Discours prononcé au banquet des Amis de Paul Verlaine

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Discours prononcé au banquet des Amis de Paul Verlaine, pour le Quinzième Anniversaire de la mort du Poète
Librairie Léon Vanier, éditeur (p. 5-21).


 Messieurs,


Nous connaissons, tous, les raisons profondes de notre fidélité à Verlaine. Je ne saurais donc avoir, en essayant de les formuler ici, la prétention de rien vous apprendre.

Mais il est bon d’assurer notre communion en des certitudes d’où nous pouvons défier

Le noir vol du blasphème épars dans le futur,


comme a dit Stéphane Mallarmé, qu’il convenait, n’est-ce pas, de nommer, aujourd’hui, tout de suite.

Un autre jour, le jour de l’apothéose, quand apparaîtra — enfin ! — le monument depuis quinze années attendu, c’est à la foule qu’il faudra parler. Il faudra, dans l’ombre de la statue, dessiner pour le regard de la postérité la silhouette lumineuse, jaillie du clair-obscur de la vie, et laisser dans la mémoire du passant une synthèse définitive, déduite de nos méditations, dégagée de toutes discussions.

La vigile de ce grand jour, en se prolongeant, fait que nous sommes encore entre nous, dans une atmosphère de relative intimité où il n’est pas indiscret de nous faire la confidence de nos professionnels soucis littéraires, de nos personnelles convictions, à propos d’une œuvre et d’une pensée qui, sur nous-mêmes et sur ceux qui vinrent après nous eurent et gardent une si active influence. — Même la visite à la tombe, rite annuel, nous rappelle, auprès du poète, l’homme, nous rapproche de lui, nous rend sensible, en quelque manière, sa présence.

Il me semble que je vais parler de lui sous ses yeux, avec l’espoir qu’il m’approuve, ou, s’il m’arrive de me tromper, qu’il me pardonne.

Mais je crois dire vrai en affirmant ceci :

En effet, Verlaine est réellement présent parmi nous : — et c’est à dire que le conseil de l’heure et la conscience de nos responsabilités devant l’avenir font de sa poésie, et de sa conception propre de la poésie, l’objet de nos plus actuelles préoccupations.


I


Évoquons d’un rapide regard son œuvre, si vraiment une en son essentielle dualité. — Ce ne sera pas de la critique littéraire, dont le lieu n’est point ici ; ce sera le portrait d’un esprit, copié et réuni selon les divers visages, tous vivants, qu’il nous laissa de lui-même.

Il débuta par le chef-d’œuvre « corporatif » qu’exigeait des jeunes gens rassemblés sous le sourire de Banville et le sourcillement de Leconte de Lisle la discipline parnassienne. Les Poèmes Saturniens annonçaient, toutefois, une individualité très caractérisée. Si Verlaine y professait, avec une intransigeance farouche, la doctrine de l’impassibilité. —

Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?

— cette intransigeance même trahissait déjà ce tempérament qu’on devait accuser d’être excessif, et qui était intense. On y pouvait pressentir l’homme et le poète qui ne seraient à demi rien de ce qu’ils allaient être, qui seraient entiers dans la vérité et dans l’erreur, sincères absolument, et dépassant d’un élan fatal et magnifique les bornes ordinaires.

Il y a, dans ce premier livre, comme la matière à l’état encore indistinct, comme les éléments plastiques de l’œuvre qui va naître. On y pourrait voir, sans trop d’arbitraire ingéniosité, le sommaire de toute cette œuvre, des Fêtes Galantes à Parallèlement, de la Bonne Chanson à Sagesse, et y distinguer les deux courants, apparemment contradictoires et profondément harmonieux, de la pensée verlainienne.

Ces deux courants se précisent bientôt avec les Fêtes Galantes et la Bonne Chanson.

Les Fêtes Galantes sont toutes sensuelles. La Bonne Chanson est toute sentimentale. Mais la sensualité des Fêtes s’assombrit d’une tristesse qui va, en dépit de caprices où l’on surprend les souvenirs du pire et du plus charmant xviiie siècle, jusqu’à la noire mélancolie, et la sentimentalité de la Chanson se relève d’aspirations à la pure spiritualité, où l’on surprend le pressentiment des heures qui dicteront Sagesse.

Pensez

Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d’extase les jets d’eau…

Pensez au « Vieux parc solitaire et glacé » où

Deux spectres ont évoqué le passé.

Et pensez à ces chastes inspirations, à ces blandices mystiquement amoureuses, à ces serments ingénus qui réprouvent les « chemins perfides », à ces gestes pieux et pacifiques :


Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces,
Par toi conduit, ô main où tremblera ma main,
Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses
Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin,
Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie.

Le livre des Romances sans Paroles est le dialogue de l’âme la plus délicatement raffinée avec la nature. Fins profils de paysages du nord, ariettes équivoques et délicieuses : jamais tant d’art ne s’était uni à tant de simplicité ; la peinture et la musique s’y rejoignent par la polyphonie « vague » et « soluble dans l’air » de notes qui sont des nuances. Livre très artiste, mais très humain. Sinon déjà

Qui fit les yeuxAu Dieu
Qui fit les yeux et la lumière,

le poète est dévot à la lumière divine dont se réjouissent ses yeux, et il souffre dans son cœur endolori de souvenirs.

Et puis, c’est l’œuvre triomphale, c’est Sagesse ; c’est la cathédrale aux trois nefs, dressée sur le vaste écran des cieux et des champs ; c’est l’hymne où retentit dans une voix moderne tout le Moyen Age « énorme et délicat » — Sagesse, l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la poésie française et de toute la poésie.

