méthode d’un homme qui rappelle tout à soi, et se fait centre de tout : elle n’est que raisonnable, et porte sur une vérité : tous les hommes se ressemblent au fond. Malgré les différences que met entre eux l’inégalité des talents, des caractères et des conditions, il est, si je puis parler ainsi, un air de famille commun à tous. A mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve, dit Pascal, qu’il y a plus d’hommes originaux. N’est-il pas également vrai de dire qu’avec plus d’esprit encore on découvrirait l’homme original, dont tous les hommes ne sont que des nuances et des variétés qui le reproduisent avec diverses altérations, mais ne le dénaturent jamais ? Voilà ce que Montaigne a voulu trouver, et ce qu’il ne pouvait chercher qu’en lui-même. C’est ainsi qu’il nous jugeait en s’appréciant, et qu’il faisait notre histoire, en nous racontant la sienne. Mais en même temps qu’il étudie dans lui-même le caractère de l’homme, il étudie dans tous les hommes les modifications sans nombre dont ce caractère est susceptible. De là tant de récits sur tous les peuples du monde, sur leurs religions, leurs lois, leurs usages, leurs préjugés ; de là cette immense collection d’anecdotes antiques et modernes sur tous sujets et en tous genres ; entreprises hardies, sages conseils, exemples de vices ou de vertus, fautes, erreurs, faiblesses, pensées ou paroles remarquables. De là cette foule sans nombre de figures différentes qui passent tour à tour devant nos yeux, depuis les philosophes d’Athènes jusqu’aux sauvages du Canada. Placé au milieu de ce tableau mouvant, Montaigne voit et entend tous les personnages, les confrontant avec lui-même, et se persuadant de plus en plus que la coutume décide presque de tout ; qu’il n’y a du reste qu’un petit nombre de choses assurées qu’il faut croire, quelques choses probables qu’il faut discuter, beaucoup de choses convenues qu’il faut respecter pour le bien général.

Mais si le scepticisme de Montaigne, plus modéré que celui de tant d’autres philosophes, ne touche jamais aux principes conservateurs de l’ordre social, sa raison en a d’autant plus de force pour attaquer les préjugés ridicules ou funestes, dont les contemporains étaient infatués ; et d’abord n’oublions pas que le siècle de Montaigne était. encore le temps de l’astrologie, des sorciers, des faux miracles, et de ces guerres de religion, les plus cruelles de toutes ; n’oublions pas que les hommes les plus respectables partageaient les erreurs et la crédulité du vulgaire ; et qu’enfin, écrivant plusieurs années après l’auteur des Essais, le judicieux de Thou rapportait, et croyait peut-être toutes les absurdités merveilleuses qui font rire de pitié dans un siècle éclairé. Combien aimerons-nous alors que Montaigne sache trouver la cause de tant d’erreurs dans notre curiosité et dans notre vanité ! S’agit-il d’un fait incroyable ? Nous disons[4] : comment est-ce que cela se fait ? Et nous découvrons une raison ; mais se fait-il ? eût été mieux dit. Une fois persuadés, nous croyons que[5] c’est ouvrage de charité de persuader les autres, et, pour ce faire, chacun ne craint pas d’ajouter de son invention autant qu’il en voit être nécessaire à son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu’il pense être en la conception d’autruy. Et c’est ainsi que les sottises s’accréditent et se perpétuent. Il est des sottises qui ne sont que ridicules ; il en est d’affreuses. Montaigne se moque des unes, et combat les autres avec les armes de la raison et de l’humanité. Il plaint ces malheureuses victimes de la superstition de leurs juges et de la leur, qui s’attribuaient un pouvoir sacrilège sur toute la nature, et ne pouvaient échapper aux flammes du bûcher.

On a beaucoup parlé des paradoxes de Montaigne. Quelques-uns surtout ont reçu de la plume d’un écrivain éloquent une célébrité nouvelle, qui nous oblige d’en rendre à leur véritable auteur ou la gloire ou le blâme. Personne n’ignore que, dans la fameuse question proposée par l’Académie de Dijon, le philosophe genevois, en se déclarant avec une sorte d’animosité le détracteur des sciences et des arts, en affectant de les accuser en son nom, ne fait cependant que répéter les reproches que l’auteur des Essais avait allégués deux siècles avant lui. J’ajouterai qu’en les répétant, il les exagère, et que, voulant faire un système de ce qui n’est chez son modèle qu’une opinion hasardée par caprice, comme tant d’autres, il s’éloigne beaucoup plus de la vérité, et tombe dans une plus choquante erreur. Il est permis d’être sévère avec Rousseau : la plus rigoureuse censure n’atteindra jamais jusqu’à sa gloire ; ses admirateurs même peuvent lui reprocher en général d’outrer les idées qu’il emprunte. Si Montaigne nous dit avec autant de vérité que de bonhomie Nous avons abandonné nature, et lui voulons apprendre sa leçon, elle qui nous menoit si heureusement et si sûrement, Rousseau ne craint pas de nous redire : Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses tout dégénère entre les mains de l’homme. C’est ainsi que l’Émile peut souvent paraître une exagération des idées de Montaigne, sur l’éducation de l’enfance et l’art de former les hommes.

