Dix Jours en Angleterre pendant les élections

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Dix Jours en Angleterre pendant les élections
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 549-600).
DIX JOURS EN ANGLETERRE
PENDANT LES ÉLECTIONS

M. le comte d’Haussonville a passé en Angleterre la semaine qui a précédé le premier jour de vote et la moitié de la semaine précédente. Il nous a envoyé les notes prises par lui au jour le jour. Nous publions ces notes, dans leur forme rapide et familière. Les quelques contradictions qu’elles renferment sont la preuve de leur sincérité. Nous espérons, bien que la période électorale soit close et le résultat acquis, qu’on les lira encore avec intérêt.


La curiosité m’a pris d’assister à la dernière période des élections anglaises : curiosité d’esprit, curiosité des yeux. J’ai le sentiment que nous ne comprenons pas très bien en France ce qui se passe là-bas ; je voudrais m’en rendre compte sur place et tâcher d’y comprendre quelque chose. Je voudrais aussi voir l’Angleterre, ce pays qui m’a toujours semblé, toutes les fois que j’y suis venu, si correct, où hommes et choses m’ont toujours paru si bien à leur place, en proie à cette fièvre électorale qu’on m’a toujours dit être encore plus intense en ce pays-là qu’en France. « Je suis né curieux ; je mourrai curieux, » disait un jour Sainte-Beuve à M. Guizot par qui je l’ai entendu raconter, Anch’io, je mourrai curieux ; c’est malheureusement ma seule ressemblance avec Sainte-Beuve. Lors même qu’on n’a plus rien à attendre de la vie, on peut encore s’y intéresser. On peut surtout lui demander des spectacles nouveaux. Rien de moins vrai que le : Nihil sub sole novum de l’Ecclésiaste, excepté le : Eadem sunt omnia semper de Lucrèce. L’aspect du monde au contraire se renouvelle sans cesse et les choses ne sont jamais les mêmes, encore moins que les hommes. Que l’Angleterre ne se soit renouvelée depuis trente ans, cela est incontestable. Quelques-uns prétendent qu’elle est à la veille de sa révolution de 89 et qu’elle présentera bientôt le spectacle de grands bouleversemens. D’instinct, je n’en crois rien ; mais, si cela doit être, c’est la peine d’y aller voir. Et c’est pourquoi, sachant qu’un aimable et intelligent ami, qui appartient à une des grandes familles politiques anglaises, m’avait préparé les voies, j’ai débarqué le 5 janvier au soir sur le quai de Folkestone, qui ne m’a point paru changé depuis dix ans, et je suis venu m’installer à Londres, dans un fashionable et confortable, mais tranquille hôtel des environs de Grosvenor Square, où je compte d’ailleurs rester le moins possible. Je voudrais en effet, voir et entendre le plus que je pourrai, et je noterai fidèlement, au jour le jour, ce que j’aurai vu et entendu. Ce sera de l’impressionnisme électoral. Si mes impressions sont erronées, si j’en change, elles seront au moins sincères.


Bath, jeudi 6 janvier.

Londres m’a paru présenter son aspect ordinaire. Mais je n’en puis guère juger. Arrivé hier soir à minuit, j’en suis reparti ce matin à 11 heures pour Bath où il y a ce soir un grand meeting. M. Asquith, le premier ministre, doit y prendre la parole. Ce n’est pas sa circonscription. Il est député du comté de Fife : mais en ce moment tous les ministres se prodiguent. Il n’y en a pas moins de cinq qui ont pris la parole hier ou avant-hier dans différentes circonscriptions. M. Asquith s’est cependant reposé un jour. J’ai vu dans le journal qu’hier il jouait au golf à Brighton. C’est bien anglais. Je ne m’imagine pas M. Briand jouant au golf à Chantilly, la veille du jour où il aurait à prononcer un grand discours politique.

M. Winston Churchill, le Président du Board of Trade, tient presque tous les jours de la semaine prochaine des réunions dans le comté de Dundee. On m’en a fait parvenir la liste. Mais le fond de l’Ecosse, c’est trop loin. Je suis obligé de me borner à Londres et aux environs. Les Unionistes ne demeurent pas en reste. Lord Lansdowne a parlé avant-hier à Liverpool, lord Curzon parle demain à Brighton. M. Chamberlain, qui malheureusement pour son parti est paralysé des jambes, écrit des lettres, lord Roseberry également ; mais c’est avec « chagrin et répugnance » qu’il conseille de voter pour les Unionistes. Son attitude indécise, le discours par lequel il a conseillé aux Lords de voter le budget lui ont enlevé, me dit-on, quelque autorité, malgré le grand talent oratoire que tout le monde lui reconnaît. Sa lettre qui se ressent de ses perplexités, ne me paraît pas de nature à produire grand effet. La lutte est trop vivement engagée pour qu’il soit possible de tenir une situation intermédiaire.

Et cependant l’Angleterre est-elle réellement agitée, jusque dans les couches profondes de sa population, comme elle l’a été à quelques momens de son histoire ? Ce qui se passe n’est-il pas plutôt une querelle entre hommes politiques, à laquelle les masses populaires demeurent, au fond assez indifférentes ? Je serais assez porté à le croire d’après mon impression du premier jour, et voici, sauf à en changer, ce qui me donne cette impression.

Le meetingM. Asquith doit prendre la parole n’a lieu que ce soir à huit heures. Pour occuper mon après-midi, on m’a proposé d’assister à une réunion beaucoup moins importante, mais d’aspect assez original. Dans l’hôtel où je suis descendu, type du petit hôtel de province, du family hôtel anglais, il y a deux députés sortans qui sollicitent le renouvellement de leur mandat. Ils appartiennent au parti libéral. Par une exception assez rare, la circonscription de Bath nomme deux députés. Tous deux ont convoqué aujourd’hui à deux heures une réunion qui doit être composée uniquement de Railway men, Bath étant le siège d’un dépôt assez important de la compagnie du Great Western. Ils m’ont proposé de me joindre à eux. Je n’ai eu garde de refuser.

La réunion se tient dans un des ateliers du dépôt. Aucune déclaration préalable, aucune formalité légale, comme en France. La plupart des meetings se tiennent en plein air. Assiste qui veut, et la meilleure preuve, c’est que non seulement je peux y entrer, mais qu’on me fait monter sur l’estrade réservée aux candidats, à laquelle on accède par une petite échelle. L’estrade, qui est tout simplement la plate-forme d’un wagon de marchandises, est recouverte d’un modeste tapis. Quatre chaises y sont disposées : une pour le chairman, deux pour les candidats, la quatrième pour moi, et personne ne paraît étonné de ma présence.

Après quelques mots du chairman qui était revêtu d’un paletot jaune assez sale et qui m’a semblé être un courtier électoral à gages (il était venu sur le siège de la voiture), les deux candidats prennent successivement la parole. Ils parlent très simplement, les mains dans leurs poches, ou derrière le dos, sans aucune recherche d’éloquence, et sans aucune violence de langage. Ils critiquent l’attitude de la Chambre des Lords à laquelle ils reprochent d’être systématiquement hostile à toute mesure proposée par un gouvernement libéral, mais ils ne font usage d’aucun argument démagogique et n’imitent pas l’exemple qui leur a été donné de haut. De même, ils objectent au Tariff Reform qu’il fera hausser le prix des denrées nécessaires à la vie, sans diminuer le nombre des unemployed, des sans-travail ; mais ils discutent cette question, comme on discuterait une thèse d’économie politique, sans la moindre déclamation contre les patrons et le capital. L’un des deux candidats se défend même expressément d’être socialiste. Pendant qu’ils parlent, j’examine la physionomie de leurs auditeurs. Ce sont tous des mécaniciens, des chauffeurs, des ajusteurs. Ils sont en vêtemens de travail et ont pour la plupart les mains noires. Impossible d’imaginer un auditoire plus démocratique d’aspect. On se croirait au Creusot ou à Anzin. Cependant, ils écoutent paisiblement, presque avec indifférence. Quelques : hear, hear ; à la fin, d’assez maigres applaudissemens, et c’est tout. On sent que leur opinion est faite, qu’ils sont hostiles au Tariff Reform, comme au reste presque tous les Railway men et qu’ils voteront pour les deux candidats qu’ils connaissent et qui leur sont sympathiques. Mais je ne découvre pas sur leurs visages la moindre trace de passion. Ils n’ont pas été remués.

J’achève mon après-midi en me promenant dans les rues. Bath est à présent une tranquille ville de province, à l’aspect un peu vieillot. Elle était autrefois un lieu d’eaux très fréquenté. Elle me paraît quelque peu déchue de son élégance, bien qu’il y ait encore un magnifique établissement de bains qu’on m’a fait visiter. Aujourd’hui, les Anglais qui ont des rhumatismes vont se faire soigner à Aix où ils trouvent plus de distractions. Bath ne doit pas en offrir beaucoup. Je parcours la ville en quête d’affiches, car l’affiche est en Angleterre bien plus qu’en France un grand moyen de propagande électorale. J’en vois moins que je ne m’y attendais, encore un signe que les passions ne sont pas aussi surexcitées que nous le croyons en France. Les Unionistes me paraissent se servir de cette arme plus que les Libéraux. Je remarque une grande affiche coloriée à compartimens. Un compartiment au-dessus duquel est écrit en grosses lettres : Free Trade représente un ouvrier en guenilles qui s’écrie : « What we want is work ; — ce que nous voulons, c’est du travail. » Dans le haut de l’affiche est écrit, en grosses lettres également : « Les Lords ont confiance dans le peuple ; les radicaux n’ont pas confiance en lui. » C’est évidemment le jeu des Unionistes d’accuser les Libéraux d’être des radicaux et des socialistes. Certains incidens leur viennent en aide. C’est ainsi que le parti socialiste espagnol vient d’envoyer une longue dépêche à M. Lloyd George en le félicitant d’avoir fait voter le premier budget socialiste. Je m’imagine que le chancelier de l’Echiquier se serait passé de ces félicitations !


Bath, vendredi 7 janvier.

Le grand meeting organisé hier soir en l’honneur de M. Asquith a eu lieu avec un plein succès. Les deux candidats libéraux avec lesquels j’ai achevé la soirée sont triomphans. Il n’y a pas très longtemps que Bath a été enlevé par eux aux Tories, et d’après le succès de ce meeting, ils se croient sûrs de leur réélection. L’un d’eux connaît la France à merveille. Il a suivi les cours de l’Ecole des Sciences politiques ; il est familier avec les noms et les œuvres de tous mes confrères des deux Académies dont j’ai l’honneur de faire partie. C’est grâce à son obligeance que j’ai pu voir les choses d’aussi près. Je saisis ici l’occasion de le remercier. Soit dit en passant, il est membre d’une société de tempérance et ne boit que de l’eau. Beaucoup de Libéraux font partie de ces sociétés, dont je soupçonne que l’influence électorale n’est pas à dédaigner. J’en reviens au meeting.

La réunion a eu lieu dans un Skating Rink, vaste salle qui peut contenir de 7 à 8 000 personnes. Elle était bondée. La moitié des assistans se composait des habitans de Bath. Les autres étaient venus un peu de tous les côtés, de Bristol en particulier, amenés par des trains spéciaux. Aussi, la ville, si paisible l’après-midi, était-elle en fête le soir. On me mène au meeting dans la voiture des deux candidats. Nous traversons une foule bruyante et grouillante, composée en grande partie de femmes et d’enfans, car les hommes sont déjà à la réunion. Il y en a cependant un certain nombre, qui probablement ne sont pas électeurs, assez déguenillés. Les femmes sont affreusement mal mises, avec de vieilles nippes défraîchies et une fois de plus je constate combien, dans les rangs du peuple, et en particulier parmi les femmes, la race paraît plus rude, plus grossière, moins affinée. Les candidats sont acclamés et saluent la foule, tandis que je garde mon chapeau sur la tête, car, en bonne conscience, je ne peux pas prendre ces acclamations pour moi. Mais je me fais cette réflexion qu’en France un candidat n’oserait pas amener dans sa voiture un Anglais à une réunion. On dirait qu’il est payé par l’Angleterre. En approchant de la salle de réunion, nous entendons des chants. Il y a en effet un programme musical, sur lequel je reviendrai tout à l’heure, et la foule, tant au dehors qu’au dedans de la salle, prend patience en chantant. On m’introduit par les derrières du bâtiment et on m’installe sur l’estrade, en nombreuse compagnie. La réunion a été organisée par la Western liberal Federation et les membres les plus importans de la ligue sont sur l’estrade, avec des insignes à la boutonnière. Un grand nombre portent une fleur rouge. La salle est décorée de drapeaux et de banderoles, sans beaucoup de goût. Dans une petite tribune, se tient un orchestre, prêt à jouer.

A huit heures presque exactement, M. Asquith fait son entrée. Tempête de cris, d’applaudissemens, mains levées en l’air, mouchoirs et chapeaux agités. Il y en a pour plusieurs minutes avant que le chairman, un membre sortant du parlement, un baronet, puisse lui donner la parole. On chante un air que j’entendrai désormais plus d’une fois : « He’s a jolly guod fellow. » L’homme est évidemment très populaire dans son parti.

