Distraction

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Œuvres de Sully Prudhomme, poésies 1872-1878Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1872-1878 (p. 33-34).

Distraction


 
À mon insu, j’ai dit : « ma chère »
Pour « madame », et, parti du cœur,
Ce nom m’a fait d’une étrangère
            Une sœur.

Quand la femme est tendre, pour elle
Le seul vrai gage de l’amour,
C’est la constance naturelle,
            Non la cour ;

Ce n’est pas le mot qu’on hasarde,
Et qu’on sauve s’il s’est trompé,
C’est le mot simple, par mégarde
            Échappé…


Ce n’est pas le mot qui soupire,
Mendiant drapé d’un linceul,
C’est ce qu’on dit comme on respire,
            Pour soi seul.

Ce n’est pas non plus de se taire,
Taire est encor mentir un peu ;
C’est la parole involontaire,
            Non l’aveu.

À mon insu j’ai dit : « ma chère »
Pour « madame », et, parti du cœur,
Ce nom m’a fait d’une étrangère
            Une sœur.