Désormais, Verlaine, jusqu’à la fin, obéira tantôt à la Muse de Sagesse et tantôt à celle des Fêtes Galantes. Elles se rencontreront dans Jadis et Naguère pour se séparer ensuite irréconciliablement, avec Amour, Bonheur, Parallèlement


II


Je devrais m’excuser d’avoir rappelé aux Anis de Verlaine, qui les connaissent bien, ses œuvres, si cette énumération ne devait nous amener à des conclusions d’un intérêt actuel, vital.

Qui est-il, en effet, l’auteur de tous ces poèmes mystiques et sensuels, — qui est-il, en somme et au fond ?

On a trop dit, et moi tout le premier peut-être ai-je trop dit que Verlaine fut un immortel enfant. Du moins, conviendrait-il de préciser le sens de ce mot quand c’est à propos d’un tel poète que nous le prononçons.

Tous les poètes ont reçu ce don d’enfance qui leur permet de voir sans cesse les choses pour la première fois, cette spontanéité de l’admiration ou du dégoût, de l’adoration ou de la haine, qui soudainement suscite en eux l’émerveillement ou la fureur du génie. Si ce don est très sensible chez Verlaine c’est qu’il est un très grand poète. Mais ce poète est aussi un très grand artiste — si ces deux mots peuvent être dissociés pour signifier, l’un, le confident et, l’autre, l’interprète de la nature, l’un, le songeur et, l’autre, le chanteur.

Chez lui, l’alliance de l’artiste et du poète est si étroite, si intime, que l’art s’efface, que le travail de la composition ne laisse point de stigmates dans l’œuvre, que sans cesse nous croyons entendre la vibration, directement, de la pensée même, du sentiment même. — Comment méconnaître, ici. le fruit d’une méditation constante, d’une science infinie, d’une conscience unique ?

La vie intérieure de Verlaine était d’une activité incomparable. Il en fut tout à la fois l’acteur passionné et le témoin lucide, ce qu’il était, il le savait : il était l’Homme Vrai, vrai toujours, par l’impulsive expansion de sa vitalité comme par la réflexion, et à travers et de par même les apparentes complications et les détours qui nous aident à le définir. Mais lui-même il s’est défini, sans nous attendre :

Ô poète, faux riche et faux pauvre, homme vrai.

Or, cet homme vrai est l’immémorial homme double que Racine après tant d’autres trouvait en soi. — L’Homo duplex chez Verlaine, c’est le Mystique et c’est le Plastique, qui tantôt se résistent l’un à l’autre et se disputent la vie de l’homme et l’œuvre du poète, tantôt se cèdent mutuellement pour se succéder selon l’ordre le plus naïvement arbitraire, tantôt enfin se réconcilient dans l’amour de cette nature où transparaît Dieu.

Mais ils sont tous les deux également sincères, sincères jusqu’à la pratique de leurs contradictoires principes, jusqu’à la folie de la chair et jusqu’à la folie de la croix.

Car il faut, en protestant contre des allégations aussi erronées que bien intentionnées, affirmer que rien ne fut « joué » chez cet homme ; ni sa sensualité n’est « de la littérature », ni son christianisme, une religion « de brasserie ». Il a été choisi pour signifier, à ses risques et à sa gloire, les deux tendances éternelles de l’homme et leur sanglant conflit, pour être l’image héroïquement représentative de l’homme moderne, dont on a dit avec justesse qu’il est « à la fois païen et chrétien. »

À cette parole, qui est de Taine, ajoutons, pour l’éclairer, le mot profond de Mallarmé : « Moderne, c’est-à-dire contemporain de tous les temps. »

C’est par cette vérité double que le poète des Fêtes Galantes et de Sagesse nous donne le conseil entre tous opportun, dans l’instant où de vaines complications et de trop subtils artifices risqueraient de compromettre la clarté de la pensée française.

Mystique et plastique, chrétien et païen, gothique et antique, Verlaine nous invite à fêter enfin cette autre Renaissance, la vraie, la désirable, qui fondera l’œuvre du génie moderne sur la tradition classique, assimilée, transformée selon les besoins et les belles fatalités des races, et de la tradition du moyen âge, si longtemps travestie et calomniée, enfin retrouvée, comprise, dans les chefs-d’œuvre architecturaux et statuaires qu’elle a produits et qui sont égaux en splendeur aux plus admirables merveilles de l’art grec.

Verlaine est, de cette Renaissance, le conscient initiateur. Il serait aisé d’en trouver chez les romantiques le pressentiment. Mais ceci assure à Verlaine la gloire d’avoir fait le premier geste véritablement lumineux, que les deux traditions, l’antique et la gothique, confluent dans ses vers à l’expression d’une sensibilité et d’une spiritualité actuelles, contemporaines, où se transposent les deux pensées sans que l’homme consente à dissimuler sa réalité personnelle. Gothique, s’il retrouve l’inspiration chrétienne au-delà du siècle qui fut gallican et janséniste, il ne se déguise pas en quelque imaginaire héros du moyen âge ; et, de même, païen, c’est colorée déjà à la française qu’il reprend cette veine de la plasticité sensuelle, et c’est le son même de sa voix que sonnent, dans ses Fêtes, les marivaudages mélancoliques de Watteau.

Surtout, et par le plus sublime de ses ouvrages, il est le restaurateur de ces doctrines idéalistes, dont la momentanée déchéance a entraîné l’abaissement, momentané aussi, de la poésie et de l’art français, et, à notre suite, de tout l’art et de toute la poésie.


Je n’ai pas à vous montrer comment et combien Baudelaire, Stéphane Mallarmé et Villiers de l’Isle-Adam, diversement et harmonieusement, corroborent l’initiative de Verlaine. Il suffit que j’aie marqué le scrupule qui ne nous permet pas de séparer leurs noms du sien. Mais je me proposais seulement de préciser les meilleures raisons de notre fidélité à Verlaine.