Discussion:Jean et Jeannette

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Présentation :

Éditions[modifier]

  • Écrit en 1850 [1]
  • Feuilleton de La Presse 9 juillet 1850 : [2] ... [3] ...
  • Et a priori paru en volume la même année

Vocabulaire[modifier]

  • pastel oval
  • saugrenuités
  • superlicocantieux
  • casaquin de poult de soie
  • allanguie
  • Terpsychore, Terpsychore
  • l’épée en verrouil
  • ces gratte-papier, repartie -> ces gratte-papiers, répartie "orthographe rectifiée de 1990"
  • sur le sein de Mlle Gallet ---> Le modèle Mlle ...

Statistiques[modifier]

Mots 38340 Caractères 218470 (181223 sans les blancs)

Préface de Léo Claretie[modifier]

PRÉFACE

Le 9 juillet 1850, le journal la Presse commença la publication d'un feuilleton inédit de Théophile Gautier, Jean et Jeannette, histoire rococo.

Dans une note de 1852 où le maître relève ses comptes, Jean et Jeannette est porté pour 300 francs. Ce n'est pas payé, faut-il le dire? Oui, pour consoler les déboires et assagir les exigences de nos auteurs.

Ce petit roman est un joyau ciselé avec amour et élégamment serti par des doigts d'artiste.

Si on lui eût demandé pourquoi l'idée lui vint d'écrire cette histoire, il eût apparemment répondu:

— Pour deux raisons : le sujet m'a plu et il plaira au public.

C'eût été voir très juste. Pour ce qui est du public, à cette date autant qu'aujourd'hui, le xviu* siècle était à la mode.

L'engouement était d'autant plus vif qu'il commençait à peine. On dirait que c'est une loi pour les époques de retrouver comme un regain de vie une soixantaine d'années après qu'elles ont disparu. Aujourd'hui nous revenons aux goûts de 1880. Jean et Jeannette date du temps où l'on se mit à regarder avec faveur le siècle passé, à l'étudier, à le faire revivre, à en fixer l'image devenue banale. Il y a un cliché du xvui" siècle comme il y en a un de l'Espagne, ou du moyen âge, ou de l'Italie des Borgia. Le public stéréotype lui-même ses impressions. L'image est souvent inexacte, mais elle prévaut même sur la vérité. C'est ainsi qu'au théâtre le spectateur accepte difficilement une restauration archéologique ou érudite qui bouleverse et renverse les idées reçues.

Le xviiic siècle est demeuré, pour le public, pareil au croquis qu'en faisait déjà Théophile Gautier : « Le xviu" siècle ne s'ennuyait pas avec ses magots, ses porcelaines, ses trumeaux tarabiscotés, ses petits soupers, ses faciles conquêtes, ses couplets égrillards, ses gouaches libertines, ses sofas, ses tabatières, ses nymphes, ses carlins et ses philosophes. »

On y revenait, et le mouvement a duré longtemps : il est loin d'être arrêté. C'était le temps où Alfred de Musset disait les fadeurs exquises de la Mouche, tandis que Paul de Musset trempait sa plume dans l'encrier de Crébillon fils pour écrire la vie des belles pécheresses de la Régence, inaugurant toute une littérature luxuriante, gracieuse et érudite, qui nous fait pénétrer dans tous les recoins de ce siècle, depuis le boudoir ou le salon jusqu'aux cafés et aux coulisses.

Si le public goûtait l'époque de Louis XV, Th. Gautier lui-même ne la détestait pas. Il aimait de prédilection ce siècle des minauderies, et il lui empruntait quelquefois ses manières, comme lorsqu'il envoyait des cadeaux enroulés dans des madrigaux talon-rouge:

Vous recevrez pour votre fête,
Si le chemin est diligent,
Un globe de rondeur parfaite,
Tout étamé de vif argent.

Dans sa sphère pure et brillante.
Le ciel reproduit ses couleurs.
Votre villa blanche et riante
S'y mirera parmi les fleurs.

Par malheur la courbe polie
Des gens déforme les reflets;
Mais vous saurez rester jolie
Où les autres deviennent laids.

Ses premières esquisses de rapin sont des illustrations pour Estelle et Némorin et pour Paul et Virginie.

L'insouciance enjouée et sceptique du xvm* siècle était faite pour séduire celui qui considérait comme dégradant d'être affecté de rien. Les Concourt ont sténographié un curieux propos de lui:

« Lundi, 9 novembre. — Dîner Magny. — Théophile Gautier développe la théorie qu'un homme ne doit se montrer affecté de rien, que cela est honteux et dégradant, qu'il ne doit jamais laisser passer de la sensibilité dans ses œuvres, que la sensibilité est un côté inférieur en art et en littérature.

« Cette force, dit-il, que j'ai et qui m'a fait supprimer le cœur dans mes livres, c'est par le stoïcisme des muscles que j'y suis arrivé.