Comme orateur, M. Asquith n’est pas précisément éloquent au moins ce soir n’a-t-il pas essayé de l’être, et l’on me dit que c’est ainsi qu’il parle habituellement. Mais la parole est nette, claire, sans emphase ; la voix forte, bien timbrée, plutôt agréable ; on a tout de suite le sentiment que l’homme sait ce qu’il veut dire, qu’il le dira, et que rien, ni personne ne l’en empêcheront. Je dois reconnaître que son discours n’a rien eu de démagogique. Il ne parle pas des Lords sur le ton dont en a parlé M. Lloyd George. A vrai dire, il ne traite presque pas la question constitutionnelle et il y a peu ou point d’idées générales dans son discours. C’est plutôt une réponse à un discours prononcé, il y a quelques jours déjà, par M. Balfour. M. Asquith parle du leader des Unionistes avec courtoisie, mais sur un ton un peu sarcastique. Il lui reproche d’avoir maladroitement parlé d’une guerre possible avec l’Allemagne, et aussi d’avoir donné à entendre que celle-ci menaçait de s’opposer au Tariff Reform, pour surexciter le patriotisme anglais. Il parle de la question de la marine, à laquelle les Unionistes prétendent que les Libéraux n’accordent pas une importance suffisante, et il affirme avec force et avec chaleur que, grâce à certaines mesures de redistribution de la flotte prises par le Cabinet libéral, jamais l’Angleterre n’a été aussi fortement défendue qu’à présent. Cette déclaration est reçue avec de longs applaudissemens. Mais la plus grande partie de son discours a roulé sur le Tariff Reform. Cette question, comme on me l’avait dit, prend chaque jour plus d’importance, et je crois bien que si les Lords perdent la partie, ce sera parce que la question du Free Trade ou du protectionnisme complique les choses. M. Asquith fait valoir avec beaucoup de vigueur le danger de taxer les denrées qui constituent la nourriture populaire : le blé, la viande, le beurre, le sucre. Il rappelle des paroles de M. Chamberlain, le Chamberlain d’autrefois, qualifiant de cruauté toute taxe sur le blé, et cette partie de son discours, que ponctuent au reste et qu’interrompent à chaque instant les applaudissemens ou les vivats, obtient le plus vif succès. Il termine en revenant à la question constitutionnelle, et, en termes qui, cette fois, ne manquent pas d’éloquence, il adjure les Libéraux de ne pas capituler (surrender) et de défendre le droit pour lequel leurs pères ont combattu pendant tant de siècles et qu’ils ont conquis contre la couronne elle-même : le droit de disposer librement de l’argent payé par le peuple. Nouvelle tempête d’applaudissemens. Trois ou quatre orateurs parlent après lui, beaucoup plus violens contre la Chambre des Lords à laquelle les Libéraux en veulent évidemment beaucoup, et contre laquelle ils entendent prendre à l’avance ce qu’ils appellent des garanties. Puis, après avoir voté à l’unanimité, moins une voix courageuse qui suscite des grognemens, une motion affirmant la confiance du parti libéral dans son chef the Prime Minuter, le meeting se dissout en bon ordre après avoir chanté le God save the King accompagné par l’orchestre.

J’ai parlé de la partie musicale. On distribuait aux auditeurs un programme, absolument comme pour un concert ordinaire, un recital de quelque artiste en renom. A la première page, un portrait de M. Asquith. A la seconde ; le texte des deux résolutions qui seront votées, chaque résolution étant proposée par un mover et appuyée par un seconder, ce qui donne matière à quatre discours. La résolution principale est dirigée contre la Chambre des Lords. La réunion s’engage à soutenir M. Asquith dans sa résistance à l’attaque des Lords contre les droits de la Chambre représentative et à faire triompher, une fois pour toutes, le principe que, dans tout ce qui concerne la politique financière, la volonté du peuple, telle qu’elle est exprimée par la Chambre des Communes, doit triompher. À cette résolution, rien à dire, car c’est la question. Mais les chants de circonstance que je lis à la troisième page et qui ont été adaptés sur des airs populaires dont l’un ressemble à celui de : « Malbrouk s’en va-t-en guerre, » me paraissaient un peu violens. L’une de ces chansons invite les Lords à payer leur part des impôts et dit qu’on ne les laissera continuer à jouir de leurs rentes que s’ils contribuent à remplir les coffres de la nation. Une autre demande « the land, the land, the land ; la terre, la terre, la terre. » « Dieu est avec nous, dit le refrain, car Dieu a fait la terre pour le peuple » et ce chant où les socialistes invoquent le nom de Dieu n’est pas sans beauté. Cette question de la terre va évidemment jouer un grand rôle. A l’affiche dont j’ai parlé et qui représente un ouvrier demandant du travail, les Libéraux se préparent à en opposer une autre qui va paraître ces jours-ci et que leurs journaux reproduisent déjà. Dans le fond, on voit un grand château à tourelles, et à côté, une chaumière misérable : sur le devant, un paysan en guenilles s’écrie, en levant les bras au ciel : « We want land ! » Il est certain que ces immenses domaines possédés par les Lords, cette absence presque complète de toute petite propriété, soulèvent des questions redoutables. Latifundia perdidere Italiam, nous enseignait-on autrefois. Il serait curieux que les latifundia perdissent l’Angleterre. Plaise à Dieu qu’il n’en soit rien ! Mais, quelles que soient mes sympathies pour les Lords, je quitte Bath avec des impressions assez pessimistes à leur point de vue. Il est vrai que je n’ai jusqu’à présent entendu qu’une cloche : la cloche libérale, vigoureusement sonnée par M. Asquith. Ce soir même à Brighton, avec lord Curzon, j’entendrai un autre son.


Brighton, samedi 8 janvier.

Autre cloche, autre son, comme je m’y attendais. J’ai assisté hier soir à un meeting unioniste où lord Curzon a pris la parole. Il a été accueilli avec un enthousiasme égal à celui dont j’ai été témoin à Bath, au meeting de M. Asquith ; il a recueilli les mêmes applaudissemens. Une même résolution de confiance a été votée en sa faveur et en faveur de M. Balfour. A Bath, tout faisait prévoir le succès des Libéraux ; ici tout fait prévoir le succès des Unionistes, de telle sorte que, si j’avais la prétention de prophétiser, je serais très embarrassé. Mais je n’ai pas cette prétention et je me borne à écouter et à observer.

De Bath à Londres, où je n’ai passé que quelques heures, de Londres à Brighton, je n’ai fait que lire les journaux pour me mettre au courant. J’admire lu puissance d’information de la presse anglaise. A Bath même, le discours de M. Asquith a paru dans une feuille locale deux heures après qu’il avait été prononcé. Il est reproduit ce matin dans tous les grands journaux de Londres ; mais ce n’est pas le seul discours que j’aie à lire. M. Balfour a parlé à Ipswich, M. Lloyd George dans une des circonscriptions de Londres. Je regrette beaucoup de ne pas les avoir entendus. Mais il aurait fallu être dans trois endroits à la fois. Le discours de M. Lloyd George est sarcastique, violent, moins cependant que d’autres discours de lui. Celui de M. Balfour est infiniment supérieur au point de vue de la composition et de la forme ; un peu subtil peut-être, quand il entreprend de montrer que c’est dans l’intérêt de la démocratie britannique, — à plusieurs reprises il se sert de ce mot qui ne semble point lui écorcher la bouche, — que la Chambre des Lords a rejeté le budget. On me dit que c’est son défaut d’être un peu métaphysique, et je me demande en effet si un discours de cette nature est bien fait pour agir sur les masses électorales. Je crains que les sarcasmes de M. Lloyd George n’aient plus de succès. Mais au point de vue littéraire, la supériorité est certainement du côté de M. Balfour. Son discours est celui d’un homme d’État et d’un chef de parti.

J’arrive à Brighton à six heures. Je suis reçu avec une grande cordialité par une maîtresse de maison dont j’étais totalement inconnu, mais à laquelle j’avais été recommandé. Je vais goûter, pendant une soirée et une nuit, la cordialité et le confortable de l’hospitalité anglaise. Lord Curzon lui-même arrive presque en même temps que moi. Pendant un high tea qui nous est servi en attendant l’heure du meeting, on m’explique la situation à Brighton. Cette ville de bains de mer, bien connue et très fréquentée durant l’été, qui vit de luxe, a cependant, aux dernières élections, envoyé au Parlement deux Libéraux. Mais les affaires vont mal à Brighton : la clientèle élégante semble se porter ailleurs. Il y a du mécontentement, et à la faveur de ce mécontentement, on espère regagner la circonscription. Tout le monde s’y emploie avec ardeur, jusqu’aux femmes, qui jouent, comme chacun sait, en période électorale, un rôle beaucoup plus actif que chez nous. A Bath, les couleurs adoptées par les Unionistes étaient bleu et blanc. Ici, c’est jaune et violet. Tout est au jaune et au violet, jusqu’aux bicyclettes des enfans qui sont ornées de rubans et aux colliers des chiens de bonne maison. Sur la table de La salle à manger sont disposés des chrysanthèmes, jaunes et violets.

A huit heures, nous nous rendons au meeting. Le chef constable est venu prendre lui-même lord Curzon de la sécurité duquel il se sent responsable. Lord Curzon, l’ancien vice-roi des Indes, a pris une part énergique dans la discussion qui a amené le rejet du budget à la Chambre des Lords et les radicaux lui en veulent beaucoup. Il ne me semble pas au reste qu’il y ait lieu de concevoir la moindre appréhension. Il y a beaucoup moins de monde dans les rues qu’à Bath, beaucoup moins d’animation aux environs du bâtiment où se tient le meeting. C’est un milieu moins populaire.

Ce bâtiment, qu’on appelle le Dôme, est une grande salle octogone, surmontée en effet d’un dôme. Elle a été construite du temps de George IV. La décoration en est d’un goût déplorable. Aux murs sont suspendus de grands panneaux sur lesquels sont écrits, en lettres rouges, ces mots : « Tax the foreigner, and defend the flag. — Taxez l’étranger, et défendez le drapeau. » Le Tariff Reform, la puissance navale de l’Angleterre, ce sont les deux chevaux de bataille des Unionistes. Je me demande sur lequel des deux lord Curzon va monter. En fait, il n’est monté ni sur l’un ni sur l’autre, mais sur un troisième.

A son entrée dans la salle il a été accueilli par de longs et chaleureux applaudissements, un peu moins longs et moins chaleureux cependant, à ce qu’il me semble, que ceux qui ont accueilli M. Asquith à Bath. L’auditoire qui est moins nombreux, — il n’y a que 3 000 personnes, il y en avait 8 000 à Bath, — me paraît d’une condition sociale un peu supérieure. Aussi est-il moins démonstratif et moins bruyant. Après quelques mots du chairman, lord Curzon prend la parole. Grand, mince, élancé, le visage entièrement rasé, l’air très grand seigneur, il m’apparaît comme un type très représentatif de l’aristocratie anglaise et de la Chambre des Lords. Mais tous les Lords ne sont pas orateurs, et, comme on me l’avait dit du reste, Lord Curzon l’est au plus haut point. Il suffit de l’entendre cinq minutes pour s’en convaincre. Il parle avec un mélange de chaleur, d’esprit, de hauteur élégante et en même temps de bonne grâce tout à fait remarquables. La voix est moins forte et moins sonore que celle de M. Asquith, mais plus souple, bien timbrée et plus agréable à entendre. Je n’entreprendrai pas de résumer son long discours. Ce qui m’a le plus frappé, c’est le tact avec lequel il a parlé de sa situation comme pair, la dignité et en même temps, la mesure avec laquelle il a pris la défense de la Chambre des Lords et revendiqué, pour chaque pair, le droit d’intervenir personnellement pendant la période électorale, non seulement comme citoyen, mais comme membre du Parlement, pour défendre ce qu’ils considèrent comme les véritables intérêts de la nation, compromis par une Chambre des Communes imprudente. Cette partie de son discours a été chaleureusement applaudie, ce qui témoigne que la Chambre des Lords n’est pas aussi impopulaire que les Libéraux le prétendent.

Le reste du discours a eu principalement un caractère financier. Il a fait cependant allusion, mais en passant seulement, au Tariff Reform, et ce passage a été fort applaudi également, ce qui m’a montré que cette réforme était aussi populaire dans certains milieux qu’elle était impopulaire dans d’autres. Mais il s’est attaqué surtout avec vigueur à ce prétendu « Budget du Peuple » dont le rejet par la Chambre des Lords a été la cause de la crise actuelle. Il a reproché à ce budget ses tendances socialistes et la faveur avec laquelle il a été accueilli par les socialistes, non pas seulement en Angleterre, mais dans tous les pays. Il a démontré que les attaques dirigées contre la grande propriété constituaient également une menace pour la moyenne et pour la petite, et que les mêmes critiques pourraient être dirigées contre la fortune des commerçans ou des actionnaires des grandes sociétés. Il a fait l’éloge des grands landowners, de la conscience avec laquelle ils accomplissaient leur devoir social, en particulier dans les temps de crise et il a terminé par une péroraison éloquente en faveur d’une politique qui consisterait non pas à paralyser, mais à fortifier et à réformer la Chambre des Lords ; qui ne discuterait pas la valeur de la terre, mais la distribuerait plus largement parmi le peuple ; qui n’accorderait pas le Home rule, mais le refuserait ; qui ne détruirait pas les institutions de l’Angleterre, mais les préserverait ; qui ne ferait pas fuir le capital et ne diminuerait pas le travail national, mais qui encouragerait la production et le développement du marché extérieur, et qui, par-dessus tout, mettrait en pratique les deux principes énoncés sur les panneaux suspendus aux murailles de la salle : « Taxer l’étranger et défendre le drapeau. »

Lord Curzon s’assoit au milieu des applaudissemens. Après lui, les deux candidats unionistes ont pris la parole ; chacun d’eux avait amené sa femme qui était assise à côté de lui, et cela paraissait tout naturel. « C’est que, m’a dit une de ces dames, nous faisons autant de visites que nos maris ; toutes nos journées y passent. » Une résolution remerciant lord Curzon et exprimant la confiance en M. Balfour est votée à l’unanimité moins six voix, ou plutôt douze mains levées contre (ici on vote avec les deux mains), ce qui provoque des grognemens, des hou-hou. De même l’auditoire grognait avec furie toutes les fois qu’était prononcé le nom de M. Winston Churchill ou de M. Lloyd George, En revanche, le nom de M. Asquith ne soulève aucune protestation, soit qu’on respecte en lui « le premier ministre du gouvernement de Sa Majesté, » soit qu’on lui sache gré de sa modération relative, car ce qu’en conversation ses adversaires paraissent surtout lui reprocher, c’est de se laisser entraîner par ses jeunes et ardens collègues, au-delà des limites que, livré à lui-même, il ne franchirait pas.