Ce n’est pas que, sur plusieurs points de cet intéressant sujet, Rousseau ne mérite notre reconnaissance, pour avoir renouvelé, avec toutes les séductions de son talent, des vérités utiles et trop négligées. La nécessité de diriger avec soin les premières années de l’enfance, de prendre ses inclinations dès le berceau, et de les conduire, ou plutôt de les laisser aller au bien, sans gêne et sans effort, la grande importance de l’éducation physique, les exercices du corps tournant au profit de l’âme, l’art de former la raison en l’accoutumant à se faire des idées plutôt que d’en recevoir, l’inutilité des études qui n’occupent que la mémoire, le secret de faire trouver les choses au lieu de les montrer : tant d’autres idées qui n’en sont pas moins vraies pour être peu suivies, ont heureusement passé des écrits de Montaigne dans l’ouvrage de Rousseau.

Montaigne haïssait le pédantisme : mais il aimait la science, quoiqu’il en ait médit quelquefois. Il convient que c’est un grand ornement et un outil de merveilleux service. Cependant ce qu’il exige avant tout dans un gouverneur, c’est le jugement. Je veux, dit-il, qu’il ait la tête bien faite que bien pleine. Quand le gouverneur aura formé le jugement de son élève, il peut lui permettre l’étude de toutes les sciences. Notre âme s’élargit d’autant plus qu’elle se remplit. Ce langage n’est pas celui d’un ennemi des lettres. Et comment Montaigne aurait-il pu se défendre de les aimer ! Elles firent l’occupation et le charme de sa vie ; elles élevèrent sa raison au-dessus de celle de ses contemporains, qui les étudiaient aussi, mais qui ne savaient pas s’en servir. Elles firent de lui un sage ; et, ce qu’il estimait peut-être bien plus, elles en firent un homme heureux.

Telle est l’idée que je me forme de Montaigne, considéré comme philosophe et comme moraliste : jamais d’exagération, jamais de système orgueilleusement chimérique ; quelquefois des idées incertaines, parce qu’il y a beaucoup d’incertitude dans l’esprit humain ; toujours une candeur et une bonne foi qui feraient pardonner l’erreur même.

Quand je me représente ces divers caractères, trop faiblement crayonnés dans un éloge imparfait, et que j’essaie d’embrasser d’une seule vue ce talent si varié, si naturel, cette imagination si vraisemblable et si vive, je suis frappé de plusieurs ressemblances sensibles que j’aperçois entre Montaigne et l’un de nos plus célèbres écrivains, le seul que l’on ne puisse comparer à personne. Je ne sais si je m’abuse : je crains qu’un parallèle ne semble toujours un lieu commun, et qu’un rapprochement de Voltaire et de Montaigne ne soit au moins un paradoxe. Mais en écartant les plus brillantes productions de Voltaire, en ne choisissant qu’une seule partie de sa gloire, ses Mélanges de métaphysique et de morale, ne découvre-t-on pas en effet plusieurs rapports remarquables entre deux hommes si différents ? Des deux côtés, je vois une vaste lecture, une immense variété de souvenirs, et cette même mobilité d’imagination qui passe rapidement sur chaque objet, dans l’impatience de les parcourir tous à la fois. Des deux côtés, je suis étonné de tout le chemin que je fais en quelques instants, et du grand nombre d’idées que je trouve en quelques pages. Tous deux se montrent doués d’une raison supérieure. Montaigne, aussi vif, est cependant plus verbeux, plus diffus c’est le tort de son siècle : Voltaire, quelquefois moins profond, a toujours plus de justesse et de netteté ; c’est le mérite du sien. Tous deux ont connu les faiblesses et les inconséquences de l’homme ; tous deux rient de l’espèce humaine : et le rire de Voltaire est plus amer : ses railleries plus cruelles. Tous deux cependant respirent l’amour de l’humanité. Celui de Voltaire est plus ardent, plus courageux, plus infatigable. On connaît assez la haine de l’un et de l’autre pour le charlatanisme et l’hypocrisie. Montaigne a mieux su s’arrêter. Voltaire confond trop souvent les objets les plus saints de la vénération publique avec de vaines superstitions, que l’on doit détruire par le ridicule. Tous deux ont pensé hardiment, et ont exprimé franchement leurs pensées. La franchise de Voltaire est plus maligne, et celle de Montaigne plus naïve ; mais tous deux ont oublié trop souvent la décence dans les idées et même dans l’expression ; et nous devons leur en faire un reproche : car le plus grand tort du génie, c’est de faire rougir la pudeur et d’offenser la vertu.