« Il y a une chose qui m'a servi de leçon. A Montfaucon on me montra un jour des chiens. Il fallait passer au milieu du chemin, et tenir contre soi les pans de sa redingote. C'étaient des chiens très vigilants, élevés pour la garde des châteaux et des fermes. Quand on leur mettait un âne dans le chemin et qu'on les lâchait, en cinq minutes l'âne était nettoyé; il n'en restait qu'une carcasse. Après on me fit passer dans un autre compartiment de chiens : ces derniers tout peureux, rampant à terre autour de nous, léchant nos bottes. « C'est une autre espèce, demandai-je à l'homme? — Non, Monsieur, ce sont absolument les mêmes. Mais les autres, on leur donne de la viande, et ceux-ci on ne les nourrit qu'avec de la panade. »

«Celam'a éclairé... J'ai mangé, parjour,six livres de mouton, et j'allais à la barrière, le lundi, attendre la descente des ouvriers pour me battre avec eux. »

On connaît sa devise:

« Rien n'est rien. Et d'abord il n'y a rien. Cependant tout arrive, mais cela est bien indifférent. »

Il l'avait même rimée dans une « profession de foi extra-romantique » parue en 1831, et dont Jules Claretie. au cours d'une étude sur Petrus Borelt a cité quelques vers qu'il attribue à Gérard de Nerval:

C'est qu'il faut être aussi bête à manger du pain, Rentier, homme du jour et non du lendemain, (larde national, souscripteur ou poète, Ou tout autre animal â deux pieds et sans tête, Pour ne pas réfléchir qu'il n'est au monde rien Qui vaille seulement les quatre fers d'un chien.

Il indiquait plaisamment son idéal sentimental dans cette boutade qui est un programme d'insensibilité:

« Moi, je suis fort : j'amène 357 sur la tête de


Turc et je fais des métaphores qui se suivent. Tout est là! »

Quant au cœur, on peut juger la part qu'il lui faisait dans ses affections à cette définition peu galante:

« Les femmes, c'est des choses qui vous empêchent de fumer. »

C'est bien là celui qui a écrit Jean et Jeannette. Homan plein d'esprit, d'érudition, d'humour, d'ingéniosité, d'imagination et de fantaisie, mais d'où le cœur est absent. C'est bien un roman d'amour, mais il n'y a nulle part une page de passion, un duo tendre. Th. Gautier nous décrit ces amoureux par le dehors; il nous dit leurs démarches, leurs promenades dans la rue, et sous bois, le décorde leur chambrette, la forme de leurs habits; jamais il n'analyse leurs sentiments.

Il nous affirme qu'ils s'aiment, et se dispense de nous faire savoir comment.

C'est le contrepied de l'art classique. Racine, ou même Pradon, fouillaient le cœur, scrutaient les âmes et décrivaient la passion par l'étude des pensées, sans souci de l'extérieur du personnage, de son attitude, de son milieu. Gautier néglige le dedans et nous le laisse deviner.

Il n'a d'yeux que pour les galons, les lambris, les effets de coins de rue et de verdure; ajoutez-y beaucoup d'esprit et de belle humeur; ne cherchez pas la passion, elle est absente. Les déclarations du comte de Candale sont des jeux de tête, des habiletés de style maniérées, affectées, où l'âme n'a point de part. Une seule fois Gautier a trouvé ou simulé le sentiment; encore ne le prête-t-il pas à son protagoniste. C'est un pauvre diable de droguiste : il a aperçu au bal du Moulin-Rouge la ravissante marquise de Champrosé déguisée en une petite lingère, Jeannette; celle-ci, au moment de choisir son nom, se rappela peut-être qu'en ce même mois de juillet 1850, les Variétés avaient donné avec succès les Métamorphoses de Jeannette, dont Th. Gautier fit un brillant feuilleton.

Le droguiste est aussitôt devenu amoureux fou de Jeannette; il ne pense plus qu'à elle; il pousse la hardiesse jusqu'à la venir trouver dans «a chambrette; la scène entre ce nigaud que l'amour rend plus bête et la fine lingère est l'une des plus ravissantes; c'est la seule où la passion parle toute pure, sans colifichets:

« Non, mademoiselle Jeannette, je ne passais pas par là, comme je viens de le dire tout à l'heure. Je suis bien venu tout exprès en prenant ma résolution à deux mains : je souffrais trop de ne pas vous voir.

v. C'est le bal du Moulin-Rouge qui a tout fait. Vous étiez ce soir-là si jolie, si brave, si pimpante, que j'en ai eu le cœur pris tout de suite.

« Jusqu'à présent, j'avais eu des amourettes; maintenant, c'est de l'amour tout de bon; je le sens à la peine que j'endure : j'en perds le manger, le boire et le dormir, encore que je voudrais si bien dormir, pour rêver de vous : ce serait toujours cela!

« Avant de vous connaître, je passais pour un garçon entendu dans ma partie, et qui ne manquait pas d'esprit; on citait mes quolibets de la rue de la Verrerie à la rue des Vieilles-Audriettes; à présent, je ne mets pas le poids qu'il faut, je pèse tout de travers, je fais des cornets qui se déroulent, je donne de la vanille pour de la cannelle, et me trompe sans cesse dans les sirops. Je ne sais plus distinguer un alcali d'un acide, et, tout dernièrement, j'ai raté une teinture de tournesol, à quoi j'excelle.