Je reviens avec lord Curzon à la maison où j’ai reçu une si aimable hospitalité et nous soupons avec les deux candidats et leurs femmes. Ceux-ci se déclarent, à leur point de vue, enchantés du meeting. Néanmoins, il ne me semble pas que, dans la rue au moins, ils aient été l’objet d’une ovation populaire, comme les deux candidats libéraux de Bath. Les candidats unionistes ont été au meeting et en sont revenus en motor car. Les candidats libéraux avaient été amenés dans un landau assez mal attelé et étaient rentrés à l’hôtel à pied. Peut-être bien cette différence est-elle pour quelque chose dans la différence de l’accueil. Après souper, j’ai le plaisir de causer assez longtemps avec lord Curzon. Mais la conversation a eu un caractère trop confidentiel pour que j’en puisse rien rapporter, sauf cette observation très juste que la défaite des Lords serait un grand triomphe pour les socialistes de tous les pays, et que la répercussion de cette défaite serait grande en Europe. L’homme est charmant, très cultivé, très lettré. Dans son discours, il n’a pas seulement cité Shakspeare ; il a parlé de Tibérius et de Caïus Gracchus. Je ne m’imagine pas, en France, un candidat, fût-il de l’Académie française comme Barrès ou de Mun, se risquant ainsi, dans une réunion électorale, à des allusions littéraires ou historiques. Lord Curzon ne serait-il pas un orateur beaucoup trop distingué et trop fin pour la démocratie britannique, puisque, décidément, démocratie britannique il y a ? Avec un peu d’inquiétude, je ne puis m’empêcher de me le demander.


Londres, dimanche 9 janvier.

Revenu dans la matinée de Brighton, j’ai pu assister le soir même, dans un faubourg de Londres, à une réunion très intéressante, en tout cas la plus pittoresque de celles auxquelles il m’a été donné d’assister jusqu’à présent.

Les deux réunions de Bath et de Brighton étaient, si j’ose me servir d’une expression aussi familière, des réunions truquées. On n’y entrait que sur carte d’invitation ; elles n’étaient composées que d’amis ; toutes les résolutions étaient votées à la quasi unanimité. Il n’en était pas de même de celle d’hier au soir. Aussi a-t-elle tourné fort différemment, et c’est une vraie bonne fortune pour moi d’avoir été prévenu à temps pour y assister.

J’avais une lettre d’introduction pour l’agent général du Conservative central Office, très ancienne association fondée et maintenue par les Tories depuis un grand nombre d’années. Les bureaux de l’Office sont situés à Saint Stephen Chambers, dans le quartier de Westminster. Ils occupent toute la maison. C’est là que j’ai appris que, le soir même, devait avoir lieu, dans un faubourg de Londres, un meeting unioniste qui serait présidé par le duc de Norfolk. Je demande si le duc de Norfolk, premier pair d’Angleterre et catholique, a quelque raison particulière d’intervenir dans cette élection, et s’il a des intérêts dans le quartier. On me répond que non et que, s’il vient, c’est seulement pour défendre les ducs who were abused. À ce propos, je ne saurais assez dire combien, dans ce pays, j’admire l’ardeur civique avec laquelle les grands chefs des deux partis prennent part à la lutte et soutiennent leurs partisans. Il n’en va pas ainsi dans notre pays, où, surtout en période électorale, chacun ne s’occupe que de sa petite affaire, sans s’inquiéter de ce que devient son voisin. Les membres du Cabinet font de véritables tournées et ils vont tenant des meetings du Nord au Sud de l’Angleterre. Mais les Unionistes ne demeurent pas en reste. Le marquis de Lansdowne et M. Balfour parlent aussi souvent que M. Winston Churchill et M. Lloyd George, et vont, de-ci de-là, soutenir leurs partisans. Presque tous les jours je lis le compte rendu de quelque meeting où un Lord a pris la parole. Bourget serait content ; il y a, derrière la Barricade, des gens qui ne sont pas d’humeur à la laisser enlever. Le duc de Norfolk lui-même arrive de Northampton où il a présidé une réunion. Il sera ailleurs demain. Son nom étant universellement connu et respecté, on compte beaucoup sur sa présence, pour attirer du monde ce soir à la réunion. Aussi m’a-t-on bien recommandé d’être au siège du Comité conservateur de Brixton avant l’ouverture des portes de la réunion qui doit avoir lieu à 8 heures.

La circonscription de Brixton qui est située au-delà de la Tamise, à vingt minutes en moto car de l’hôtel, où je suis descendu, est habitée en grande partie par des ouvriers aisés, des contremaîtres, des petits boutiquiers ; ce n’est ni un des quartiers riches, ni un des quartiers pauvres de Londres. C’est quelque chose comme notre faubourg Saint-Antoine ou notre quartier de Popincourt. Le Comité conservateur est installé 266, Brixton Road. La façade en est brillamment éclairée au gaz. Sur un bâti en planches de trois ou quatre mètres de haut sont apposées des affiches de toute sorte et de toute couleur sur le caractère desquelles je reviendrai. D’une façon générale, il y a une bien moindre débauche d’affiches, dans Londres même, que je ne croyais et qu’il n’y aurait certainement dans des circonstances semblables à Paris. Cela tient à ce que des affiches ne peuvent être apposées que dans certains endroits ; mais là où il est possible d’en mettre, on se rattrape. Du siège du Comité un aimable guide me conduit à l’endroit où doit avoir lieu la réunion. Elle doit se tenir dans une salle paroissiale qui appartient à la paroisse de Saint John, mais que le conseil de paroisse loue impartialement aux deux partis tour à tour. Je suis introduit avant l’ouverture des portes dans la salle qui est spacieuse, simple et ressemble beaucoup à ce que serait à Paris la salle d’une cité paroissiale. On m’installe sur la plate-forme. Aux murs sont suspendus de grands panneaux sur lesquels sont écrits, comme à Brighton, ces mots fatidiques : Tax the foreigner and defend the flag. La salle se remplit peu à peu avec une tranquillité qui m’étonne, mais j’apprends que ce sont des amis qu’on a fait entrer à l’avance, par une petite porte, pour être sûr d’avoir les premiers rangs bien occupés. Quand la grande porte s’ouvre, une foule nombreuse se précipite assez bruyamment et j’ai tout de suite le sentiment, ayant tenu en mon jeune temps pas mal de réunions électorales, que les choses vont mal se passer. Je regarde avec curiosité cette foule. Évidemment elle est en majorité composée de travailleurs. Beaucoup ont la pipe à la bouche. Une grande quantité de femmes et de jeunes filles médiocrement mises. Pendant ce temps, la plate-forme sur laquelle j’étais installé s’est garnie. Il y a également pas mal de femmes et de jeunes filles, assez élégantes au contraire. Il n’est pas étonnant que dans un pays où les femmes sont admises dans les réunions électorales, y applaudissent et y agitent leurs mouchoirs, il se trouve des suffragettes qui prennent la chose au sérieux et se demandent pourquoi elles ne voteraient pas.

À 8 h. 1/4 le duc de Norfolk fait son entrée. Il est salué par de vigoureux applaudissemens de la majorité de l’assistance, mais cependant des grognemens se font déjà entendre au fond de la salle. Il est petit, trapu, l’air assez vigoureux, avec une barbe un peu hirsute ; il porte un veston court avec un chapeau mou. Peut-être est-ce intentionnellement. Au contraire, le candidat unioniste, le capitaine Dalziel est en jaquette noire avec un chapeau haut de forme. Trompé par ces deux apparences si dissemblables, je m’étais, un instant avant l’ouverture de la réunion, présenté moi-même au capitaine Dalziel, le prenant pour le duc de Norfolk, et lui disant que peut-être il connaissait mon nom et qu’en tout cas nous avions beaucoup d’amis communs, ce qui, avec raison, parut étonner beaucoup ce brave capitaine. Le chairman, le duc de Norfolk et Je candidat s’assoient devant une table, le duc à droite, le candidat à gauche ; mais dès que le chairman essaye de prendre la parole, le vacarme commence. Vainement d’une voix très forte essaye-t-il de dominer le bruit. Vainement, à ma grande surprise, dit-il qu’il y a sur la plateforme un étranger de distinction qui est venu pour assister aux élections anglaises, et dont l’idéal sera singulièrement déçu s’il voit qu’on n’accorde pas fair play au candidat. Cet argument ne paraît produire aucun effet, et le vacarme continue. Cependant il vient à bout de dire que le duc de Norfolk est venu, non comme duc de Norfolk, mais pour défendre ce qu’il croit l’intérêt du pays, puis il s’assied au milieu des clameurs, et le duc de Norfolk se lève. Ses partisans l’acclament de nouveau avec furie ; les autres, qui généralement sont massés au fond de la salle, protestent avec furie également. Faisant de ses deux mains un porte-voix, il s’écrie à plusieurs reprises d’une voix très forte : Ladies and gentlemen !… il ne peut aller plus loin et reste plus de cinq minutes sans même essayer de prendre la parole. A la fin cependant, un peu de silence se fait, mais le discours, qu’il prononce, est interrompu à chaque mot, et ses partisans, en l’applaudissant outre mesure, l’empêchent de parler assurément autant que ses adversaires, en assez petit nombre du reste, à ce qu’il m’a semblé, en l’interrompant. A certain moment, comme il a prononcé le nom de M. Lloyd George et que ce nom est acclamé par une partie de l’auditoire : « Vous n’applaudissez pas assez fort, dit-il en riant. Je vous propose three cheers for Lloyd George. » Autant que je puis comprendre, au milieu de ce tapage infernal, il défend la Chambre des Lords qui a eu l’ « extrême audace » de rejeter un budget et il démontre qu’elle était dans son droit. Mais un peu découragé, je crois, par le vacarme qui va croissant, il finit par s’asseoir, n’ayant pas dit, j’en suis persuadé, la moitié de ce qu’il comptait dire.

Quant au candidat qui a pris, ou plutôt essayé de prendre la parole après lui, il n’a pas pu prononcer deux phrases de suite. Sa voix était couverte tau tôt par des applaudissemens, tantôt par des sifflets, tantôt par des chants ; à plusieurs reprises, j’ai entendu le son d’une flûte. Mais comme il tenait, en bon candidat, à ce que son discours fût reproduit dans les journaux, il a pris son parti d’en lire certains fragmens à l’adresse des reporters groupés au pied de la plate-forme. J’allais oublier de dire que plusieurs appareils photographiques étaient braqués tantôt sur lui, tantôt sur le duc de Norfolk et que plusieurs fois ils ont été photographiés au magnésium pendant qu’ils parlaient. On m’a dit que, étant derrière eux, je serais photographié en même temps, honneur auquel je ne m’attendais pas. Un supporter qui parle du Tariff Reform est un peu plus écouté, car cette question paraît intéresser tout le monde. Mais l’assistance s’écoulant pou à peu et ceux qui restent commençant à se quereller, le chairman prend le parti de lever la séance, renonçant même à essayer de mettre aux voix deux résolutions dont il avait le texte dans la main, l’une, je suppose, remerciant le duc de Norfolk, l’autre en faveur du candidat. Il se borne à dire que la réunion lui paraît de bon augure, car il connaît Brixton : quand les radicaux aboient, c’est qu’ils sont battus. Sur cette plaisanterie, qui a beaucoup de succès, tout le monde quitte la plate-forme et la salle.

Dans une arrière-petite pièce, je me présente moi-même au vrai duc de Norfolk. Je m’attends à le trouver un peu déçu de l’accueil qui lui a été fait et du peu d’impression qu’a produit sa présence. Mais point. C’est ici que le grand seigneur se retrouve. Il en a pris son parti avec bonne humeur et il plaisante. Le candidat paraît de moins bonne humeur ; il a beau m’assurer que cette obstruction fera très bon effet en sa faveur, je crois qu’il aurait mieux aimé autre chose. Les uns et les autres sont, j’imagine, un peu ennuyés qu’un « étranger de distinction » ait été témoin de ce spectacle. De fait, je n’en ai pas été très édifié. Je croyais les meetings populaires anglais plus graves ; nos réunions électorales, si violentes qu’elles soient parfois, sont plus sérieuses, plus dignes, plus courtoises. Même quand les deux candidats sont en présence, ce qui surexcite les passions, on écoute, plus ou moins sans doute, mais enfin on écoute chacun. Hier soir, suivant l’expression populaire, on n’aurait pas entendu Dieu tonner. Dans ces rencontres électorales apparaît le font de violence et, je dirai le mot, de brutalité de la race anglaise qui est d’ordinaire si froide et flegmatique d’apparence. Ce qui contribue, je crois, à l’absence de décorum de ces réunions, c’est In présence de femmes et de jeunes gens qui viennent là pour s’amuser, comme à un spectacle ; on m’assure cependant que dans les meetings, la tenue des femmes est plus sérieuse que celle des hommes, et il m’a semblé en effet que celles que j’avais devant les yeux se tenaient convenablement, Mais si jamais les suffragettes s’en mêlent, qu’est-ce que ce sera, grand Dieu ! On m’assure aussi qu’il y a progrès, sur le temps où l’on jetait des œufs pourris à la tête des candidats. « Les injures ont remplacé les œufs pourris, » a dit spirituellement lord Curzon à Brighton. Mettons qu’il y ait progrès, mais il en reste à faire.


Lundi, 10 janvier 1910.

J’ai mis hier à profit le repos d’un dimanche anglais où il n’y a pas eu de meeting pour apporter un peu d’ordre dans mes idées, les classer en quelque sorte et me résumer à moi-même mes impressions de ces quatre jours.

Le résultat probable des élections demeure à tous les yeux, même de l’avis de ceux qui sont le mieux renseignés, extrêmement incertain. Chaque parti a, dans chaque circonscription, une sorte d’agent général, car l’organisation des partis est merveilleuse ici, aussi bien du côté conservateur que du côté libéral, et je regrette bien de ne pas avoir le temps de l’étudier, car elle pourrait nous servir de modèle. On me dit que, dans je ne sais quelle circonscription, l’agent conservateur a prédit le succès du candidat libéral, et l’agent libéral le succès du candidat conservateur. C’est dire à quel point la situation est confuse. De l’avis général, les chances des Unionistes paraissent plus grandes depuis quelques jours. La cote des paris en leur faveur a remonté, car, suivant une habitude très anglaise, on parie, et, dans plus d’un meeting, j’ai entendu des orateurs proposer de déposer le montant de l’enjeu. Ce qui a déterminé la hausse de la cote, c’est que, durant ces derniers jours, plusieurs libéraux ou même radicaux notoires ont déclaré leur intention de voter pour les Unionistes, les uns pour telle raison, les autres pour telle autre. La lettre de lord Roseberry, qui avait cependant conseillé aux Lords de voter le budget, a produit aussi plus d’effet que je ne pensais. La situation de l’homme, le premier orateur de l’Angleterre, me dit-on, demeure considérable.