SECONDE PARTIE.

Si Montaigne n’avait que le mérite assez rare de dire souvent la vérité, il aurait, on peut le croire, comme Charron son imitateur, obtenu plus d’estime que de succès, et plus d’éloges que de lecteurs. Ceux mêmes qui se piquent d’aimer avant tout la raison, veulent encore qu’elle soit assez ornée pour être agréable ; et l’on ne cherche pas l’instruction dans un livre où l’on craint de trouver l’ennui. Montaigne plaît, amuse, intéresse par la naïveté, l’énergie, la richesse de son style et les vives images dont il colore sa pensée. Ce charme se fait sentir aux hommes qui n’ont jamais réfléchi sur les secrets de l’art d’écrire, mais il mérite d’être particulièrement analysé par tous ceux qui font leur étude de cet art si difficile, même pour le génie.

Je sais que l’on pourrait attribuer une partie du plaisir que donne le style de Montaigne à l’ancienneté de son langage. L’élégant Fénelon lui-même regrettait quelquefois l’idiome de nos pères. Il y trouvait je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif et de passionné. On doit avouer en effet que les priviléges, ou plutôt les licences du vieux français, le retranchement des articles, l’usage des inversions, la hardiesse habituelle des tours, le grand nombre d’expressions proverbiales que les livres empruntaient à la conversation, l’abondance des termes et la facilité de les employer tous sans blesser la bienséance, tant d’autres libertés que nous avons remplacées par des entraves, favorisaient l’écrivain, et donnaient au style un air d’aisance et d’enjouement qui charme dans les sujets badins, et pourrait offrir un amusant contraste dans les sujets sérieux. Cependant la langue française n’avait encore réussi que dans les joyeusetés folâtres. Ronsard égarait son talent par une imitation maladroite des langues anciennes ; et Amyot n’avait pu rendre que par une heureuse naïveté la précision énergique et l’élégance audacieuse de Plutarque. Il nous est donc permis de dire avec Voltaire : ce n’est pas le langage de Montaigne, c’est son imagination qu’il faut regretter. Je ne dissimulerai pas cependant que ces expressions d’un autre siècle, ces formes antiques et, pour ainsi dire, ce premier débrouillement d’une langue, aujourd’hui perfectionnée peut-être jusqu’au point d’être affaiblie, présentent un intérêt de curiosité qui peut inviter à la lecture. Mais l’emploi si naturel, les alliances si hardies, les effets si pittoresques de ces termes surannés ; ces coupes savantes, ces mots pleins d’idées, ces phrases où, par la force du sens, l’auteur a trouvé l’expression qui ne peut vieillir, et deviné la langue de nos jours, voilà ce que l’on admire dans Montaigne, voilà ce qu’il n’a pas reçu de son idiome encore rude et grossier, mais ce qu’il lui a donné par son génie.

L’imagination est la qualité dominante du style de Montaigne. Cet homme n’a point dc supérieur dans l’art de peindre par la parole. Ce qu’il pense, il le voit ; et par la vivacité de ses expressions, il le fait briller à tous les yeux. Telle était la prompte sensibilité de ses organes, et l’activité de son âme. 11 rendait les impressions aussi fortement qu’il les recevait.

Le philosophe Malebranche, tout ennemi qu’il était de l’imagination, admire celle de Montaigne, et l’admire trop peut-être ; il veut qu’elle fasse seule le mérite des Essais, et qu’elle y domine au préjudice de la raison. Nous n’accepterons pas un pareil éloge. Montaigne se sert de l’imagination pour produire au dehors ses sentiments tels qu’ils sont empreints dans son âme. Sa chaleur vient de sa conviction ; et ses paroles animées sont nécessaires pour conserver toute sa pensée, et pour exprimer tous les mouvements de son esprit. Quand je vois ces braves formes de s’expliquer si visves et si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire : je dis que c’est bien penser[6].