« Autrefois j'avais toujours le petit mot pour rire et disais aux pratiques et aux jeunes filles les choses les plus drôles du monde; mais ce n'est plus cela :je suis maladroit, tout stupide et tout chose, ce qui prouve, mademoiselle, que je vous aime, car enfin ce n'est pas naturel, et il faut que le petit dieu malin s'en soit mêlé. »

Sous son étrangeté pharmaceutique, on sent la sincérité, et cet amour aux fleurs de guimauve est plus touchant que les fleurettes pomponnées du vicomte.

Pour le reste tout se passe en agréables descriptions de décors, de types, de scènes, en jeux d'esprit, pastiches et galants marivaudages; tous ces personnages pratiquent, comme leur auteur, le nil admirari, qu'ils poussent jusqu'à cet humour amusant qui inspira la scène du vieux château de Bretagne.

Dans le vieux castel de M"" de Kerkaradec la cloche de la porte d'entrée n'a pas sonné depuis quinze années; ce jour-là elle sonne quatre fois de suite, et quatre voyageurs se présentent successivement, pour demander un abri sous le prétexte que leur chaise est cassée. L'antique douairière reçoit sans émoi ces visiteurs imprévus, et se contente de dire avec un accent de jubilation profonde:

« Le ciel n'a pas voulu que je meure sans jouer encore une fois au whist. Nous voilà quatre : c'est le nombre qu'il faut; la Providence est grande! »

Jamais ils ne sont plus émus ni plus secoués; le ciel leur tomberait dessus qu'ils diraient : « Dieu vous bénisse! »

Cette affinité secrète entre l'époque et l'homme explique le goût très vif de Th. Gautier pour le xviii" siècle qu'il a étudié à fond et qu'il connaît à miracle.

Dans son petit roman, tout l'arsenal du xvme siècle a servi et Gautier y puise à pleines poignées:

A

la toilette d'une jeune veuve devant sa table coiffeuse; les exclamations pâmées que siffle le petit abbé: le carrosse dans la rue encombrée : il n'y manque qu'un air de clavecin.

Le récit est traversé par les figures familières qui fréquentent pour l'ordinaire le Paris de cette époque : la Guimarddont les soupers tirent florès, Rameau et sa musique, Chardin et ses toiles, Clodion et ses statuettes, J.-J. Rousseau, derrière lequel sourit la physionomie gracieuse de M"' Gallet, Lancret et ses bergères de satin, Moncade et ses bonnes fortunes, et toute « la clique encyclopédique », et tous les fournisseurs du temps, de Germain l'orfèvre à Payot le dentellier. Quant au petit pavillon galant où Rosette va vainement et par deux fois chercher Gandale, ne vous semblet-il pas y avoir déjà rencontré Valmont et la marquise de Merteuil, qu'y introduisait Laclos?

Quand la bergère des champs, avec sa perruque de filasse emmêlée et ses jupons rapiécés, a le teint « truité », elle vous donne la mesure du savoir de son portraitiste; car il emprunte ici à l'abbé Raynal un néologisme qu'il applique à la porcelaine craquelée, et qui n'a guère fait fortune.

Il était énorme, ce savoir, comme sa mémoire. Que de fois, conte Maxime du Camp, ses amis, indécis sur un point d'histoire, de linguistique, de géographie, d'anatomie ou d'art, se sont adressés


à lui et ont reçu satisfaction immédiate! On disait alors:

— Il n'y a qu'à feuilleter Théo.

Cet homme était une encyclopédie vivante.

Gautier contait souvent à ce propos une anecdote bien curieuse que ses amis ont recueillie:

« C'était à la campagne, dans un château hospitalierqui, chaque été, réunissait un groupe choisi d'artistes et de savants. Le parc est traversé par un étang poissonneux où vivent, l'annulaire aux ouïes, des carpes séculaires, vénérables fiancées du temps. Il prit un jour fantaisie à l'un des hôtes d'en manger une à son déjeuner.

« Désaccoutumée depuis cent ans de la crainte des pièges, presque aveugle d'ailleurs, l'aïeule se laissa prendre et fut incontinent portée à la cuisine.

« Mais voilà qu'au bout do quelques instants, la cour du château s'emplit de marmitons criant, effarés, et donnant des signes de la terreur la plus grande. Le maître-queux lui-même apparaît comme un mort, le visage décomposé, les mains tremblantes, et, comme dans Riquet à la Houppe, une agitation extraordinaire se manifeste dans le sous-sol où brillent les grands fourneaux. Tout le monde accourt, et se groupe autour du chef, qui raconte que la carpe, aussitôt mise dans le courtbouillon, a poussé des cris à fendre l'âme, et que jamais il n'a entendu plaintes plus déchirantes. Les gâte-sauce, groupés autour de leur maître, confirment le récit, et tous déclarent qu'ils aiment mieux rendre leurs tabliers que de continuer à faire cuire un poisson aussi extraordinaire.

« — Extraordinaire? fait alors Théophile Gautier, mais non, tous les poissons crient quand on les fait cuire; la carpe avait une voix plus forte que les autres, voilà tout. »

A cette remarque du poète, tous les savants de s'exclamer, disant que c'est une mystification ou que quelque illusion d'acoustique a trompé les cuisiniers, mais qu'il est bien connu et bien établi que les poissons sont affectés d'aphonie.

« Le fait, concluent-ils, est enseigné dans les parties les plus élémentaires des moindres traités d'histoire naturelle.