Ce qui rend la situation si incertaine et si confuse, c’est la complexité et la variété des questions sur lesquelles les électeurs anglais sont appelés à se prononcer en même temps. Habituellement, en temps de crise politique surtout, les élections se font sur une question bien déterminée. Aujourd’hui, je n’en aperçois pas moins de quatre que je voudrais distinguer.

La première, non pas en importance peut-être, mais en date, car elle a été la première soulevée, est la question constitutionnelle. On sait comment elle se pose. Les Lords ont rejeté le budget, ce qui était contraire, non pas précisément à la Constitution, car il n’y a pas de constitution écrite, mais aux précédens, la Chambre des Communes ayant seule, par un usage immémorial, le droit de disposer des finances du pays. Aussi les Libéraux, et surtout les radicaux, appuyés par le Labour Party, sont-ils partis en campagne contre la Chambre des Lords avec la violence que l’on sait, les uns demandant la restriction de ses pouvoirs, les autres sa suppression. Mais à cela les Lords, par la bouche de lord Lansdowne, de lord Curzon et d’autres encore, répondent fort habilement qu’ils n’entendent pas se substituer aux Communes dans les questions de finances, mais qu’ils n’ont pas voulu voter un budget qui était, suivant l’expression de lord Roseberry, une révolution, avant que le peuple n’eût été appelé à se prononcer, et à dire si vraiment il voulait ce budget. Réduire la Chambre des Lords à n’être qu’une Chambre d’enregistrement, à plus forte raison la supprimer, serait établir le gouvernement d’une seule Chambre, c’est-à-dire la tyrannie parlementaire, ou plutôt la tyrannie du gouvernement, car un Cabinet mal inspiré peut faire voter à une Chambre docile des mesures contraires non seulement aux intérêts, mais à la volonté du pays. Les champions des Lords rappellent très opportunément que Gladstone avait fait voter le Home rule par la Chambre des Communes, que la Chambre des Lords l’a rejeté, et que le pays a donné raison à la Chambre des Lords. Sans doute, disent-ils, il faut que la volonté du peuple triomphe, mais il faut pouvoir en appeler au peuple mieux informé, et la Chambre des Lords n’a rien fait d’inconstitutionnel en provoquant une consultation du pays devant la volonté nettement exprimée duquel tout le monde s’inclinera.

À ce point de vue, les Lords sont sur un bon terrain, mais le point faible, c’est que tout le monde est d’accord que l’organisation et le fonctionnement actuel de la Chambre des Lords prêtent à de nombreuses critiques. M. le Comte de Paris, qui connaissait à merveille les choses de l’Angleterre et qui s’en entretenait souvent avec moi, avait une grande admiration pour la Constitution anglaise ; mais il répétait avec insistance que, dans le fonctionnement de la. Chambre des Lords, certaines choses n’étaient pas défendables et qu’elle serait obligée de se réformer. Une des critiques le plus généralement et le plus justement dirigées contre elle est celle-ci. Il y a 606 pairs tant spirituels que temporels. Sur ce nombre, il n’y en a guère que cent cinquante à cent quatre-vingts qui prennent habituellement part aux débats. Les autres viennent rarement ou ne viennent jamais. On prétend que, lors du dernier vote, un certain Lord est venu pour la première fois et que, ne connaissant pas les lieux, il est entré à la Chambre des Communes. Beaucoup sont très jeunes, assez ignorans et ne font pas ce qu’il faudrait pour s’instruire. Aussi, cet état de choses ne saurait-il durer. Lansdowne, Balfour, Curzon, dans leurs discours, ont tous parlé de la réforme de la Chambre des Lords. Sir John Morley, aujourd’hui lord Morley, lord Roseberry avaient proposé autrefois des plans de réforme et peut-être la Haute Assemblée eût-elle été bien inspirée si elle les avait écoutés plus tôt, car il est dangereux pour un grand corps d’être amené à reconnaître, en pleine bataille, qu’il lui faut se réformer.

En quoi consisterait cette réforme ? Les uns parlent de déchéance prononcée contre les pairs qui n’exerceraient pas leur fonction ou en seraient indignes, car on peut être interdit ou en état de déconfiture, et cependant continuer à prendre part à la confection des lois. On parle aussi de l’élection par les Lords eux-mêmes d’une sorte de délégation composée des deux cents plus capables et plus dignes qui exercerait par procuration les pouvoirs de la Chambre. Lequel de ces projets ou d’autres encore l’emportera, c’est impossible à dire ; mais une chose est pour moi hors de doute, c’est que, même si les Unionistes triomphent, une réforme de la Chambre des Lords s’imposera.

Une seconde question qui est en passe de devenir la première est celle du Tariff Reform. La place que tient cette question dans la polémique des journaux devient de plus en plus grande et, dans les meetings auxquels j’ai assisté, surtout dans ceux qui avaient un caractère populaire, elle m’a semblé passionner beaucoup plus que la question constitutionnelle. L’Angleterre traverse une crise commerciale incontestable. Le gouvernement essaie de le nier, mais faiblement. Elle est inondée de produits étrangers à bon marché, spécialement de produits allemands, car je constate que dans les journaux il est peu question de la concurrence française. Au contraire, l’Allemagne est en ce moment pour l’Angleterre l’objet d’une véritable phobie, tant au point de vue commercial qu’au point de vue militaire. C’est contre la concurrence allemande et aussi contre la concurrence américaine que serait dirigée le Tariff Reform devenu, depuis que M. Chamberlain a soulevé la question, il y a sept ans, le principal cheval de bataille des conservateurs. Ils soutiennent que, en relevant les tarifs, ils viendraient en aide à l’industrie nationale, feraient hausser les salaires et diminueraient le nombre des unemployed, des sans-travail dont l’effectif va croissant, ce qui cause une préoccupation générale. Aussi toute leur campagne est-elle dirigée contre le Free Trade, campagne de brochures et campagne d’affiches. La Liberal Unionist Federation, association qui a été fondée par M. Chamberlain pour soutenir le Tariff Reform, m’a envoyé un ballot de ces affiches. Elles sont des plus curieuses. Quelques-unes ont un caractère mélodramatique. Ainsi, l’une d’entre elles représente un intérieur d’ouvriers. Le mari est assis dans un coin, l’air désespéré, ses instrumens de travail par terre à côté de lui ; la femme, en haillons, donne le sein à un bébé, une jeune fille est à demi nue. Au bas de l’affiche sont écrits ces deux seuls mots : Free Trade. D’autres ont un caractère humoristique. Une affiche à deux compartimens représente d’un côté un ouvrier anglais en guenilles, de l’autre un ouvrier allemand, gros et gras, à la face réjouie, et au bas les mots : Free Trade d’un côté, Protection de l’autre. Une troisième représente deux miches de pain d’égale dimension, avec le prix de chacune en Allemagne et en Angleterre. La miche de pain anglaise est plus chère que la miche de pain allemande et encore au bas : Free Trade et Protection. Une quatrième est intitulée : Workhouse or Workshop. D’un côté, un ouvrier sonne à la porte du Workhouse, de l’autre un ouvrier travaille joyeusement sur un petit établi. Et toujours : Free Trade et Protection. C’est contre le Free Trade que la campagne la plus ardente est dirigée. Cobden et Bright doivent en tressaillir dans leur tombe.

Le Free Trade est-il en réalité responsable de tant de méfaits ? Je l’ignore absolument. Il est déjà si difficile, au moins pour un demi-ignorant comme moi, de se faire une opinion sur les questions économiques concernant son propre pays, que je n’ai pas la prétention de m’en faire une sur les questions économiques anglaises. Mais je suis frappé de ce qu’a d’habile la réponse des Libéraux. « Vous allez, disent-ils, mettre des droits sur le blé, la viande, le beurre venant de l’étranger. Vous ferez hausser le prix de la nourriture populaire. Vous prétendez que la hausse des salaires compensera et dépassera cette hausse. Qu’en savez-vous ? Ce sont des espérances. La hausse du coût de la vie sera une réalité. » Aussi appellent-ils les Unionistes : The food taxers. C’est l’éternelle discussion entre protectionnistes et libre-échangistes à laquelle nous avons assisté en France, il y a quelques années, lorsque a été établi le droit protecteur sur les blés, et je m’étonne que l’exemple de la France où ces droits ont valu à l’agriculture une incontestable prospérité, sans que le prix du pain ait sensiblement augmenté, ne soit pas invoqué en réponse par les protectionnistes. Mais ceux-ci ne parlent que de l’Allemagne ou des Etats-Unis, pays de protection économique et de gros salaires, et ils espèrent apaiser par ces deux exemples l’appréhension que la hausse des denrées nécessaires à la vie fait naître chez les ouvriers. Ils comptent aussi beaucoup sur l’argument qu’ils résument eu une phrase concise : Tax the foreigner, argument qui a toujours prise sur les masses dont l’esprit simpliste ne soupçonne même pas la question compliquée de l’incidence de l’impôt. Aussi le Tariff Reform est-il beaucoup plus populaire que je ne croyais en arrivant. Loin d’être une difficulté, c’est pour les Unionistes plutôt une force. Ils se défendent, en promettant une hausse des salaires, contre leurs adversaires radicaux et socialistes qui les accusent de vouloir ramener la classe ouvrière à la misère à laquelle elle était réduite avant que le grand Robert Peel n’eut pris courageusement son parti de rompre avec une partie de ses amis politiques et ne se fut rangé du côté de l’anti-corn law league. Qui l’emportera ? Bien habile qui le dirait, car cette question économique se complique dans une certaine mesure d’une question patriotique et militaire. Dans le projet de Tariff Reform, une préférence serait accordée aux produits des colonies et on compte que les colonies répondraient à cette préférence en contribuant à la défense navale de l’Angleterre. Et c’est ainsi que la question du Tariff Reform se trouve liée à celle de la Naval de fonce.

C’est dans cette question de la défense navale qu’apparaît surtout la phobie germanique. Les Libéraux, M. Asquith et M. Lloyd George en particulier, reprochent avec violence à M. Balfour d’avoir, dans un de ses discours, envisagé comme probable l’hypothèse d’une guerre avec l’Allemagne. Peut-être en effet la forme que M. Balfour a donnée à sa pensée n’a-t-elle pas été très heureuse, et peut-être aurait-il été plus digne d’un chef de parti comme lui d’envisager en face cette éventualité tout en disant qu’il ne la souhaitait pas, que de rapporter, comme il l’a fait, des conversations plus ou moins authentiques de diplomates secondaires : mais il est certain que cette préoccupation est dans tous les esprits. Les Unionistes reprochent au gouvernement libéral de n’avoir pas pris des précautions suffisantes pour assurer à l’Angleterre l’empire de la mer, et pour maintenir sa supériorité. Ils lui reprochent de s’être hissé devancer par l’Allemagne dans la rapidité des constructions navales. Le grand principe : Two to one serait compromis, et l’Angleterre ne serait plus en état de tenir tête à elle seule à deux puissances navales réunies. Le gouvernement répond par des chiffres, auxquels les Unionistes opposent d’autres chiffres. La Ligue de défense maritime intervient en faveur des Unionistes. Lord Charles Beresford, dont l’autorité et la popularité sont très grandes, répond au premier lord de l’Amirauté, M. Me Kenna. Je n’ai pas la prétention de dire de quel côté est la vérité des chiffres, mais l’instinct populaire ne s’y trompe pas. Il sait que, dans le passé, les Tories ont toujours été plus préoccupés des questions militaires, qu’ils ont toujours eu moins peur de la guerre que les Whigs, partant, qu’ils s’y sont toujours préparés davantage, et comme les déplorables théories pacifistes et anti-militaristes ne paraissent avoir fait aucun progrès en Angleterre, c’est là un atout sérieux dans le jeu des Unionistes.

Enfin, il y a la question du Home rule. Voici environ vingt-cinq ans, Gladstone avait demandé au pays de lui donner une majorité qui lui permît de gouverner sans les Irlandais, et comme le pays ne la lui donna pas, il tenta d’imposer à l’Angleterre le Home rule dont elle ne voulut pas. C’est ainsi que cet orateur incomparable et ce grand financier, qui fut un si maladroit homme d’Etat, a dissous l’ancien parti whig, une des gloires de l’Angleterre, et créé contre lui le parti unioniste qui a gouverné si longtemps. L’ancien parti whig, qu’on appelle aujourd’hui le parti libéral, car le vocabulaire politique anglais a changé, ne se compose pas seulement de libéraux ; il comprend aussi des radicaux, représentés dans le Cabinet par M. Lloyd George, et des socialistes modérés représentés par M. John Burns. Les Anglais ont aussi leur bloc, et ce bloc a ses difficultés pour gouverner. Ses adversaires prétendent que les libéraux sont prisonniers des radicaux, et que les radicaux sont prisonniers des socialistes. Il pourrait bien y avoir quelque chose de vrai, si les choses se passent comme en France. Mais en France nous n’avons pas un groupe anti-patriotique et anti-national ou, du moins, il n’est pas encore, Dieu merci, représenté à la Chambre. En Angleterre, il y a le groupe irlandais, et, pour avoir dans la future ? Chambre une majorité assurée, le bloc anglais en a besoin. Il lui faut donc payer son concours au prix du Home rule.

Dans le grand discours par lequel il a inauguré à Albert Hall la campagne électorale, M. Asquith a promis le Home rule, bien entendu avec des restrictions qui sauvegarderaient la souveraineté du Parlement impérial. Mais les Irlandais lui tiennent la dragée haute, et M. John Redmond, le chef des Irlandais, vient de lui signifier, dans un discours assez insolent, qu’il ne voulait pas entendre parler de ces restrictions. Si les Libéraux reviennent au pouvoir, il leur sera bien difficile de ne pas accorder le Home rule à l’Irlande, et la réalisation des promesses qu’ils ont faites pourra leur créer de singulières difficultés, car les Irlandais n’accepteront pas un Home rule restreint et limité. Aussi, les Unionistes jouent-ils, et c’est leur droit, de cette difficulté contre les Libéraux. Une de leurs nombreuses affiches représente M. Winston Churchill habillé en petit décrotteur. Il est à genoux devant un ouvrier sur le chapeau duquel est écrit le mot « socialisme, » et cire ses souliers. Debout, à côté, se tient John Redmond avec un gros bâton à la main, l’air mécontent, et Churchill lui dit : « Attendez un moment, John, ce sera votre tour tout à l’heure. » La polémique ne prend pas seulement cette forme humoristique, Lord Saville a publiquement accusé M. Lloyd George d’avoir, au moment de la guerre contre les Boers, applaudi, en pleine Chambre des Communes, l’annonce des défaites anglaises. M. Lloyd George a nié le fait dans une lettre publique. Mais lord Saville a répondu, dans une lettre poliment ironique, que l’erreur où il était tombé était excusable, car, pendant la guerre, son contradicteur siégeait au milieu des Irlandais qui applaudissaient. Dans leurs meetings, les Unionistes tirent parti de cette question du Home rule et c’est assurément un atout dans leur jeu.