Il est vrai que, lorsqu’il s’agit simplement de décrire et de montrer les objets, l’imagination n’a pas besoin du raisonnement ; mais elle est toujours dans la dépendance du goût qui lui défend d’outrer la nature, et souvent ne lui permet pas de la peindre tout entière. Dirons-nous que, dans cette partie de l’art d’écrire, l’auteur des Essais soit toujours irréprochable ? Non, sans doute ; et l’on peut, dans quelques traits échappés à son pinceau trop libre et trop hardi, découvrir quelquefois la marque d’un siècle grossier, dont la barbarie perce jusque dans la sagesse du grand homme qui devait le réformer. Mais que de beautés inimitables couvrent et font disparaître ce petit nombre de fautes ! Quelle abondance d’images ! quelle vivacité de couleurs ! quel cachet d’originalité ! Combien l’expression est toujours à lui, lors même qu’il emprunte l’idée ! Les abeilles pillottent de çà et de là les fleurs ; mais elles en font après le miel qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine. Voilà tout Montaigne. C’est ainsi que les pensées et les images des auteurs anciens, fondues sans cesse dans ses écrits, sans perdre rien de leur force et de leur élévation, y prennent un caractère qui n’appartient qu’à sa plume.

Montaigne, si je puis m’exprimer ainsi, décrit la pensée comme il décrit les objets, par des détails animés qui la rendent sensible aux yeux. Son style est une allégorie toujours vraie, où toutes les abstractions de l’esprit revêtent une forme matérielle, prennent un corps, un visage, et se laissent, en quelque sorte, toucher et manier. S’il veut nous donner une idée de la vertu, il la placera dans une plaine fertile et fleurissante, où, qui en sait l’adresse, peut arriver par des routes gazonnées, ombrageuses et doux fleurantes. Il prolongera cette peinture avec la plus étonnante facilité d’expression ; et quand il l’aura terminée, pour en augmenter l’effet par le contraste, il nous montrera dans le lointain la chimérique vertu des philosophes sur un rocher à l’écart, parmi des ronces, fantasme à effrayer les gens.

Je céderais au plaisir facile de citer beaucoup un écrivain, qu’on aimera toujours mieux entendre que son panégyriste ; mais à quels traits dois-je m’arrêter de préférence, dans un ouvrage ou tous les chapitres présentent des beautés diversement originales ? C’est la manière de Montaigne qu’il faudrait citer. Je choisis une phrase énergique, ou spirituelle, ou gracieuse. Je lis encore, et je rencontre bientôt une nouvelle surprise non moins piquante que la première. Rien n’est semblable, et l’impression n’est pas moins vive. En effet, l’auteur des Essais, dans un travail libre et sans suite, n’écrivant que lorsqu’il se sent animé par sa pensée, son expression ne peut jamais faiblir ; et dès qu’il conçoit une idée, son style se prête à toutes les métamorphoses, pour la rendre plus heureusement. Ainsi, toujours renvoyé d’une page à l’autre, incertain où fixer mon admiration, chaque fois que j’ouvre le livre je découvre quelque chose de plus dans l’auteur, et je désespère de pouvoir jamais saisir ni peindre un écrivain qui, non moins varié que fécond, se renouvelle même en se répétant. Cependant ces différences sans nombre peuvent être ramenées à un principe, l’imitation des grands écrivains de l’ancienne Rome ; et je ne crains pas d’assurer que l’on retrouverait, dans le génie commun de leur langue et dans l’usage divers qu’ils en ont fait, tous les secrets de l’idiome de Montaigne. On sait avec quelle constance il avait étudié ces grands génies, combien il avait vécu dans leur commerce et dans leur intimité. Doit-on s’étonner que son ouvrage porte, pour ainsi dire, leur marque, et paraisse, du moins pour le style, écrit sous leur dictée ? Souvent il change, modifie, corrige leurs idées. Son esprit, impatient du joug, avait besoin de penser par lui-même ; mais il conserve les richesses de leur langage et les grâces de leur diction. L’heureux instinct qui le guidait lui faisait sentir que, pour donner à ses écrits le caractère de durée qui manquait à sa langue, trop imparfaite pour être déjà fixée, il fallait y transporter, y naturaliser en quelque sorte les beautés d’une autre langue, qui, par sa perfection, fût assurée d’être immortelle : ou plutôt, l’habitude d’étudier les chefs-d’œuvre de la langue latine le conduisait à les imiter. Il en prenait à son insu toutes les formes, et se faisait Romain sans le vouloir. Quelquefois, réglant sa marche irrégulière, il semble imiter Cicéron même : sa phrase se développe lentement, et se remplit de mots choisis qui se fortifient et se soutiennent l’un l’autre dans un enchaînement harmonieux. Plus souvent, comme Tacite, il enfonce[7] profondément la signification des mots, met une idée neuve sous un terme familier, et, dans une diction fortement travaillée, laisse quelque chose d’inculte et de sauvage. Il a le trait énergique, les sons heurtés, les tournures vives et hasardées de Salluste ; l’expression rapide et profonde, la force et l’éclat de Pline l’ancien. Souvent aussi, donnant à sa prose toutes les richesses de la poésie, il s’épanche, il s’abandonne avec l’inépuisable facilité d’Ovide, ou respire la verve et l’âpreté de Lucrèce. Voilà les diverses couleurs qu’il emprunte de toutes parts, pour tracer des tableaux qui ne sont qu’à lui.