« — Savanlissimi doctores, dit Gautier, ce sont les naturalistes qui font les histoires naturelles!

« — Comment les poissons crieraient-ils puisqu'ils n'ont pas d'organes vocaux?

« — Ils en ont, reprend-il, et c'est là ce qui vous trompe. » Et là-dessus, le voilà donnant à l'assemblée une telle leçon d'ichthyologie, avec cette puissance de réalisation qui le caractérisait, qu'il semblait que tous les poissons des rivières et des océans protestassent avec lui contre l'ignorance et la malveillance des savants. Il détaillait, disséquait, anatomisait les moindres fibres de leur organe vocal.

« Il les faisait vibrer, chanter, crier, hurler, murmurer, selon les passions qui les animent, colère, joie, désespoir, douleur ou plaisir. Il dévoilait leur vie mystérieuse, leurs amours, leurs guerres et, arrivant enfin à l'abominable supplice que l'homme leur inflige de les faire cuire vivants, il le dépeignait en des termes tels que les pauvres marmitons fondirent en larmes, et que, des savants eux-mêmes, pas un ne put toucher au poisson pendant huit jours, et qu'on n'en servit plus sur la table.

« Le lendemain de l'aventure, l'un de ces savants qui était retourné à Paris lui écrivit:

« Mon cher ami, j'ai passé la nuit à vérifier vos assertions; elles sont toutes d'une exactitude admirable. C'est vous qui êtes le savant, c'est nous qui sommes les poètes. »

Si on eut pressé davantage le bon Théo pour savoir comment lui vint l'idée de son conte rococo Jean et Jeannette, il n'est pas malaisé de pressentir qu'il eût pu en désigner la source dans le théâtre de Marivaux, dans cette comédie inspirée du théâtre danois, le Jeu de f Amour et du Hasard.

Le souvenir de Marivaux est une hantise dans ce roman où Jean et Jeannette, tous deux de noble condition, s'aiment sous des habits empruntés, se croyant l'un l'autre de basse roture, comme Dorante aime Sylvia sous la souquenille de Bourguignon. Le deguisement leur a servi de part et d'autre à se mieux connaître. La marquise de Champrosé parle après l'expérience comme Sylvia parlait avant:

« Dans le monde, dominés par la mode et la frivolité, nous n'aurions pu, à travers le tourbillon des plaisirs, démêler nos vrais caracteres. Nous aurions passé l'uu près de l'autre sans nous comprendre.

« Malgré votre réputation de petit-maître et d'homme à bonnes fortunes, vous êtes tendre et candide. N'en disons rien à personne et soyons toujours l'un pour l'autre Jean et Jeannette. »

Ici c'est Justine « que M. de Marivaux n'eût pas manqué d'introduire dans une de ses comédies sous le nom de Lisette », ou bien déclarant ellemême : « Je vaux bien mon prix, et M. de Marivaux a mis dans ses pièces du Théâtre-Français des soubrettes qui ne sont pas de ma force. »

On se rappelle le marivaudage de Dorante et de Sylvia sous leur déguisement.

HO HANTE.

Tu as l'air bien distingué et l'on est quelquefois fille de condition sans le savoir. [ocr errors]

Ah! ah! ah! je te remercierais de ton éloge, si ma mère n'en faisait pas les frais.

Théophile Gautier s'est souvenu du passage au point de le répéter deux fois en quelques pages:

« Quant à M. Jean, il avait, sous ses habits simples et propres, un air de distinction à faire douter de la vertu de sa mère, car il était difficile de supposer qu'un pareil Adonis fût sorti d'une souche provinciale, et il fallait que quelqu'un du bel air, en passant par là, eût conté fleurette à M"" Jean. »

Et plus tard, lorsque Candale est découvert, il parle à la fausse Jeannette comme Bourguignon à la fausse Lisette:

« Tu es reine par ta vertu. Et d'ailleurs, par les mœurs et la morale qui courent, personne n'est sûr du sang qu'il a dans les veines.

« — Ah ! de grâce, Candale, ne calomniez pas ma mère. »

Écoutez la marquise de Champrosé raisonner son stratagème pour en tirer tout profit: « Elle eut le caprice, ayant commencé cette intrigue, d'en tirer tout ce qu'elle contenait. Cette ambition la prit, puisqu'elle avait donné dans le romanesque, d'être aimée pour elle-même, de ne devoir qu'à ses agréments naturels un triomphe qu'elle eût si


facilement conquis avec son titre, sa richesse et sa grande position. »

Dites si la marquise n'est pas proche parente de Sylvia, qui déclare:

STLVIA.

Il croit trahir sa fortune et sa naissance ; voilà de grands sujets de réflexion. Je serai charmée de triompher; mais il faut que j'arrache ma victoire, et non pas qu'il me la donne. Je veux un combat entre l'amour et la raison.

MARIO.

Et que la raison y périsse!

  • . Orgon.

C'est-à-dire que tu veux qu'il sente toute l'étendue de l'impertinence qu'il croira faire : quelle insatiable vanité d'amour-propre!