Mais les Libéraux ont un atout également dans une dernière question : la question de la terre. J’ai parlé de cette chanson que j’ai entendu chanter dans les meetings radicaux et dont le refrain est : « C’est la terre, la terre, la terre qu’il nous faut. » Le paysan anglais veut la terre, ou plutôt l’ouvrier agricole, car il n’y a pas en Angleterre, à proprement parler, de paysans comme en France. D’après une statistique anglaise, quatre-vingt-quatre pour cent du sol cultivé appartiendrait à 38 000 propriétaires, et de ces quatre-vingt-quatre pour cent, le sixième serait détenu par quatre cents familles, tous des Lords. Aussi un journal conservateur, le Evening Standard, déplore-t-il, dans un article très bien fait, qu’il n’y ait en Angleterre que 30 000 paysans propriétaires et il compare ce chiffre avec regret au million de propriétaires Allemands, aux cinq millions de propriétaires Français. Les conservateurs à esprit un peu large, avec lesquels j’ai causé, conviennent qu’il y a certains abus de la propriété foncière, abus de parcs, de pleasure grounds, de terrains consacrés à la chasse. La transformation en prairies de terres qui étaient autrefois en blé a diminué la main-d’œuvre agricole et augmenté la misère, qui est grande dans les campagnes. Enfin, la loi minière anglaise ne distingue pas, comme la nôtre, la propriété du fonds de celle du tréfonds. C’est le propriétaire de la surface qui est propriétaire du tréfonds. Il peut à son gré l’exploiter ou ne pas l’exploiter, et si la plupart le font pour augmenter leurs revenus, car la terre rapporte peu, cependant il peut dépendre d’un grand seigneur opulent ou entêté, qui ne voudrait pas diminuer son immense parc, de laisser improductives des richesses considérables.

Toutes ces questions préoccupent les conservateurs avisés. C’est ainsi que, dans une lettre, publiée évidemment à dessein, M. Balfour a indiqué un plan assez compliqué, et que je n’ai pas très bien compris, mais qui ne s’appliquait qu’à l’Ecosse. Il s’agissait de décongestionner les régions trop peuplées, du moins par rapport à la population qu’elles pouvaient nourrir, et de peupler d’autres régions désertes. Il s’agissait aussi de faciliter par un système de prêts l’achat de la terre, comme en Irlande. Cette question de la terre n’a pas été traitée dans les meetings urbains auxquels j’ai assisté, mais je ne serais pas étonné qu’elle jouât son rôle dans les élections rurales, et certainement il y a, comme on dit vulgairement, quelque chose à faire.

L’Angleterre ne serait plus l’Angleterre si la question religieuse ne jouait pas un rôle dans les élections, car, en ce pays, elle est mêlée à tout. Je dois dire que je ne l’ai pas entendu traiter, directement au moins, dans les meetings. Si j’y ai entendu prononcer le nom de Dieu, c’est pour le prier de détourner de l’Angleterre telle ou telle calamité, la calamité unioniste, disent les uns, la calamité libérale, disent les autres. Mais la question est soulevée fréquemment dans les journaux à propos de l’Education Bill. La question scolaire est si compliquée en Angleterre que je n’essaierai pas de la résumer dans ces brèves notes, et d’ailleurs, je ne la connais qu’imparfaitement. En gros, je sais seulement ceci.

Les conservateurs veulent maintenir l’enseignement religieux dans les écoles publiques, et c’est le principe qu’a fait triompher l’Education Bill du dernier gouvernement unioniste, l’enseignement anglican bien entendu, ce qui ne les a pas empochés de décider, fort libéralement, que des subventions pourraient être accordées aux écoles libres, y compris les écoles catholiques, où un enseignement religieux différent serait donné. Les Libéraux au contraire voudraient séculariser, c’est le mot dont ils se servent, les écoles publiques. Ils avaient même fait passer un bill en ce sens à la Chambre des Communes, et c’est un des bills qu’ils reprochent à la Chambre des Lords d’avoir rejetés. Comme dans aucun de leurs meetings, au moins à ma connaissance, ils n’ont reparlé de ce bill, j’en conclus qu’ils ne le tiennent pas pour très populaire. Mais s’ils reviennent au pouvoir, la question reviendra avec eux ; il est naturel que ceux qui ont avant tout à cœur les choses religieuses s’en préoccupent à l’avance et que la question soit soulevée par eux dans les journaux.

Comment, au point de vue religieux, se répartiront les votes ? Il est hors de doute que tout ce qui tient, de près ou de loin, à l’Église anglicane, votera contre le gouvernement. Lors de la discussion dans la Chambre des Lords, quelques Lords spirituels ont bien conseillé aux Lords de voter le budget, où ils ont pu trouver certaines choses justes. Mais aucun ne désire voir revenir un gouvernement qui séculariserait l’enseignement dans les écoles publiques et réformerait brutalement la Chambre des Lords dont ils seraient peut-être exclus. L’évêque d’Hereford seul, autant que je puis savoir, a, ces jours derniers, conseillé à ses ouailles de voter pour les Libéraux. Tous les autres évêques ou archevêques qui ont publié des mandemens ont, en termes mesurés, conseillé de voter en faveur des candidats qui s’engageraient à maintenir l’enseignement religieux. Les Unionistes peuvent compter sur l’unanimité des voix anglicanes.

Comment voteront les non-conformistes, c’est-à-dire ceux qui, — et le nombre en est grand, — se sont séparés de l’Église établie et appartiennent à différentes sectes religieuses ? Ils semblent divisés. Tous les jours apparaissent dans les journaux des manifestes contradictoires, émanant de telle ou telle société religieuse. Les uns déclarent qu’ils voteront pour les Unionistes parce que ceux-ci maintiendraient l’enseignement religieux dans toutes les écoles, anglicanes ou non : les autres déclarent au contraire qu’ils voteront contre les Lords, les uns par hostilité contre l’Église Anglicane, les autres parce que les Lords ont rejeté le Licensing Bill qui aurait refréné les progrès de l’alcoolisme. De quel côté sont les gros bataillons ? Il n’y a guère de doute qu’ils ne soient du côté libéral.

Enfin, comment voteront les catholiques ? J’aurais beaucoup aimé m’entretenir de la situation des catholiques en Angleterre avec Mgr Bourne, l’archevêque de Westminster ; malheureusement, il restera absent de Londres jusqu’au 18, et je soupçonne cette absence d’être un peu diplomatique. Mais, avant de partir, il a parlé, ainsi que ses collègues de l’épiscopat catholique, et parlé avec beaucoup de sagesse et de mesure. Ils ont demandé aux catholiques de n’accorder leurs voix qu’à des candidats qui s’engageraient à maintenir les subventions actuellement accordées aux écoles catholiques. C’est une manière indirecte de les encourager à voter pour les candidats unionistes. Mais tous les catholiques suivront-ils ce conseil ? Les catholiques Anglais, oui, mais pas, en tout cas, les Irlandais d’Irlande chez qui l’emporte avant tout la passion d’obtenir le Homo rule. Quant aux Irlandais, assez nombreux, établis en Angleterre, le désir de voir passer un candidat libéral partisan du Home rule l’emportera-t-il sur la crainte de voir succomber leurs écoles privées de subventions ? C’est très probable, mais c’est une inconnue.

Enfin, comment voteront les Juifs, peu nombreux assurément, mais dont l’appoint peut peser d’un certain poids ? Lord Rothschild s’est ouvertement prononcé en faveur des Unionistes. M. Lloyd George a été accusé d’avoir attaqué les Juifs dans je ne sais quelle circonstance. Il s’en est vivement défendu, et, dans une lettre rendue publique, il a fait un grand éloge de leur race. Des lettres courtoises viennent d’être échangées entre lord Rothschild et lui. De quel côté est la plus grosse partie de ce très petit bataillon ? Encore une inconnue.

On voit que les inconnues ne manquent pas, et l’on comprend qu’un pauvre étranger, en Angleterre depuis cinq jours, soit embarrassé de prédire quand les Anglais de sens rassis vous disent qu’ils ne savent que penser. Aussi m’en abstiendrai-je.

Ces questions si diverses commencent à surexciter les passions. Les esprits s’échauffent. Il y a eu des coups échangés, des œufs pourris jetés dans certaines réunions ; mais cela est sans importance, les meetings populaires anglais ayant toujours été un peu grossiers. Ce qui est plus grave, c’est que le ton des polémiques entre hommes politiques appartenant parfois au même monde et au même milieu est beaucoup moins courtois qu’il n’est habituellement, m’assure-t-on. De regrettables attaques personnelles se sont produites ; beaucoup de Lords ont été pris à partie dans leur vie privée. On a, dans une réunion libérale, parlé avec dureté de M. Chamberlain, disant qu’il était incapable même de comprendre et de signer les lettres qui paraissaient sous son nom. Son fils Austen a répondu en parlant de mensonge. Les familles sont divisées entre elles ; les conversations dans les châteaux ou les dîners en ville deviennent difficiles. Il est temps que cela finisse, et il y en a encore pour la semaine et même au-delà, car si les premières élections ont lieu le 15, les autres s’échelonneront pendant la durée du mois.

Officiellement, le Parlement n’a été dissous que cet après-midi par une proclamation du Roi, « qui a jugé convenable (fit) de le faire et qui a plaisir à convoquer un nouveau Parlement pour s’entourer des avis des représentans de la nation. » Je ne sais pas si la dissolution de l’ancien Parlement et la convocation du nouveau ont causé tant de plaisir au Roi, mais c’est la formule officielle. Cependant, nul n’a le droit de dire qu’il penche d’un côté ou d’un autre. Son attitude est d’une correction parfaite. Unionistes et Libéraux sont d’accord pour lui rendre cet hommage. Des libéraux, inclinant fort vers le radicalisme, m’ont dit que toute trace de sentimens républicains avait disparu en Angleterre depuis la mort de Bradlaugh, et que jamais le sentiment monarchique n’y avait été plus fort. La personne du Roi y est pour beaucoup.

Les élections commenceront donc le samedi 15. Quelques députés non contestés seront même renommés dès le 14. Soixante-seize députés seront nommés ce jour-là ; dont douze à Londres. Mais, comme ce sont tes Returning officers, qui ont la charge de convoquer les électeurs, et comme une grande latitude leur est laissée jusqu’à une certaine date, les élections se succéderont dans tout le royaume, de jour en jour, jusqu’au 28 janvier. Il y en a donc pour quinze jours encore d’agitation et de meetings. Par décision de la Chambre des Communes, décision usuelle du reste, aucun Lord n’a le droit de prendre la parole pendant la période électorale dans une réunion. Attaqués avec violence, comme ils le sont, et le seront encore, ils ne pourront plus se défendre. Je ne trouve pas cela fair play. Mais les Libéraux allèguent que ce sont eux qui ont provoqué et qui ont tiré les premiers. N’empêche, cela me paraît un peu abusif et je me demande si les Lords auront la constance de rester fidèles à cet usage. Il est vrai que leurs femmes parlent à leur place. Lady S… a présidé une grande réunion au lieu de son mari. Quand les femmes s’y mettent…


Birmingham, mardi 11 janvier.

« Quand Birmingham conduit, l’Angleterre suit, » a écrit, voici déjà quelques jours, le vieux Joë que, malgré son état de santé, les affiches continuent de représenter avec son perpétuel monocle vissé dans l’œil et une fleur à la boutonnière. C’est pourquoi j’ai été hier à Birmingham. Birmingham est en effet le fief électoral de M. Chamberlain ; c’est là qu’il y a sept ans, il a prononcé son premier discours en faveur du Tariff Reform. « Il faut sept ans pour qu’une idée juste fasse son chemin à travers les esprits anglais, » a dit autrefois Bright. Aussi les partisans du Tariff Reform aiment-ils à se rappeler cette parole qu’ils considèrent comme prophétique. Ce n’est pas malheureusement pour entendre M. Chamberlain lui-même que je vais à Birmingham, ni même son fils, qui y a prononcé samedi un très vigoureux discours. J’avais été invité, de la façon la plus aimable, à y assister, mais je n’ai pas pu, étant encore à Brighton. J’y vais au contraire pour entendre M. Winston Churchill.

M. Winston Churchill est, dans le Cabinet, ce que nous appellerions Ministre du Commerce. Il y a, de sa part, une certaine audace à venir planter ainsi le drapeau du Free Trade dans une ville complètement acquise aux principes de la protection. Tous les sept députés de Birmingham sont en effet Unionistes. Mais quatre sièges leur sont cependant disputés par des Libéraux, et, bien que tout le monde soit d’accord que ces derniers n’ont aucune chance, cependant M. Winston Churchill, qui était avant-hier en Ecosse, où il se présente, — hier il jouait au golf, — qui sera demain je ne sais où, toujours parlant, a cru de son devoir de venir les soutenir, il a compté sans doute que cette audace même produirait quelque effet. Le pluck n’est pas ce qui fait défaut au descendant de Marlborough qui volontiers « s’en va-t-en guerre, » au fils de lord Randolph et de la belle et célèbre lady Randolph, aujourd’hui Mrs Cornwallis West. En sera-t-il récompensé ? L’événement le dira.