Souvent on se forme une idée générale sur la manière d’un écrivain, d’après une qualité particulière qui se fait remarquer dans son style. On cite toujours le naturel et la bonhomie de Montaigne, et sans doute, l’auteur des Essais se montrait bonhomme, lorsqu’il parlait de lui, et qu’il nous disait quel vin il aimait le mieux. Il se servait d’un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche[8] ; mais il ne se servait pas moins naturellement du langage le plus fort, le plus précis, et quelquefois même le plus magnifique, lorsqu’il était emporté par le souvenir d’un grand sentiment, d’une action noble et généreuse. N’est-ce pas dans Montaigne que je trouve la peinture de l’homme de cœur qui tombe obstiné en son courage ; qui, pour quelque danger de la mort voisine, ne relasche aucun point de son asseurance ; qui regarde encore, en rendant l’âme, son ennemi d’une vue ferme et dédaigneuse ; est battu, non pas de nous, mais de la fortune ; est tue, sans être vaincu ?

Et cette phrase aurait-elle paru faible à Démosthéne ? Il y a des pertes triomphantes à l’envi des victoires ; et ces quatre Victoires, sœurs de Salamine, de Platée, de Mycale, de Sicile, n’osèrent opposer toute leur gloire ensemble à la gloire de la déconfiture du roi Léonidas et des siens au pas des Thermopyles.

Quelquefois chez Montaigne cette grandeur est portée trop loin, et se rapproche un peu de la grandeur souvent outrée de Sénèque et de Lucain. Il aimait ces deux auteurs. Il ne haïssait pas les images hardies jusqu’à l’exagération, les expressions éblouissantes, les coups de pinceau plus énergiques que réguliers. On doit le pardonner à l’extrême vivacité de son imagination. Malgré ce penchant naturel dans ses jugements littéraires, il donne toujours la préférence aux auteurs de l’antiquité qui ont réuni la pureté du goût à l’éclat du talent ; Virgile est pour lui le premier des poëtes ; et si la philosophie de Cicéron lui paraît trop chargée de longueries d’apprêts, il trouve son éloquence incomparable. Quand il emprunte quelque idée brillante à Lucain ou à Sénèque, jamais il ne l’affaiblit ; mais il sait presque toujours la rendre plus naturelle. Le bon sens tempérait en lui l’imagination, et retenait sa pensée dans de justes bornes, lors même que ses paroles trop vives et trop impétueuses s’élançaient avec une sorte d’irrégularité.

Ce bon sens qui dirige tous ses raisonnements, qui se fait remarquer au milieu de ses saillies, et ne l’abandonne pas même dans ses caprices et dans ses écarts, devait lui présenter en foule ces pensées heureuses et précises, que l’on aime à retenir parce qu’elles trouvent sans cesse leur application, et que l’on peut appeler les proverbes des sages. Dans ce genre, j’oserai dire qu’il a donné les plus heureux modèles d’un style dont La Rochefoucauld passe ordinairement pour le premier inventeur. Nulle part vous ne trouverez un plus grand nombre de sentences d’une brièveté énergique, où les mots suffisent à peine à l’idée qui se montre d’elle-même. Je n’essaierai pas de multiplier les citations. On y verrait avec étonnement cette diction si riche en termes pittoresques, si chargés de circonlocutions ingénieuses, d’expressions redoublées, d’épithètes accumulées, si féconde en développements oratoires et poétiques, se resserrer tout à coup dans les bornes du plus rigoureux laconisme, et ne plus employer les paroles que pour le besoin de l’intelligence. Cet art d’être court, sans ôter rien à la justesse et à la clarté, semble une des perfections du langage humain : c’est au moins un des avantages que les langues obtiennent avec le plus de peine et le plus tard, après avoir été longtemps travaillées en tous sens par d’habiles écrivains.