Sylvia s'écriait : « Ah! je vois clair dans mon cœur! J'avais bien besoin que ce fût là Dorante! » et Jeannette, avec moins de finesse, d'acuité et de vivacité, fait le commentaire de ce cri resté célèbre:

« Elle se sut bon gré de la perspicacité de son choix, elle aima son sang de ne s'être point trompé, et fit compliment à son cœur de n'avoir pas aidé ce caprice plébéien. »

Qu'y a-t-il encore dans cette histoire rococo, outre ces réminiscences érudites?

L'homme qui a confié un jour à Maxime du Camp : « J'étais romantique de naissance » se serait voulu mal de mort s'il n'eût apporté un peu de romantisme dans son petit roman. Aussi y en a-t-il. Il avait déclaré ailleurs: « Dès 1833, j'avais enterré le moyen âge », mais pas assez profondément pour qu'il ne pût de temps à autre procéder à des exhumations. Aussi mit-il de l'empressement à courir en poste jusqu'au fond de la Bretagne pour nous verser devant le vieux castel de Kerkaradec qui lui est une joie à décrire : « Le manoir de Kerkaradec, vieux reste des temps de barbarie, est une bastille gothique avec des murailles de quinze pieds d'épaisseur, où les fenêtres font cabinet, avec des créneaux, des moucharabys, des mâchicoulis, des barbacanes, un pont-levis, une herse et tout l'attirail féodal.

« Quatre tourelles aux toits en poivrières flanquent les angles, surmontées de girouettes en queue d'aronde que rouille le vent de la mer qui se brise au pied du château sur des rocs, et dont on entend, nuit et jour, la plainte ennuyeuse et monotone; des nuées de martinets tournent en criant autour de cette gentilhommière pour tâcher de donner un peu de vie à ces murs noircis par les siècles. »

Quoi encore? «Je suis pourri de modernité, » disait-il. Il y parait un peu dans Jean et Jeannette, où l'on est tout surpris de croiser déjà le nègre de la porte Saint-Denis avec sa pendule dans le ventre, ou des mots dont la jeunesse écarte toute idée de pastiche, comme « un ton superlicocantieux », ou un carrosse qui devient un « sapin », ou un llùtistc qui fait des « couacs ».

Mais par-dessus toul, il y a des pages ravissantes, délicates, exquises, qui font oublier quelques négligences hâtives. Certains passages semblent écrits un peu vite, avec l'habitude du journaliste qu'on imprimait « à mesure » et qui disait : « L'odeurde l'encre d'imprimerie, il n'y a que cela qui me fasse marcher. »

Cette précipitation, loin de nuire, le servit, puisqu'elle ne l'empêcha pas d'écrire ces pages étincelantes, et, comme il appelait lui-même celles de Flaubert, « truculentes ». On oublie les traces de hâte ou de mauvais goût, les « sylphes de l'air fessés par les fouets des cochers », le violon •( grattant les boyaux de son instrument », ou « Rosette traçant des lettres hiéroglyphiques sur un billet qu'elle aurait mieux écrit en trempantle bout de son orteil dans l'encre ». On passe condamnation sur quelques maladresses ou lenteurs de récit et de style : « elle rentra toute dépitée dans la coulisse, sans même penser au peu d'effet de la gurgouillade yw'elle venait d'exécuter assez mal, il faut le dire, et qui lui eût même attiré, bien réussie, des applaudissements qui certes eussent fait enrager son amie Guimard » ou bien : « on prit heure pour se battre, et le chevalier reçut à la joue une estafilade qui le faillit éborgner, et le força de porter pendant quelques jours une grande mouche de taffetas d'Angleterre qui le détigurait si plaisamment, yw'elle faillit lui faire avoir un autre, duel ».

Ce n'est pas ces jours-là qu'il se fût moqué, comme il le faisait, de Flaubert désolé d'avoir accolé deux génitifs l'un sur l'autre : « Une couronne de fleurs d'oranger. »

Plus d'une fois, en écrivant Jean et Jeannette, le ciseleur des Camées faisait place au prodigue publicisle qui rêvait de s'installer au rez-de-chaussée d'un journal populaire, et d'y tendre cette grande toile d'araignée qu'on appelle un romanfeuilleton.

Emile Bergerat a conté quel gigantesque et effrayant feuilleton nous aurions, si le maître eût réalisé ses rêves de malade usé, quand il projetait d'utiliser les notes et les éludes de son ami Clermont Ganneau pour écrire la légende du Prince des Haschischins avec tous les détails, une œuvre colossale et folle, de la famille de YHistoirc de France à partir de Teulobochm par le petit Fontanet d'Anatole France.

« J'aurai autant de secrétaires que le vieux scheik comptait lui-même Acfeidawi'ou initiés, et nous vous taillerons, Nono et moi, de la besogne à crier grâce. Mais nous vous ferons millionnaires.

« Partout ici on écrira, au grenier et à la cuisine, sur les escaliers, à la cave et près du calorifère, selon les tempéraments. L'été, je ferai dresserd'immenses tables dans le jardin, et des hamacs se balanceront aux arbres pour les quarts d'heure de repos. Des rafraîchissements, alternant avec des nourritures légères, circulerontautour deces tables vertes, et, le soir venu, de tous les coins, les orchestres les plus enivrants murmureront avec des bruits de cascatelles. Il y aura des yachts, des périssoires et des gondoles amarrés à la grille, au clair de lune, pour ceux qui voudront fumer et prendre le frais au fil de l'eau, et j'acheterai à Rothschild l'île qui est en face pour les voluptueux. Nono et moi, graves, nous nous tiendrons au centre, à portée de la voix, comme on a son dictionnaire sous la main, lui pour les renseignements scientifiques, moi pour les inventions, les effets et les mots techniques, de telle sorte que les plus ignorants ne seront jamais embarrassés.