Je débarque donc à Birmingham. Je ne sais si c’est parce que l’annonce du meeting où M. Winston Churchill doit prendre la parole a attiré beaucoup de monde, mais l’hôtel qu’on m’avait indiqué est plein, et je suis obligé de me loger en face. A peine débarqué, je reçois une très aimable invitation à dîner. Je m’y rends avec empressement, et j’ai le plaisir de dîner non seulement avec Mr Winston Churchill, mais avec sa femme qui l’accompagne partout, sa belle-mère, venue tout exprès et son beau-frère, un jeune officier de marine, « qui est conservateur, me dit en riant Mrs Winston Churchill et qui va peut-être poser des questions embarrassantes à mon mari. » On me dit que le candidat unioniste est un cousin germain de Mrs Churchill et, en sortant pour nous rendre au meeting, nous le rencontrons dans l’escalier.

La réunion a lieu assez loin ; nous nous y rendons en moto car. A peine suis-je arrivé qu’on me conduit dans la salle où la réunion doit avoir lieu. On m’a ménagé, avec beaucoup de bonne grâce, un petit coin sur la plate-forme déjà bondée de monde, où je serai placé de façon à voir à la fois l’auditoire et la figure de l’orateur dont les assistans de la plate-forme ne voient au contraire que le dos. Mon entrée par un petit couloir donne lieu à une singulière méprise qui, heureusement, ne dure qu’un instant. On me prend pour M. Winston Churchill. L’orgue joue, on commence à applaudir. Heureusement l’agent qui me conduit fait un signe de la main qui arrête l’orgue, sans quoi j’aurais fait une assez sotte figure. Je regarde la salle. Nous sommes dans un bâtiment qui appartient aux Quakers, the Friend’s Institute. Sur les murailles sont peints, en lettres d’or, des versets tirés des Psaumes de Jérémie, d’Ezéchiel. Mais elles sont momentanément décorées ou plutôt déshonorées par des affiches, toutes dirigées contre les Lords. Une immense caricature représente un vieux Lord, avec un manteau rouge, une couronne de pair sur la tête, et qui déchire une grande feuille de papier. Cette feuille de papier, c’est la Constitution. D’autres affiches sont plus directement encore tournées contre eux. « Les Lords contre le peuple. » « Les Lords veulent taxer la nourriture du pauvre. » C’est contre les Lords évidemment que la réunion va être dirigée. La salle est boudée. Les galeries supérieures sont remplies également. Il y a du monde debout dans les couloirs. L’auditoire me semble surtout composé d’ouvriers aisés, de petits bourgeois. Pas de femmes : on a peur des suffragettes.

Enfin M. Winston Churchill arrive. A son entrée, qui a lieu aux sons de l’orgue, il est salué par des acclamations enthousiastes ; chapeaux levés en l’air, mouchoirs agités ; je me crois encore à Bath ou à Brighton, mais l’ensemble de ces acclamations, dans une ville où la majorité appartient assurément aux Unionistes me montre que la réunion est aussi une réunion truquée. M. Winston Churchill s’assoit, ayant à ses côtés sa femme ; après vient sa belle-mère, puis son beau-frère. A la prochaine réunion, unioniste ou libérale, je m’attends à voir aussi les enfans avec leur bonne. Le chairman prononce un petit discours, très court, où il remercie Mrs Winston Churchill de sa présence et de l’appui qu’elle prête à son mari dans la campagne électorale. On applaudit, et Mrs Winston Churchill, un peu pâle, salue avec grâce. Puis M. Winston Churchill se lève. Nouvelle tempête d’applaudissemens, et l’assistance entonne l’air : « He’s a jolly good fellow, » et l’orateur commence.

Quelques minutes d’attention suffisent pour me convaincre que lui aussi est orateur. La voix est claire et sonore, malgré un léger embarras de prononciation, le geste fréquent, ample et expressif, « le geste qui achève la parole, » disait Lacordaire. Tantôt, par une habitude assez fréquente évidemment chez les orateurs anglais, car je l’ai remarqué plusieurs fois, il prend à deux mains, dans les momens familiers, les revers de sa redingote. Tantôt, quand il développe le programme du futur gouvernement libéral, il étend la main en avant, comme s’il voulait percer l’avenir. Tantôt il fait un geste du pied pour marquer le mépris avec lequel il repousse certaines assertions. Sa physionomie est intéressante à observer dans ses transformations rapides. L’expression sarcastique est celle qui domine, mais parfois cette physionomie s’émeut et les larmes semblent un instant sur le point de lui venir aux yeux quand il évoque le souvenir de son père, en s’appuyant de cet exemple, tout en reconnaissant loyalement que celui-ci était resté Unioniste. Je ne puis m’empêcher d’établir, dans ma pensée, une comparaison entre lui et lord Curzon, que j’ai entendu il y a quelques jours. Lord Curzon a, dans sa parole, plus de charme et d’élégance ; M. Winston Churchill a plus de chaleur et de force. L’un est fait pour parler dans la Chambre des Lords, l’autre dans la Chambre des Communes, et chacun y est bien à sa place. M. Winston Churchill a la parole plus distinguée que celle de M. Asquith. On sent qu’il n’appartient pas au même milieu. C’est un grand seigneur qui s’est fait quelque peu tribun, et c’est évidemment à lui que lord Curzon pensait lorsqu’il a fait allusion à Caïus Gracchus. Pour convaincre une assemblée, j’aurais plus de confiance en lord Curzon, mais pour soulever les masses en M. Winston Churchill. Quant à son discours, il le dirige presque tout entier contre la Chambre des Lords, qu’il accuse d’avoir violé la Constitution. A ses yeux, les libertés anglaises sont mises en péril par eux. A ce moment, on entend dans la galerie supérieure une vocifération aiguë. C’est une suffragette qui manifeste. Aussitôt elle est empoignée (je ne puis pas me servir d’un autre mot), précipitée du haut des gradins, et mise assez rudement à la porte par les policemen. Je vois à ce moment passer un nuage sur la figure de Mrs Winston Churchill.

L’orateur, un instant interrompu, reprend. Il met à profit, habilement, un mot assez malheureux peut-être de lord Lansdowne qui, voulant défendre la Chambre des Lords contre le reproche d’obstruction systématique, a dit, après avoir énuméré un certain nombre de bills adoptés par la Chambre des Communes : « We have allowed these bills to pass. Nous avons permis à ces bills de passer. » Et il voit, dans cette expression dédaigneuse, un outrage insupportable. Aussi s’élève-t-il avec force contre le principe d’une Chambre héréditaire, sans se prononcer cependant contre le principe d’une seconde Chambre, mais sans dire comment cette seconde Chambre devrait être composée. Il y a quelque chose d’un peu étrange à entendre critiquer le principe de l’hérédité par ce représentant d’une grande race qui, malgré son rare et incontestable mérite, ne serait peut-être pas arrivé si rapidement à la haute situation qu’il occupe, — il a trente-trois ans, — s’il n’avait bénéficié de ce principe, au moins à ses débuts. Son discours, assez sarcastique, contient aussi quelques personnalités, mais sans dépasser la limite de la bonne compagnie. M. Winston Churchill termine par une péroraison éloquente où il fait appel aux souvenirs de Birmingham dans le passé. Il rappelle la part que ses habitans ont prise à la grande réforme électorale de 1832, et une manifestation monstre qu’ils avaient organisée dans une plaine voisine de la ville, et qui, par sa solennité, contribua assurément à imposer le Bill de réforme aux Lords. Il les adjure de se montrer fidèles à ces grands souvenirs.

A peine s’est-il assis au milieu des applaudissemens qu’il est obligé de se relever. Dans une grande salle, située dans les sous-sols du bâtiment, se tient en effet en ce moment une autre réunion, ce qu’on appelle : an owerflow meeting, c’est-à-dire une réunion composée de ceux qui n’ont pas pu pénétrer dans la salle d’en haut. Nous nous y rendons, car nous y sommes attendus : nous, c’est-à-dire M. Winston Churchill, sa femme, sa belle-mère… et moi, car je suis invité à les suivre, et je finis par m’imaginer que j’ai l’honneur d’appartenir à la famille Churchill. L’aspect de l’assistance est beaucoup plus populaire. Tout le monde est debout : le chapeau ou plutôt la casquette sur la tête. Pas de plate-forme, ni de place privilégiée ; trois ou quatre chaises sur une estrade en planches, assez grossière, et c’est tout. M. Winston Churchill recommence, en d’autres termes, son réquisitoire d’en haut contre la Chambre des Lords, avec un peu plus d’âpreté peut-être. Chose singulière ! je constate tout de suite (et lui-même me confirme plus tard dans cette impression) que cet auditoire démocratique lui est moins entièrement favorable que celui des bourgeois d’en haut. Il n’y a guère que la moitié ou tout au plus les deux tiers qui manifestent pour lui. Les autres l’écoutent en silence, mais sans se livrer à des manifestations grossières comme les radicaux de Brixton contre le duc de Norfolk. Après avoir parlé plus d’une heure en haut, il parle encore près de trois quarts d’heure en bas, sans que sa voix ou son geste faiblissent un instant. C’est un vrai tempérament d’orateur et il estnu reste connu pour cela. Puis nous remontons, car la réunion a continué de se tenir en haut, et le candidat libéral a parlé. Le meeting tirait cependant à sa fin. Une résolution en l’honneur de M. Winston Churchill est votée à l’unanimité, moins une voix, ou plutôt moins deux mains levées presque en riant. Et le meeting se disperse, après avoir entendu le God save the king que l’orgue accompagne et que tout ce monde radical chaule à pleine voix. L’avouerai-je ? oui, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? Je n’entends jamais ce chant sans émotion et sans regrets, surtout s’il est vrai, comme je l’ai lu quelque part, que ce chant vienne de France où il aurait été composé. Je voudrais, à tous les points de vue, que nous l’eussions gardé.

Je suis très aimablement retenu à souper. Le souper fini. J’ai une assez longue et très intéressante conversation avec M. Winston Churchill. Je ne me crois pas plus le droit de répéter ce qu’il m’a dit que ce que m’a dit lord Curzon. J’ai l’impression d’un esprit très ouvert, hardi, audacieux même. « Il faut, s’est-il écrié dans son discours, aller toujours de l’avant : ne reculer jamais. » Je comprends que lord Curzon l’ait comparé à Caïus Gracchus. Je ne connais pas assez à fond mon histoire romaine pour savoir si Caïus Gracchus avait aussi une femme charmante.

Sur les cinq principaux orateurs qui tiennent la plate-forme devant le public non seulement anglais, mais continental, j’en ai donc entendu trois, M. Asquith, lord Curzon, M. Winston Churchill. Il y en a deux que je regrette de n’avoir pas eu l’occasion d’entendre : M. Lloyd George et M. Balfour. J’avais une lettre d’introduction pour M. Lloyd George que M. Winston Churchill m’avait très aimablement donnée ; malheureusement, dans son ardeur infatigable, il a quitté Londres avant-hier, pour continuer sa campagne de discours et je ne l’ai pas trouvé dans la modeste petite maison de Downing Street où est son appartement particulier. On connaît son genre d’éloquence ; elle est réelle, mais familière et triviale jusqu’à la grossièreté. Mignet, à propos de Mirabeau, parlait des « familiarités de la force. » M. Lloyd George a ces familiarités, ce qui ne veut pas tout à fait dire qu’il soit Mirabeau. Par ces violences, il a, m’assure-t-on, enlevé plus de voix aux Libéraux qu’il ne leur en a amené, mais ce sont des Unionistes qui disent cela.

L’autre orateur que je regrette de n’avoir pas entendu, c’est M. Balfour. Malheureusement il est en Ecosse. Ce matin même j’ai lu avec beaucoup d’admiration un grand discours prononcé par lui à Glasgow. Il doit être, pour peu qu’il ait, ce que j’ignore, la voix et le geste, un admirable orateur parlementaire. La composition de ses discours est parfaite, la forme élégante. Ce sont un peu des discours de doctrinaire. C’est peut-être à cause de cela que j’ai un faible pour eux. Dans ce discours, il a très habilement défendu le principe de l’hérédité, et montré combien l’hérédité monarchique était nécessaire au maintien de l’Empire anglais. « Que voulez-vous que cela fasse, s’est-il écrié, à un prince indien qu’Asquith ou Balfour soit au pouvoir ? Il ne connaît qu’une seule personne : le Roi. » Mais je dirai de lui, après l’avoir lu, ce que j’ai dit de lord Curzon après l’avoir entendu : A-t-il ce qu’il faut pour entraîner et conduire les masses ? Je le voudrais, mais j’en doute un peu.


Jeudi 13 janvier.

J’ai passé hier une soirée un peu dure, mais très intéressante, divisée, à peu près en deux parties égales. De six heures et demie à huit heures et demie, j’ai accompagné l’agent d’un candidat radical qui faisait son métier de canvasser dans un faubourg de Londres. De neuf heures et demie à minuit, j’ai accompagné un colonel de l’Armée du Salut qui m’a fait assister à une distribution de soupes et m’a mené voir un des principaux établissemens de l’Armée.