Il est encore un autre mérite qui semblerait au premier coup d’œil tenir à l’écrivain beaucoup plus qu’à l’idiome, et qui cependant ne se montre guère que dans les langues épurées et polies, dont il devient en quelque sorte le dernier raffinement ; c’est l’esprit. Quel sens faut-il attacher a ce mot, ou plutôt en combien de sens divers est-il permis de t’entendre ? Qu’est-ce que l’esprit ? Voltaire lui-même, après en avoir prodigué les exemples, désespère de le définir et d’en indiquer toutes tes formes. Toutefois, il est permis d’avancer que l’esprit, quel qu’il soit, se réduisant presque toujours à une manière de parler délicate, fine, détournée, se produit avec plus d’avantage à mesure que les ressources d’une langue sont plus variées et mieux connues. Au commencement du siècle de Louis XIV, quelques hommes écrivaient avec génie ; le reste ne couvrait le manque de génie par aucun agrément ; et la sentence de Boileau se trouvait de la plus rigoureuse exactitude :

Il n’est pas de degré du médiocre au pire.

Dans le siècle suivant, la littérature se rendit plus accessible il fut permis d’être médiocre, sans être méprisable ; et la faiblesse ornée avec art put mériter quelque estime. Ceux qui ne pouvaient atteindre aux grandes beautés composèrent ingénieusement de petites choses. Ceux qui ne trouvaient point de pensées neuves cherchèrent dos expressions heureuses. A défaut de vastes conceptions, il fallut perfectionner les détails. On mit de l’esprit dans le style : les écrivains du second ordre en firent leur principal ornement ; et les grands écrivains n’en dédaignèrent pas l’usage. Champfort ne brille que par l’esprit qu’il montre dans son style ; Montesquieu en laisse beaucoup apercevoir dans le sien.

Mais ce mérite qui, bien éloigné d’être le premier de tous, exige du moins beaucoup d’art et d’étude, il est assez extraordinaire de le trouver au plus haut degré dans Montaigne, placé à une époque presque barbare, et maniant une langue dépourvue de grâce et de souplesse.

Comment cet écrivain si naturel et si négligé connaît-il déjà tout le jeu des paroles, ces nuances fines et subtiles, ces rapprochements délicats, ces oppositions piquantes, ces artifices de l’art d’écrire, et, pour ainsi dire, ces ruses de style, auxquelles on a recours lorsque le siècle de l’invention est passé ? En les employant quelquefois avec la délicatesse de Fontenelle, ou la malice de Duclos, il ne perd jamais la naïveté qui forme le trait le plus marqué de son caractère et de son talent ; et, par un mélange difficile à concevoir, mais très-réel, on trouve souvent en lui la simplicité de l’antique bonne foi et la finesse de l’esprit moderne. Pour expliquer ce problème d’un auteur qui réunit dans sa manière d’écrire celles de plusieurs siècles, il suffit de se souvenir qu’il avait devant les yeux les divers âges de la littérature latine, et les étudiait indifféremment : il a dû nous deviner plus d’une fois, en imitant Pline le jeune. Dos phrases vives et coupées, des bons mots, des traits, des épigrammes, convenaient d’ailleurs très-bien dans un style décousu, qui, comme le dit l’auteur lui-même, ne va que par sauts et par gambades. Le désordre est souvent pénible : il faut du moins qu’il y ait quelque chose d’amusant. Montaigne abuse beaucoup de son lecteur. Ces chapitres qui parlent de tout, excepté de ce que promettait le titre, ces digressions qui s’embarrassent l’une dans l’autre, ces longues parenthèses qui donnent le temps d’oublier l’idée principale, ces exemples qui viennent à la suite des raisonnements et ne s’y rapportent pas, ces idées qui n’ont d’autre liaison que le voisinage des mots, enfin cette manie continuelle de dérouter l’attention du lecteur, pourrait fatiguer ; et l’on serait quelquefois tenté de ne plus suivre un écrivain qui ne veut jamais avoir de marche assurée ; un trait inattendu nous ramène, un mot plaisant nous pique, nous réveille. Le sujet nous a souvent échappé ; mais nous retrouvons toujours l’auteur, et c’est lui que nous aimons.