« Les jeudis et les dimanches on tirera des feux d'artifice, et la poudre de chanvre sera offerte dans des cassolettes à ceux qui seront chargés de la description des visions, extases et hallucinations, et qui veulent travailler d'après nature. Toute la journée l'avenue sera remplie d'esta


tettes de diverses couleurs portant la copie et rapportant les épreuves, s'entre-croisant et brandissant au vent des banderoles où sera annoncée l'aventure contée dans le feuilleton du jour. »

Ce qu'il faut admirer encore dans Jean et Jeannette, c'est la merveilleuse et fluide limpidité de ce style qui semble une eau diaprée et irisée par les reflets d'un prisme; c'est l'étonnante facilité d'accommodation qui lui fait tremper sa plume dans l'encrier de Dorat et de Crébillon fils, de Lesage et de Marivaux pour transcrire, des pastiches ingénieux.

« L'abbé, vous iMes d'une barbarie insoutenable. Je suis mourante et vous me brutalisez de compliments à brûle-pourpoint sur ma fraîcheur et mon air de santé. Allons, dites-moi tout de suite que je suis potelée et rougeaude; comparezmoi à quelque divinité mythologique de plafond qui a des joues de pommes d'api et des appas de nourrice! »

Il a des trouvailles de style. Un se félicite de la platitude de la (iuimard puisqu'elle nous vaut ce délicieux pastel dont je reproduis le dernier trait:

« Sa poitrine, intrépidement décolletée, étalait les plus délicieux néants, et l'on peut dire que jamais le rien ne fut plus joli. »

On est stupéfait par le vocabulaire étincelant de ce nabab des mots, « ce sultan de l'épithète » qui gourmandait la langue du xvn' siècle pour être trop pauvre et qui disait à Renan : « Je vous défie de faire le feuilleton que je ferai mardi sur Baudry avec les mots du xvn* siècle! » Non pas qu'il eût ni enflure ni ampoule. Il était impitoyable pour les ennemis timorés du mot propre. A Hernani, les classiques protestaient contre le mot minuit.

DON C ARLOS.

Quelle heure est-il?

R1CARDO.

Minuit.

ll proposait en raillant une variante, qui avait servi presque à André Chénier:

DON CARLOS.

Sur quel point de l'émail pose le pied de l'heure?

RICARDO.

Dans sa fuite il atteint la douzième demeure!

Mais ce qu'il faut admirer surtout c'est le prestigieux talent de ce coloriste dont la plume est un pinceau.

Tableaux à la plume, a-t-il écrit, en tète d'un de ses recueils : il est vrai que c'est là qu'il excelle. Il sait voir et faire voir. Il a des sens, plus que des sentiments. Il est resté l'élève du peintre Rioult.

Une de ses métamorphoses familières pour dire qu'il allait travailler était : « Je vais mettre du noir sur du blanc. »

1l aime à s'arrêter devant un objet d'art, à le décrire, à le refaire pour ainsi dire avec la plume en y ajoutant, avec ses impressions, des nuances nouvelles, des détails imprévus. C'est comme une seconde création. L'objet lui fournit l'idée première, et il la ciselle à son tour, il la pétrit, il la fait sienne. Qu'il décrive soit une calèche lilas tendre vernie et décorée par Martin, soit des urnes d'argent burinées par Germain, un groupe de bronze de Clodion, la nymphe Syrinx poursuivie par le grand dieu Pan, il a le culte de la ligne, du contour, des teintes. C'est un objectif braqué sur la nature et sur les coins de rue. Il a réuni ainsi une galerie séduisante de paysages, de tableautins de genre, de vues, de motifs variés et pittoresques comme les aquarelles dans l'album d'un touriste:

« Cet intérieur que le peintre Chardin, si vanté à bon droit par M. Diderot, eut aimé à reproduire, formait avec sa boiserie grise, son carreau recouvert d'un tapis usé, sa cheminée de faux marbre surmontée d'un camaïeu, sa fenêtre aux vitres étroites et dont quelques-unes avaient un bouillon au milieu, son pot de faïence de Vincennes où trempe une fleur, sa lumière sobre, tranquille. discrète, concentrée sur la table à ouvrage, un fond tout aussi favorable à la beauté. »

Voilà la chambrette, peinte par Chardin; voici la fenêtre : « la fenêtre, car cette chambre avait été celle d'une véritable grisette, était entourée d'un cadre de pois de senteur, de liserons et de capucines, les uns en fleurs, les autres en train de faire, en attendant mieux, grimper leurs feuilles découpées en cœur, et d'en tortiller leurs vrilles après les ficelles tendues par une main prévoyante. »

Le mot évoque dans son esprit la vision concrète et complète; il voit des yeux intérieurs ce qu'il décrit; on dirait qu'il peint d'après nature, tant l'évocation est intense, lumineuse et précise. Ce sont de jolis panneaux .