Le canvassing, en temps d’élection, est quelque chose de tout à fait particulier. Naguère, la femme d’un candidat m’a demandé de lui traduire ce mot en français. Je n’ai pas pu. Le cuirasser est un agent parfois rétribué, généralement volontaire, qui, dans les villes ou les villages, va de porte on porte, recommander le candidat aux électeurs. Les journaux des deux partis sont remplis d’appels aux canvassers de bonne volonté auxquels ils demandent de se faire inscrire au comité de leur circonscription. Les femmes sont les plus ardentes et les meilleures canvassers, surtout dans la campagne, et comme tout le temps des candidats est pris par les meetings, ce sont les femmes des candidats qui font les visites pour eux durant la période électorale. Ce n’est cependant pas une femme que je dois accompagner ce soir. Le fils de M. Millet, l’ambassadeur, l’auteur de ces très intéressantes Notes anglaises sur les élections que le Temps a publiées durant ce dernier mois, est en relations personnelles avec un des canvassers du candidat libéral dans la circonscription de Peckham, un des faubourgs populeux de Londres. La lutte dans cette circonscription est particulièrement ardente. Aux dernières élections générales, elle avait nommé un Libéral. La circonscription étant devenue vacante par la mort de celui-ci, elle a nommé à sa place un Unioniste ; c’est donc pour les Libéraux un siège à reconquérir, et ils s’y emploient avec ardeur. Les canvassers de bonne volonté sont nombreux. C’est avec l’un d’eux que nous avons rendez-vous à sept heures, au siège du comité libéral de Peckham. André Chevrillon, que la même curiosité a appelé à Londres, est de la partie. C’est une vraie bonne fortune pour moi. que de rencontrer ce compagnon de tournée, et de pouvoir échanger avec lui des réflexions sur les choses anglaises qu’il connaît beaucoup mieux que moi, et dont il a si bien parlé. Nous partons de Westminster Bridge et, de tramways en tramways, nous finissons par arriver à Peckham. En cours de route, croisant à chaque instant d’autres tramways, bondés de monde, je suis frappé du mouvement, de l’animation de ces grandes artères des faubourgs de Londres, de l’éclat des lumières dans les boutiques et les marchés en plein vent. Toujours et partout, la vie intense. Les affiches sont beaucoup plus nombreuses ici qu’à Londres. Il y a aussi des boutiques où sont exposés les produits étrangers qui viennent faire concurrence au commerce anglais. Je voudrais y entrer, mais l’heure du rendez-vous nous presse. Nous arrivons au siège du comité libéral dont les murs sont tapissés d’affiches. Les Libéraux jouent moins de l’affiche que les Unionistes, et leurs affiches sont moins frappantes. L’une est cependant de nature à faire impression. Une femme du peuple est représentée en haillons, entourée d’enfans, les mains jointes ; elle s’écrie : Pray dont let them tax their food, dit-elle. « Je vous en prie, ne laissez pas taxer leur nourriture. » Le bureau est rempli de canvassers de bonne volonté ; des femmes, des jeunes filles mettent des lettres ou des brochures sous bande. Celui qui nous attend est un tout jeune employé de banque. Il travaille l’après-midi dans la Cité, et il consacre ses soirées au canvassing. Nous partons avec lui et, quittant la grande rue, nous nous engageons dans une rue latérale qui lui a été confiée. Il a des fiches sur lesquelles sont inscrits les noms et les numéros de chaque électeur. La rue est longue, triste, assez déserte, bordée de petites maisons basses à un étage, habitées par un seul ménage, car l’ouvrier anglais ne vit pas comme l’ouvrier français dans un caravansérail. Chacun a son home qu’il paie, me dit-on, de cinq à six cents francs. Nous sommes ici dans un quartier ouvrier, plutôt que dans un quartier pauvre. Notre canvasser commence sa tournée, et il nous assure que la présence de trois Français qui le suivent ne le gêne nullement et ne portera aucun ombrage. Je ne m’imagine pas un agent électoral français faisant sa tournée flanqué de trois Anglais. Nous sommes en chapeau mou et avons cru bien faire. Lui est en chapeau haut de forme ; c’est une politesse pour l’électeur auquel il fait visite. Les fiches qui lui ont été remises ne portent aucune indication quant aux opinions de l’électeur. Le but de ses visites est précisément de s’en informer. Nous allons de porte en porte, sans en sauter une, sauf celles des public houses. Il est notoire en effet que tous les débitans sont pour les Lords, auxquels ils savent gré d’avoir rejeté le Licensing Bill, et ce n’est peut-être pas le plus beau de l’affaire des Lords. Parfois il n’est pas besoin de demander à l’électeur pour qui il est. Le nom du candidat pour lequel sont ses préférences est imprimé sur une étroite bande de papier, rouge si c’est l’Unioniste, bleu si c’est le Libéral et collée à sa fenêtre ou sur sa porte. Notre canvasser, qui porte lui-même une rosette bleue à sa boutonnière, ne s’arrête presque pas chez les électeurs libéraux ; mais le nombre de ceux qui s’affichent comme tels ne paraît pas très grand. Il insiste au contraire quand l’électeur répond qu’il est pour le candidat unioniste. Le canvasser entame alors, sur le pas de la porte, une discussion en règle avec lui. La discussion prend tout de suite une tournure pratique. Mais il n’est question entre les deux interlocuteurs que du Tariff Reform, et nous échangeons, Chevrillon et moi, cette réflexion qu’en France la discussion avec un ouvrier radical ou socialiste prendrait probablement tout de suite une tournure doctrinale et que de grands mots seraient prononcés. Rien de tel ici. L’ouvrier discute d’une façon presque terre à terre, avec des argumens positifs et répond, ma foi ! fort bien, aux argumens libre-échangistes du canvasser. L’un, qui est charpentier, se plaint de la concurrence des cercueils américains qui arrivent pleins d’allumettes. Un autre dit que cela lui est égal de payer un peu plus cher sa nourriture s’il a du travail et si ses salaires sont plus élevés. Nous sommes surtout frappés de l’intelligence d’un vieil ouvrier, aux yeux brillans, qui a travaillé en pays étranger, répond du tac au tac aux argumens du canvasser et ne se laisse pas démonter un instant. Avec un air de protection il l’appelle ; my boy. « Celui-là est un black leg, nous dit notre guide avec découragement. Il n’y a rien à faire avec lui, il ne fait partie d’aucune Trade Union. » De la question constitutionnelle, des libertés de l’Angleterre menacées par la Chambre des Lords, il n’a pas été jusqu’à présent une fois question, je dis pas une fois, et cela montre combien, au moins dans les milieux populaires, la question du Tariff Reform prime toutes les autres. Étonnés, nous posons nous-mêmes la question « Que pensez-vous des Lords ? » « Je n’ai rien contre les Lords : que ferions-nous sans eux, » répond le charpentier. » Et les autres, qu’en pensent-ils, » demandons-nous ? — « Les autres, ils pensent surtout à eux-mêmes. » — Et, comme nous insistons un peu : « J’aime deux choses, dit ce brave homme, d’abord le Roi, ensuite les Lords. » Notre canvasser libéral paraît un peu découragé : voilà une vingtaine de maisons que nous tenons. Il se fait tard, et j’ai donné rendez-vous à neuf heures, à Charing Cross Hotel, au colonel de l’Armée du Salut, qui doit être mon guide. J’abandonne mes deux compagnons qui, mourant de faim, restent dans le quartier pour dîner, et je prends un bus qui me mènera tout droit à Charing Cross.

Mon colonel m’attendait ponctuellement à Charing Cross Hôtel. C’est une vieille connaissance pour moi, car il y a trois ans, nous avons déjà fait ensemble une tournée dans Londres dont j’ai rendu compte dans un journal. Je me repose un quart d’heure au bar, en prenant deux sandwiches et un verre de bière, et pendant ce temps-là, mon guide m’explique ce que nous allons faire. Je lui dis qui ce qui m’intéresse ce sont les sans-travail. Il sait que je voudrais en voir le plus grand nombre possible. Aussi, me propose-t-il de me mener d’abord aux environs de Drury-Lane voir ce qu’on appelle the King’s tent, c’est-à-dire une tente où l’on reçoit un certain nombre de sans-travail. Puis nous descendrons sur les quais de la Tamise où se rassemblent les sans-travail dont l’Armée du Salut prend soin ; nous irons les voir manger la soupe et se coucher. Ainsi soit fait. Nous parlons.

Nous suivons le Strand assez longtemps. Boutiques brillamment éclairées, cinématographes, public houses. Au milieu de cet air de luxe et de fête, je remarque, suivant le même trottoir que nous, ne demandant pas l’aumône, ni autre chose, deux femmes jeunes encore, présentant le dernier degré de la misère, de la saleté et de l’abjection. Le jupon de l’une d’elles paraît fait d’une sorte de toile qui aurait servi à envelopper du charbon. Je doute que deux femmes ainsi mises se promenassent sur le trottoir des boulevards ou de la rue de la Paix sans exciter la compassion publique. Ici, personne n’y fait attention, sauf mon compagnon et moi, et cette indifférence même produit une impression assez pénible. Nous quittons le Strand pour aller visiter the King’s tent. En effet, sous une tente, un certain nombre de malheureux scient des planches ou des pavés de bois pour en faire des petits fagots d’allumage. C’est un atelier d’assistance par le travail, beaucoup moins bien installé que les nôtres. Puis nous descendons une rue en pente, et enfin un escalier qui nous conduit sur ce qu’on appelle l’embankment. Là ont commencé à se rassembler les malheureux qui sont sans travail et qu’attire la perspective d’une bonne soupe et d’une nuit passée au chaud. Leur file, déjà très longue, s’allonge de plus en plus ; ce n’est qu’à onze heures que les hommes de l’Armée du Salut doivent arriver. J’examine d’aussi près que je peux ces malheureux, évitant cependant tout ce qui aurait un air de curiosité blessante. Ils sont tous plus ou moins en guenilles, l’air abattu et misérable ; il y a plus de jeunes gens et d’hommes dans la force de l’âge que de très vieux. J’imagine que les très vieux prennent leur parti de s’abandonner au Workhouse. Ceux-ci luttent encore pour vivre librement, et ils préfèrent la nuit qu’ils vont passer sous un des toits de l’Armée du Salut à l’hospitalité : du Casual ward du Workhouse, qui les abriterait une nuit seulement et leur ferait payer cette hospitalité au prix d’un travail assez dur. Leur aspect est misérable. Quelques-uns fument cependant. Il souffle un vent très froid dont je ne laisse pas que de souffrir ; mais je suis un peu honteux, vis-à-vis de ces pauvres diables, de mon manteau de fourrure. Tout en attendant, mon guide, avec qui je cause, me confirme que le nombre des sans-travail va augmentant depuis plusieurs années. Il y a, me dit-il, en Angleterre, à l’heure actuelle, plus de 60 000 vagabonds qui n’ont ni feu, ni lieu, ni travail. Dans ses seuls asiles, l’Armée du Salut vient en aide à plus de 20 000. À ma demande s’il n’y a pas, dans cette triste foule que j’ai sous les yeux, un certain nombre de paresseux qui ne tiennent pas à travailler, mon colonel répond que c’est une petite minorité et que le plus grand nombre pourrait être relevé par le travail agricole, puis par l’envoi aux colonies, suivant un procédé qu’il m’explique. Pendant que nous devisons ainsi par le froid, la longue file de ces malheureux s’ébranle. Les officiers de l’Armée du Salut sont arrivés, et la distribution des tickets a commencé. Ces tickets leur donnent le droit de se présenter, dans l’un quelconque des nombreux asiles que l’Armée du Salut possède dans Londres. Ils y recevront une soupe, un morceau de pain et ils pourront y passer la nuit. Nous allons savoir, par le nombre des tickets distribués, combien ils étaient grelottans sur le quai, en attendant l’heure, bien tardive, où ils pourraient manger quelque chose, et se réchauffer. Seize cents !

La plupart d’entre eux se dirigent au pas de course, sans doute pour se réchauffer, vers un asile voisin, au moins relativement, dont ils paraissent tous connaître le chemin. Nous faisons une partie de la route en tramway, car il est onze heures et demie, et je dois avouer à mon guide que, marchant sans m’arrêter depuis sept heures du soir, je suis rendu de fatigue. Le bâtiment est situé non loin de Westminster Bridge, et de là, en quelques minutes, nous arrivons par une petite rue obscure, à un grand bâtiment où les pauvres diables vont passer la nuit. C’est une ancienne fabrique de billards que l’Armée du Salut a louée. À chaque entrant on remet un bol de soupe et un morceau d’un excellent pain blanc. Ils montent par un escalier étroit et remplissent successivement deux grandes salles garnies de bancs en bois. C’est sur ces bancs ou par terre qu’après avoir mangé, ils vont dormir jusqu’à quatre heures du matin. À cette heure matinale, on est obligé de les renvoyer. Sans cela l’asile serait assimilé à un Lodging House et soumis à une législation spéciale. Je m’assois au milieu d’eux. Je ne crois pas devoir faire comme John Burns qui est venu une fois goûter de leur soupe. Il y aurait là de ma part une affectation. Mais je les regarde avec une compassion infinie. Évidemment, il y a parmi eux des déclassés, des paresseux, mais la grande masse me paraît se composer de vaincus de la vie, d’hommes qui auraient pu, qui auraient voulu mieux faire et qui n’ont pas réussi. J’ai vu bien des misères, mais je n’ai rien contemplé d’aussi triste que cet amas de déchets humains. Sachant que c’est un sentiment profondément religieux qui rassemble les soldats de l’Armée du Salut et entretient leur zèle, je m’étonne qu’on ne profite pas de cette occasion pour adresser à ces hôtes de passage quelques chrétiennes paroles. Mais on me dit, et je le crois, que ces malheureux sont tellement fatigués de leur journée passée à rôder qu’ils s’endormiraient dès les premières paroles. C’est charité de les laisser le plus tôt possible se livrer au sommeil, endormeur des tristesses et des maux.

A minuit, nous nous en allons. Sur la place de Westminster, entre la magnifique abbaye, abri de tant de gloires anglaises et le non moins magnifique Parlement, théâtre de tant de brillans tournois oratoires, rideau trompeur cachant le spectacle de misère que je viens de voir, je me sépare de mon guide en le remerciant et je serre avec respect la main de cet apôtre d’un christianisme, un peu vague sans doute, mais qui consacre son existence au soulagement de tant de souffrances. A minuit et demi, je suis rentré dans mon confortable hôtel où je goûte, non sans quelque vague malaise de conscience, le plaisir de trouver un souper qui m’attend dans une chambre bien chaude. Mais j’ai conservé de cette soirée une impression douloureuse. La question des unemployed s’est montrée à moi sous son aspect le plus triste. A Londres, la vie est intense, mais la souffrance est intense aussi et le contraste entre l’extrême opulence et l’extrême misère y est poussé vraiment trop loin. Si j’envie beaucoup de choses à l’Angleterre, je ne saurais lui envier son étal social. A tout prendre, j’aime mieux le nôtre.


Vendredi 14 janvier.

Ayant assisté, il y a quelques jours à Brixton, à un meeting unioniste, j’aurais aimé à assister à un meeting libéral, voire à un meeting radical ou socialiste. J’aurais souhaité surtout entendre M. John Burns, le président socialiste du Local government board. Dans la circonscription de Battersea où il est fort combattu, il tient, me dit-on, cinq ou six meetings par jour, dont quelques-uns en plein air. C’est à un de ces meetings que j’aurais surtout aimé à assister. Mais au siège de la Liberal Federation on n’a pu ou voulu me donner aucun renseignement précis. Force m’est donc de renoncer à mon dessein. Je le regrette d’autant plus que M. John Burns est un peu le Millerand du Cabinet libéral. Ses adversaires politiques eux-mêmes conviennent qu’il a très bien réussi dans son département et regretteraient de ne pas le voir rentrer à la Chambre. Il n’est pas sûr qu’il y revienne.