Je n’ignore pas que c’est un grand ridicule de vouloir attribuer tous les genres de mérite à l’homme dont on fait l’éloge ; et je ne m’arrêterais pas sur l’éloquence de Montaigne, dont la réputation peut se passer d’un nouveau titre, si j’avais été moins frappé de quelques morceaux des Essais, où ce grand talent de l’éloquence semble se trahir, à l’insu de l’auteur, par l’audace et la vivacité des mouvements.

Et comment, en effet, la discussion d’une vérité morale intéressante pour l’humanité, le besoin de combattre une erreur honteuse, un préjugé funeste, ne pourraient-ils échauffer l’âme de l’écrivain, l’agrandir, lui communiquer cette force persuasive qui commande aux esprits, et du philosophe éclairé faire un orateur éloquent ? Le zèle de la vertu ne serait-il pas aussi puissant que les passions ? C’est ainsi que Montaigne me paraît s’élever au-dessus de lui-même, lorsqu’il nous exhorte à fortifier notre âme contre la crainte de la mort. Son style devient noble, grave, austère : à l’imitation de Lucrèce, il fait paraître la Nature adressant la parole à l’homme ; mais le langage qu’il met dans sa bouche n’appartient qu’à lui. Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y êtes entré ; le même passage que vous avez fait de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. Votre mort est une des pièces de l’ordre de l’univers, une pièce de la vie du monde. Cette élévation se soutient dans tout le discours de la Nature. Il s’y mêle quelques-unes de ces pensées profondes qui forcent l’âme à se replier sur elle-même. Si vous n’aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé.

Une pareille éloquence semble appartenir à cette philosophie austère qui ne ménage point l’homme, et le poursuit sans cesse avec l’image de la dure vérité. Ce ton ne peut être habituel chez Montaigne. Il devait porter son caractère dans ses écrits ; et ce caractère, qu’il a pris tant de plaisir à nous dépeindre, se compose de faiblesse pour lui-même et d’indulgence pour les autres. Il nous excuse trop aisément, pour nous reprocher avec amertume nos fautes et nos erreurs ; et il s’aime trop lui-même, pour s’irriter contre les siennes. Il s’aime trop lui-même je n’ai pas craint de faire cet aveu on ne peut en abuser. L’ami de la Boétie ne sera jamais exposé à l’accusation d’égoïsme. Non ; l’égoïsme, ce sentiment stérile, cette passion avilissante, n’a jamais trouvé place là où régnait la pure amitié. Il n’est pas épuisé par l’habitude de s’aimer seul, ce cœur qui conserve une si grande force d’aimer, et l’épanche avec une intarissable abondance sur l’ami qu’il s’est choisi. O la Boétie ! que votre nom toujours répété serve à la gloire de votre ami ; que toujours on pense avec délices à cette union de deux âmes vertueuses qui, s’étant une fois rencontrées, se mêlent, se confondent pour toujours ! Mais la mort vient briser des liens si forts et si doux : le plus à plaindre des deux, celui qui survit, demeure frappé d’une incurable blessure ; il ne fait plus que traîner languissant : il n’a plus de goût aux plaisirs. Ils me redoublent, dit-il, le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part. Deuil sacré de l’amitié, sainte et inviolable fidélité, qui n’a plus pour objet qu’un souvenir ! Quelle est l’âme détachée d’elle-même qui se plaît à prolonger son affliction pour honorer la mémoire de l’ami qu’elle a perdu ? C’est celle de Montaigne ; c’est Montaigne qui se fait une religion de sa douleur, et craint d’être troublé dans ses regrets par un bonheur où son ami ne peut plus être. On aime à rencontrer dans l’éloge d’un homme supérieur ces marques d’un caractère sensible et tendre. Elles nous donnent le droit de chérir celui que nous admirons ; mais que dis-je ? ces deux sentiments, l’admiration et t’amour, se confondent tellement an nom de Montaigne, que l’un disparaît presque dans l’autre. Son idée ne réveille pas en nos âmes ce respect mêlé d’enthousiasme que nous inspirent les génies illustres qui ont fait la gloire des lettres. La distance nous parait moins grande entre nous et lui. Nous sentons qu’il y a dans ses principes, dans sa conduite, quelque chose qui le rapproche de nous. Nous l’aimons comme un ami plein de candeur et de simplicité que nous serions tentés de croire notre égal, si la supériorité de sa raison et la vivacité de son esprit ne se décelaient à chaque instant par des traits ingénieux et soudains, que toute sa bonhomie ne peut cacher à nos yeux.