« Les maisons des cultivateurs, avec leurs toits rustiques, les moulins à vent tournant leur aile flasque, les guinguettes qui rient et chantent, animent ce paysage qui, sans être agreste ni pittoresque, a néanmoins de jolis détails et des charmes imprévus. »Et cette délicieuse esquisse:

« Le cabaret du Lapin-Blanc faisait assez bonne figure sur le bord de la route. Son enseigne, connue depuis un temps immémorial, avait été barbouillée par un descendant fort éloigné d'Apelle des deux côtés d'une plaque de tôle qui briraballait au vent et qu'ombrageait une longue branche de pin; mais l'hôtelier, peu sûr du talent de l'artiste, et se défiant de la fidélité de la représentation du lapin blanc, avait jugé à propos d'établir dans une cage une enseigne parlante où les yeux les plus ignorants ne se pouvaient tromper.

« Un énorme lapin blanc, aux oreilles démesurées, aux gros yeux vermeils, brochait des babines en broutant une carotte à côté de sa fallacieuse image, qu'on aurait pu prendre pour un cheval, un cerf ou un éléphant.

« La façade du Lapin-Blanc était enluminée, comme le teint d'un buveur, d'une joyeuse couche de rouge qui indiquait aux desservants de la divc bouteille un temple ou tout au moins une chapelle de Bacchus.

« Sur le toit de vieilles tuiles moussues, où avaient fleuri quelques joubarbes, se promenaient des pigeons de toutes couleurs, pauvres oiseaux de Vénus ne prévoyant pas la crapaud i ne et les petits pois, et faisant l'amour comme si la broche ne tournait pas incessamment au rez-de-chaussée.

« Les poulets montraient dans la cour la même insouciance, bien que quelque gâte-sauce, veste blanche au dos, en casque à mèche, coutelas au côté, sortit de temps à autre de la salle basse et en empoignât un par l'aile, malgré ses piaillements, car le cabaret était bien achalandé, et la vrille de fumée de sa cheminée, qu'on voyait monter en spi

raie bleuâtre sur un fond de verdure, ne s'arrêtait jamais.

« Autour de la maison s'étendaient des tonnelles en treillage formant cabinets, et toutes couvertes de houblon, de vigne vierge, de rosiers grimpants et de chèvrefeuille. C'était champêtre, rustique et galant au possible.

« Les parfums des fleurs corrigeaient à propos les aromes culinaires, plus substantiels, mais moins suaves et une feuille de rose tombait dans un verre, comme pour mêler Vénus à Bacchus. »

Entrons chez un droguiste qui nous ouvre sa porte:

« Je mets, divine Jeannette, le Mortier d'Argent à vos pieds avec son comptoir de chêne, ses balances luisantes, ses pots de porcelaine étiquetés, ses tablettes et ses casiers remplis de cochenille, de safran, de mastic, d'outremer, de sang-de-dragon, de bezoar, de gomme adragante, de sandaraque, de cinname, de benjoin et d'aromates de l'Inde, aussi précieux que l'or. »

On remplirait un album de ces délicieux croquis : la voiture de Rosette la danseuse, le bal du Moulin-Rouye, et la poétique promenade des amoureux sous bois, à l'aurore, après les danses, pour laquelle il emprunte cette fois le pinceau de Lancret:

« C'eût été un charmant sujet de tableau pour M. Laucret, peintre des fêtes galantes, que ces groupes d'amoureux qui se perdaient exprès dans les étroites allées.

« Ces jupes de soie et de pékin, aux couleurs riantes tranchant sur le fond de la verdure; ces corsages qui, sans être échancrés avec la noble impudence des femmes de la cour, laissaient apercevoir ou plutôt deviner des charmes naissants, mais déjà mûrs pour l'amour; ces bras jetés nonchalamment autour des tailles; ces têtes rapprochées, sous prétexte de se parler bas; ces lèvres adressant à la joue la confidence destinée à l'oreille; tout cela invitait le pinceau d'un artiste accoutumé à sacrifier aux Grâces, et formait un coup d'ceil aussi agréable pour les yeux que pour le cœur.

« Un peu on arrière, marchaient des groupes de parents et de personnes entre deux âges, les papas, en grand habit à la française, à larges basques, à gros boutons miroitants, d'une coupe pleine de bonhomie, la main fortement appuyée sur la canne à bec de corbin, le lampion carrément enfoncé sur la tête; les mamans dodues et vermeilles, encore appétissantes, vêtues de leurs robes de noces rélargies et d'étoffes à grands ramages et à grandes fleurs, à la mode du commencement du règne, écoutant les gaudrioles de leurs compères en guignant leurs filles du coin de l'œil. bien qu'elles fussent sûres de la sagesse de leurs enfants.

