Discours sur l’Histoire universelle/dessein 1

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DISCOURS
SUR L'HISTOIRE
UNIVERSELLE
A MONSEIGNEUR
LE DAUPHIN :


Quand l’histoire seroit inutile aux autres hommes, il faudroit la faire lire aux princes. Il n’y a pas de meilleur moyen de leur découvrir ce que peuvent les passions et les interests, les temps et les conjonctures, les bons et les mauvais conseils. Les histoires ne sont composées que des actions qui les occupent, et tout semble y estre fait pour leur usage. Si l’experience leur est necessaire pour aquerir cette prudence qui fait bien regner, il n’est rien de plus utile à leur instruction que de joindre aux exemples des siécles passez les experiences qu’ils font tous les jours. Au lieu qu’ordinairement ils n’apprennent qu’aux dépens de leurs sujets et de leur propre gloire, à juger des affaires dangereuses qui leur arrivent : par le secours de l’histoire, ils forment leur jugement, sans rien hasarder, sur les évenemens passez. Lors qu’ils voyent jusqu’aux vices les plus cachez des princes, malgré les fausses loûanges qu’on leur donne pendant leur vie, exposez aux yeux de tous les hommes, ils ont honte de la vaine joye que leur cause la flaterie, et ils connoissent que la vraye gloire ne peut s’accorder qu’avec le merite.

D’ailleurs il seroit honteux, je ne dis pas à un prince, mais en général à tout honneste homme, d’ignorer le genre humain, et les changemens memorables que la suite des temps a faits dans le monde. Si on n’apprend de l’histoire à distinguer les temps, on representera les hommes sous la loy de nature, ou sous la loy écrite, tels qu’ils sont sous la loy evangelique ; on parlera des perses vaincus sous Alexandre, comme on parle des perses victorieux sous Cyrus ; on fera la Grece aussi libre du temps de Philippe que du temps de Themistocle, ou de Miltiade ; le peuple romain aussi fier sous les empereurs que sous les consuls ; l’eglise aussi tranquille sous Diocletien que sous Constantin ; et la France agitée de guerres civiles du temps de Charles Ix et d’Henri Iii aussi puissante que du temps de Loûïs Xiv où réünie sous un si grand roy, seule elle triomphe de toute l’Europe.

C’est, monseigneur, pour éviter ces inconveniens que vous avez leû tant d’histoires anciennes et modernes. Il a fallu avant toutes choses vous faire lire dans l’ecriture l’histoire du peuple de Dieu, qui fait le fondement de la religion. On ne vous a pas laissé ignorer l’histoire greque ni la romaine ; et, ce qui vous estoit plus important, on vous a montré avec soin l’histoire de ce grand royaume, que vous estes obligé de rendre heureux. Mais de peur que ces histoires et celles que vous avez encore à apprendre ne se confondent dans vostre esprit, il n’y a rien de plus necessaire que de vous representer distinctement, mais en racourci, toute la suite des siécles.

Cette maniere d’histoire universelle est à l’égard des histoires de chaque païs et de chaque peuple, ce qu’est une carte générale à l’égard des cartes particulieres. Dans les cartes particulieres vous voyez tout le détail d’un royaume, ou d’une province en elle-mesme : dans les cartes universelles vous apprenez à situer ces parties du monde dans leur tout ; vous voyez ce que Paris ou l’Isle De France est dans le royaume, ce que le royaume est dans l’Europe, et ce que l’Europe est dans l’univers.

Ainsi les histoires particulieres representent la suite des choses qui sont arrivées à un peuple dans tout leur détail : mais afin de tout entendre, il faut sçavoir le rapport que chaque histoire peut avoir avec les autres, ce qui se fait par un abregé où l’on voye comme d’un coup d’oeil tout l’ordre des temps. Un tel abregé, monseigneur, vous propose un grand spectacle. Vous voyez tous les siécles précedens se développer, pour ainsi dire, en peu d’heures devant vous : vous voyez comme les empires se succedent les uns aux autres, et comme la religion dans ses differens estats se soustient également depuis le commencement du monde jusqu’à nostre temps.

C’est la suite de ces deux choses, je veux dire celle de la religion et celle des empires, que vous devez imprimer dans vostre memoire ; et comme la religion et le gouvernement politique sont les deux points sur lesquels roulent les choses humaines, voir ce qui regarde ces choses renfermé dans un abregé, et en découvrir par ce moyen tout l’ordre et toute la suite, c’est comprendre dans sa pensée tout ce qu’il y a de grand parmi les hommes, et tenir, pour ainsi dire, le fil de toutes les affaires de l’univers. Comme donc en considerant une carte universelle, vous sortez du païs où vous estes né, et du lieu qui vous renferme, pour parcourir toute la terre habitable que vous embrassez par la pensée avec toutes ses mers et tous ses païs : ainsi en considerant l’abregé chronologique, vous sortez des bornes étroites de vostre âge, et vous vous étendez dans tous les siécles. Mais de mesme que pour aider sa memoire dans la connoissance des lieux, on retient certaines villes principales, autour desquelles on place les autres, chacune selon sa distance : ainsi dans l’ordre des siécles il faut avoir certains temps marquez par quelque grand évenement auquel on rapporte tout le reste.

C’est ce qui s’appelle epoque, d’un mot grec qui signifie s’arrester, parce qu’on s’arreste là pour considerer comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou aprés, et éviter par ce moyen les anachronismes, c’est à dire, cette sorte d’erreur qui fait confondre les temps.

Il faut d’abord s’attacher à un petit nosont dans les temps de l’histoire ancienne, Adam, ou la création ; Noé, ou le deluge ; la vocation d’Abraham, ou le commencement de l’alliance de Dieu avec les hommes ; Moïse, ou la loy écrite ; la prise de Troye ; Salomon, ou la fondation du temple ; Romulus, ou Rome bastie ; Cyrus, ou le peuple de Dieu delivré de la captivité de Babylone ; Scipion, ou Carthage vaincuë ; la naissance de Jesus-Christ ; Constantin, ou la Paix de l’Eglise ; Charlemagne, ou l’établissement du nouvel Empire.

Je vous donne cét établissement du nouvel empire sous Charlemagne, comme la fin de l’histoire ancienne, parce que c’est là que vous verrez finir tout-à-fait l’ancien empire romain. C’est pourquoy je vous arreste à un point si considerable de l’Histoire Universelle. La suite vous en sera proposée dans une seconde partie, qui vous menera jusqu’au siécle que nous voyons illustré par les actions immortelles du Roy vostre Pere, et auquel l’ardeur que vous témoignez à suivre un si grand exemple, fait encore esperer un nouveau lustre.