Sa vie nous offre peu d’événements ; elle ne fut point agitée : c’est le développement paisible d’un caractère aussi noble que droit. La tendresse filiale, l’amitié, occupèrent ses plus belles années. Il voyagea, n’étant déjà plus jeune, et n’ayant plus besoin d’expérience ; mais son âme, nourrie si longtemps des souvenirs du génie antique, retrouva de l’enthousiasme à la vue des ruines de Rome. Malgré son éloignement pour les honneurs et les emplois, élu par le suffrage volontaire de ses concitoyens, il avait rempli deux fois les fonctions de premier magistrat dans la ville de Bordeaux. Il croit que son administration n’était pas assez sévère : je le crois aussi. Sans doute il était plus fait pour étudier les hommes que pour les gouverner. C’était l’objet où se portait naturellement son esprit. Il s’en occupa toujours dans le calme de la solitude et dans les loisirs de la vie privée. Les fureurs de la guerre civile troublèrent quelquefois son repos ; et sa modération, comme il arrive toujours, ne put lui servir de sauvegarde. Cependant ces orages mêmes ne détruisirent pas son bonheur.

C’est ainsi qu’il coula ses jours dans le sein des occupations qu’il aimait, libre et tranquille, élevé par sa raison au-dessus de tous les chagrins qui ne venaient point du cœur, attendant la mort sans la craindre, et voulant qu’elle le trouvât occupé à bêcher son jardin, et nonchalant d’elle.

Les Essais, ce monument impérissable de la plus saine raison et du plus heureux génie, ne furent pour Montaigne qu’un amusement facile, un jeu de son esprit et de sa plume. Heureux l’écrivain qui, rassemblant ses idées comme au hasard, et s’entretenant avec lui-même, sans songer à la postérité, se fait cependant écouter d’elle ! On lira toujours avec plaisir ce qu’il a produit sans effort. Toutes les inspirations de sa pensée, fixées à jamais par le style, passeront aux siècles à venir. Quel fut son secret ? il s’est mis tout entier dans ses ouvrages. Il jouira donc mieux que personne de cette immortalité que donnent les lettres, puisqu’en lui seul l’homme ne sera jamais séparé de l’écrivain, et que son caractère ne sera pas moins immortel que son talent.

Montaigne, te croyais-tu destiné à tant de gloire, et n’en serais-tu pas étonné ? Tu ne parlais que de toi, tu ne voulais peindre que toi ; cependant tu fus notre historien. Tu retraças, non les formes incertaines et passagères de la société, mais l’homme tel qu’il est toujours et partout. Tes peintures ne sont pas vieillies après trois siècles ; et ces copies, si fidèles et si vives, toujours en présence de l’original qui n’a pas changé, conservant toute leur vérité, n’ont rien perdu de leur éclat, et paraissent même embellies par l’épreuve du temps. Ta naïve indulgence, ta franchise et ta bonhomie ont cessé depuis longtemps d’être en usage : elles ne cesseront jamais de plaire ; et tout le raffinement d’un siècle civilisé ne servira qu’à les rendre plus curieuses et plus piquantes. Tes remarques sur le cœur humain pénètrent trop avant pour devenir jamais inutiles. Malgré tant de nouvelles recherches et de nouveaux écrits, elles seront toujours aussi neuves que profondes. Pardonne-moi d’avoir essayé l’analyse de ton génie, sans autre titre que d’aimer tes ouvrages. Ah ! la jeunesse n’est pas faite pour apprécier dignement les leçons de l’expérience, et n’a pas le droit de parler du cœur humain qu’elle ne connaît pas. J’ai senti cet obstacle : plus d’une fois j’ai voulu briser ma plume, me défiant de mes idées, et craignant de ne pas assez entendre les choses que je prétendais louer. La supériorité de ta raison m’effrayait, ô Montaigne ! Je désespérais de pouvoir atteindre si haut. Ta simplicité, ton aimable naturel m’ont rendu la confiance et le courage : j’ai pensé que toi-même, si tu pouvais supporter un panégyrique, tu ne te plaindrais pas d’y trouver plus de bonne foi que d’éloquence[9], plus de candeur que de talent.

  1. Expression de Montaigne.
  2. Pensées de Pascal, ch. xi.
  3. Expression de Montaigne.
  4. Montaigne.
  5. Ibid.
  6. Montaigne.
  7. Expression de Montaigne.
  8. Expression de Montaigne.
  9. Ce discours a été couronné en 1812 par l’Académie française (alors classe de la Langue et de la Littérature française, dans l’Institut).