« Ces groupes, que le peintre eût pu colorer de tons plus chauds et plus mûrs, faisaient ressortir à merveille toute cette jeunesse éclatante et fraîche, que l'aurore baignait de sa lueur rose, l'aurore, cette jeunesse du jour! »

M. Lancret eût assurément mis Jean et Jeannette au centre de sa composition:

« Pour se garder de la fraîcheur, Jeannette avait jeté sur ses épaules Ja calèche de taffetas gorgede-pigeon; mais la soie avait glissé, et, comme elle penchait la tête, on voyait sa nuque blanche et polie, où brillaient quelques petits cheveux follets, échappés au peigne d'acier qui mordait son chignon; elle se tenait serrée contre M. Jean pour éviter les branches emporlées de rosée qui dégouttaient sur sa robe, et semblaient vouloir lui barrer le passage pour la retenir plus longtemps. »

On a rarement peint d'aussi jolis panneaux, d'une précision si complète, d'un réalisme si aimable, d'une fidélité si surprenante, qu'on croit encore voir le modèle. C'est bien par cette merveilleuse et puissante faculté d'évocation, par cette ingénieuse habileté à fixer l'image dans ses moindres détails que Théophile Gautier demeurera, grâce aussi au prestigieux talent du style, un maître parmi nos descriptifs, un peintre à la plume, un artiste dont on nous a conservé les douloureux gémissements, quand il lui fallait écrire à la ligne par le bourgeois, et, comme il disait, « renfoncer son côté sculptural et plastique ».

Aussi imagine-t-on aisément le plaisir que doit éprouver un artiste à interpréter par l'illustration tant de motifs que le texte lui apporte de luimême. Il suffit, pour en prendre une idée, de feuilleter les ravissantes pages dans lesquelles l'éminent illustrateur qu'est Lalauze a rendu visibles les principales scènes de Jean et Jeannette. Avec une dextérité et une variété que secondent une érudition fort étendue et une connaissance exacte du milieu, il fait revivre sous son crayon le décor pittoresque du vieux Paris, ses salons comme ses coins de rues, ses boudoirs et ses guinguettes. Nous descendons avec la marquise de Champrosé l'escalier de l'Opéra, qu'enluminent les tuniques chamarrées des petits marquis et les paniers de satin des dames. Nous pénétrons dans l'hôtel de Champrosé; notre indiscrétion nous conduit jusque dans la salle de bains où la marquise sort de la vasque d'albâtre, dans l'élégante rotonde que rafraîchit un jet d'eau lancé par une gueule de bronze entre les moulures finement ciselées dans le marbre; nous la suivons dans sa chambre où la soubrette ajuste les derniers affiquets de sa coiffure devant ses adorateurs attitrés, tandis que le petit abbé tlûte en fausset ses mielleux compliments près du petit singe qui gambade sur un carreau de velours; nous écoutons ses doléances lorsqu'elle dit son profond ennui à sa suivante, et qu'elle s'élire sur sa chaise longue de bois doré, dans le riche décor de son boudoir aux boiseries fouillées, aux encadrements finement dessinés en style coquille, meublé de coquets cabinets de Boule.

Nous entrons aussi dans un tout autre monde, dans le demi-monde des actrices, et nous nous attablons au souper galant de la Guimard, tandis que d'accortes soubrettes versent le Champagne et le tokai aux couples sympathiques, sous la lumière éblouissante des appliques de bronze et des gros candélabres ciselés par Clodion; nous allons avec la jalouse Rosette dans le mystérieux pavillon qui abrite les amours éphémères du vicomte de Candale, où tout respire la volupté, le confortable et la richesse, depuis les tapisseries aux sujets mythologiques et les statues d'après l'antique, jusqu'aux tapis moelleux, aux tentures discrètes el aux sofas aussi larges qu'hospitaliers.

La fantaisie de la fausse Jeannette nous conduit aussi dans la rue, — dans ces rues si pittoresques où s'alignent les maisons basses aux toits


longuement penchas, qui s'ouvrent par de largos portes à moulures, tandis que défilent les amples carrosses bossués d'or, et que le marchand de limonades fait rouler son tonneau posé sur sa brouette, — la brouette du vinaigrier. Montons l'escalier de bois blanc, nous voici dans la modeste chambrette où la marquise joue à la petite modiste devant son lit tendu d'indienne, son armoire à motifs de cuivre et sa fenêtre qu'égaient un pot de géranium et un oiseau en cage, — quelque cousin du serin de J.-J. Rousseau.

Les tympanons et les fifres résonnent sur l'estrade, sous les girandoles lumineuses, au-dessus des couples qui se trémoussent pour le menuet et la gavotte: c'est le bal du Moulin-Rouge, où les fils de boutiquiers font valoir leurs grâces et courtisent les gentes faubouriennes. Voici plus loin, sur la route villageoise des environs de Paris, l'auberge du Lapin-Blanc, avec sa façade vermoulue, ses fenêtres à petits carreaux, son pignon gros de chaume verdi, où les amoureux viennent à dos d'ânesse partager la fricassée sous la treille fleurie.

Mais il faut feuilleter soi-même les exquises gravures où l'artiste a ingénieusement rendu, et de la façon la plus piquante, — avec un rare bonheur d'expression, une grande variété de formes, une subtile délicatesse de pointe, une grâce tonjours soutenue, — le triple attrail comme le triple caractère de ce joli roman qui est une restauration séduisante de trois milieux pris dans la vieille société : la noblesse, le demi-monde, et les humbles.

On ne saurait trop louer M. Lalauze de l'intelligence et de l'art qu'il a mis au service de son interprétation. Il a su faire un travail fortement original; la série de ses gravures ne complète pas seulement le texte : c'est une belle œuvre à côté d'une autre.

LÉO CLARETIE.