Faute de meetings radicaux et socialistes, je me suis rabattu sur un meeting unioniste qui doit se tenir dans le quartier bourgeois d’Holbum. C’est quelque chose comme notre quartier de la Bourse. On m’a prévenu que l’entrée du meeting étant libre, il fallait arriver de bonne heure, avant huit heures. Ainsi fais-je, et même, par une petite porte dérobée que m’indique obligeamment un policeman, je trouve moyen de m’introduire dans la salle avant le public. La réunion se tient dans une salle d’école dont les murs sont garnis de tableaux instructifs, comme dans les nôtres. Cependant quelques affiches électorales sont suspendues aux murs. Une de ces affiches, déformant tant soit peu le mot célèbre de Nelson, dit : England hopes every foreigner shall pay his duty, calembour intraduisible, le mot duty voulant dire à la fois devoir et impôt. A huit heures à peine passées, le candidat fait son entrée, accueilli par de chaleureux applaudissemens. Je remarque avec étonnement qu’il porte un gros paquet sous le bras. Je saurai pourquoi tout à l’heure. C’est un M. Remnant, Unioniste, qui occupe le siège depuis longtemps. Aussi, la grande majorité de la réunion lui est-elle favorable. Après quelques mots du chairman qui défend le duc de Bedford, fort aimé et respecté, dit-il, à Holborn, contre une accusation injuste, le candidat prend la parole. Il parle sans éloquence, mais avec clarté et vigueur. Son discours roule sur quatre points : la Chambre des Lords, la marine, le Home rule, le Tariff Reform. On peut imaginer ce qu’il dit. Aussi ne retiendrai-je de ce discours que deux incidens. Il y a au fond de la salle un petit groupe d’adversaires. L’un d’eux interrompt fréquemment. Le candidat s’impatiente et dit que, si l’interrupteur n’est pas content, il n’a qu’à prendre la porte ; si d’autres ne s’en chargent pas, il la lui fera prendre lui-même. L’interrupteur continuant, M. Remnant descend délibérément de la plate-forme et d’un pas ferme se dirige vers le fond de la salle. Le chairman, dont il me semble que ce serait le devoir d’intervenir, demeure impassible. Toute la salle est debout. On monte sur les chaises et je m’attends à assister à une scène de boxe entre le candidat et un de ses électeurs. Mais je ne vois pas bien ce qui se passe. Au bout, de quelques minutes, j’entends des rires, des applaudissemens, et le candidat revient tranquillement à sa place, soit que l’interrupteur ait pris le parti de s’en aller, soit qu’il ait promis de se taire. Je trouve ce petit épisode très anglais.

Autre incident. M. Lloyd George, dans un de ses plus violens discours a dit qu’en Allemagne, pays de protection, l’ouvrier se nourrissait de pain noir et de viande de cheval. Cette assertion a produit grand effet. Aussi a-t-elle été vivement contredite par les Tariff reformers, et d’ardentes discussions se sont engagées. D’abord, les Allemands mangent-ils vraiment du pain noir ? ensuite pourquoi en mangent-ils ? Est-ce par pauvreté ou par goût ? Le pain noir est-il si mauvais ? Est-il vrai que le Roi en mange à son déjeuner du matin ? La presse est remplie de cette controverse. Aussi, M. Remnant a-t-il eu l’idée d’apporter un morceau de ce fameux pain noir, et c’est ce que contenait le paquet qu’il avait sous le bras. Il le casse en plusieurs morceaux et offre de les faire circuler, pour montrer que ce pain n’est pas si noir que ça, et il a raison, car ce pain ressemble à notre gros pain de cuisine. Puis d’un autre paquet qu’on lui passe, il tire des morceaux de pain anglais, ceux-là irréprochablement blancs, et il démontre que ce pain, qui en réalité n’est pas meilleur, coûte beaucoup plus cher. Cet argument de choses paraît produire une certaine impression sur l’auditoire déjà convaincu du reste. Aussi la réunion se termine-t-elle par trois acclamations en faveur, de M. Remnant, trois grognemens contre. M. Lloyd George, et le candidat s’en va pour assistera un over-flow meeting où il est attendu, ayant soin d’emporter sous son bras un second morceau de pain noir allemand qui doit lui servir à la même démonstration. Je ne crois pas nécessaire pour moi d’y assister une seconde fois, et je rentre à l’hôtel, n’ayant pas assurément perdu ma soirée, mais regrettant de n’avoir pas assisté à un meeting socialiste. J’ai l’idée vague que le secrétaire général de la Liberal. League, un parfait et très aimable gentleman, pour lequel j’avais une lettre d’introduction, ne se souciait pas beaucoup au fond que j’assistasse à une réunion de ce genre.

Nous sommes arrivés à la veille de la bataille. La campagne électorale touche à son terme, au moins celle des discours. Les grands chefs ont tous parlé et reparlé. Les journaux de ce matin contiennent encore un discours de M. Asquith, et un discours de M. Balfour se répondant l’un à l’autre, sans parler d’une demi-douzaine d’autres, de MM. Walter Long, Bonar Law, lord Hugh Cecil, et de l’infatigable Winston Churchill, qui a encore parlé à Inverness. Ils contiennent aussi un pathétique appel de Chamberlain, le vieux lutteur paralysé qui doit singulièrement souffrir de ne pouvoir paraître sur les plates-formes et répondre, comme il y a quelques années il n’aurait pas manqué de le faire, à M. Lloyd George et à M. Winston Churchill, avec lesquels il ne serait pas demeuré en reste de sarcasmes, voire d’invectives. Il ne peut pas parler, mais il peut dicter, et cet appel qu’il adresse à ses concitoyens est émouvant : « Je m’adresse à vous comme Anglais, je m’adresse à vous comme patriotes. » Et son appel est en effet inspiré tout entier par le plus ardent patriotisme. On peut discuter tel ou tel point du passé politique de M. Chamberlain : on peut être ou n’être pas partisan du Tariff Reform ; mais il faut avouer que le vieil homme d’Etat a une idée singulièrement grande et fière de son pays. C’est aux Impérialistes surtout qu’il s’adresse. « L’Angleterre. dit-il, doit être un Empire ; si elle cessait de l’être, elle ne serait plus l’Angleterre que nous avons aimée. Si nous laissions se distendre les liens que nous avons noués avec ceux de nos enfans qui sont au-delà des mers, l’Angleterre verrait décliner peu à peu la haute situation qu’elle occupe depuis tant d’années. Elle tomberait au rang d’une nation de cinquième ordre qui ne vivrait que par la tolérance du monde. Nous pouvons empêcher cela. Nous pouvons l’empêcher par cette fédération que j’ai constamment devant les yeux comme un objet pratique d’aspiration (a practical object of aspiration), cette fédération des nations libres qui nous permettra de prolonger d’âges en âges les glorieuses traditions de la race anglaise. » Cet appel où les questions d’intérêt et de protection sont très habilement mêlées aux questions de grandeur et de fierté nationales, qui est répandu aujourd’hui même à des millions d’exemplaires non seulement par la puissante presse de Londres acquise presque tout entière à l’Unionisme, mais par la presse de province, produira-t-il tout l’effet qu’en attend assurément son ardeur, et qu’en espèrent les Unionistes ? On commencera de le savoir demain samedi, et surtout après-demain lundi, car personne, en ce pays, n’a l’idée qu’on pourrait voter le dimanche comme chez nous. Lundi soir, on connaîtra la composition du quart environ de la Chambre des Communes. Quels seront les résultats de ces premiers jours et des jours suivans ? Je ne me donnerai pas le ridicule de le prédire, alors qu’au moment où paraîtront ces ligues, l’événement aura prononcé. Mais puisque j’ai promis de faire de l’impressionnisme électoral, je dirai mon impression qui est la suivante :

Numériquement, il est possible que la coalition libérale l’emporte. Cela paraît même probable, car il faudrait, pour que les Unionistes eussent une majorité suffisante pour gouverner, qu’ils gagnassent 170 sièges environ, et même à quelques-uns de leurs chefs cela paraît beaucoup. Moralement, les Libéraux n’ont pas réussi. Ils ne sont pas parvenus à déterminer contre les Lords le grand mouvement populaire sur lequel ils comptaient. Malgré tout ce qu’on peut dire contre certains Lords qui ne siègent jamais, ou qui font peu d’honneur à leur corps, malgré les maladresses commises depuis l’ouverture de la campagne par quelques-uns d’entre eux, entre autres par celui qui, possesseur d’une des plus grandes fortunes de l’Angleterre, a annoncé l’intention de supprimer toutes ses souscriptions charitables, les Lords demeurent populaires, les uns, de grande naissance, parce qu’ils le méritent par les services qu’ils rendent au point de vue social, les autres parce que self made men, ils ont gagné leur pairie au service du pays, ou même par l’acquisition de grandes fortunes qu’ils doivent à eux-mêmes. Les modestes familles dont ils sortent sont fières d’eux. On me rapportait ce propos d’un ouvrier agricole : « Comment voterais-je contre les Lords ? il y en a un qui est mon cousin ? » Lors même donc que les Libéraux obtiendraient une majorité, je doute qu’ils puissent pousser à fond leur campagne contre la Chambre des Lords. Ils pourront lui imposer une réforme dont elle sent la nécessité, qu’elle aurait eu même raison d’effectuer plus tôt. Ils ne viendront pas à bout de la détruire. La poussée de l’opinion n’a pas été assez forte pour leur permettre de saper une des bases de la Constitution britannique.

Les Lords ont-ils eu raison de jouer une aussi grosse partie ? Je l’entends mettre en doute par quelques-uns même de ceux qui leur sont favorables. Un Libéral important me disait : « Nous perdions du terrain tous les jours. Si les Unionistes avaient attendu, ils seraient arrivés au pouvoir aux élections prochaines. » Quelques-uns prétendent même que c’est à cause de cela que M. Lloyd George a présenté ce budget exorbitant. Il comptait que les Lords le refuseraient et qu’ils seraient ainsi conduits à se battre sur un terrain moins favorable. « Ils ont donné dans le panneau, » aurait-il dit. Je ne garantis pas ce propos, mais c’est ce qui explique que des politiques, comme lord Roseberry, aient dit qu’il aurait mieux valu ne pas engager la bataille et laisser passer le budget qui, mis en pratique, serait devenu très impopulaire. Quelques-uns de ceux qui ont voté avec lord Lansdowne partageaient, m’a-t-on dit, son avis. D’un autre côté, il est certain qu’à accepter un budget que lord Roseberry lui-même avait qualifié de révolution et qui était manifestement dirigé contre elle, aurait singulièrement abaissé la Chambre des Lords. La fierté avec laquelle elle a relevé le défi, la hardiesse avec laquelle elle a joué la partie, le pluck avec lequel les Lords ont personnellement donné, ont été en leur faveur. Les Anglais aiment le pluck.

Comment se terminera ce conflit qui présente assurément un singulier caractère de grandeur ? Peut-être par une transaction, connue l’histoire politique anglaise en présente tant d’exemples, comme s’est terminée la grande bataille amenée par la réforme de 1832, qui avait bien autrement agité le pays, car je persiste à dire que le pays n’est pas agité dans ses profondeurs et ne semble nullement à la veille d’une révolution. Mon confrère et ami, Eugène-Melchior de Vogué, a écrit sur les élections anglaises, au début de la période électorale, un article admirable, comme lui seul parmi nous est capable d’en écrire. Il a cru voir la Chambre des Lords renversée, la démocratie s’installant triomphante sur ses ruines, s’attaquant bientôt et victorieusement au principe même de l’hérédité royale, et, comme la monarchie est le lien qui tient ensemble le faisceau de l’Empire britannique, il a vu cet Empire, qui s’étend sur le monde, se dissolvant et se démembrant comme s’est autrefois dissous et démembré l’Empire romain. Il a trouvé de magnifiques accens pour décrire cette vision d’Ezéchiel, et son article a eu un juste retentissement, non pas seulement en France, mais en Angleterre. Pour moi, qui suis totalement dépourvu d’imagination, je ne saurais voir aussi loin, ni d’aussi grandes choses. Sans doute l’aristocratie anglaise paie déjà et paiera encore certaines fautes ; mais ses racines dans le pays sont profondes, et le vieil arbre tient encore bon. Le sentiment monarchique est plus fort que jamais, et le lien qui rattache à la Métropole les parties si dispersées de cet immense Empire se resserre plutôt qu’il ne se distend. Aussi le propos que j’entendais tenir à M. le Duc d’Aumale, il y a bien longtemps déjà, demeure-t-il vrai : « Depuis ma jeunesse, disait-il, j’entends parler de la décadence de l’Angleterre. J’en suis encore à attendre les premiers symptômes de cette décadence. »


Samedi 15 janvier.

Hier, journée de repos. J’ai déjeuné au Brook’s Club, l’ancien club des Whigs, que les parties de jeu de Fox ont rendu autrefois célèbre, avec un très aimable Anglais : que j’ai connu autrefois à Paris quand nous étions jeunes tous les deux (ce n’est pas d’hier) et avec un pair libéral qui paraît soucieux. Il croit au succès de son parti, mais il croit que les Libéraux, revenus au pouvoir, auront de la peine à s’entendre pour gouverner et il prévoit pour le printemps des élections nouvelles, d’où, pour l’Angleterre, une longue période d’agitation qui l’inquiète.

Le soir, j’ai eu le plaisir de dîner chez, lord Reay, mon confrère, le membre étranger de l’Académie des Sciences Morales, dont l’admirable français me fait rougir de mon très médiocre anglais. Charmant et intéressant dîner, où je rencontre un économiste anglais, ancien ami de Gladstone, grand partisan du Free Trade, et la veuve de l’éminent historien Lecky que j’avais déjà rencontrée sur le continent. On me gâte en me parlant français et j’abuse de l’inépuisable obligeance de mon hôte pour me faire expliquer beaucoup de choses.

Aujourd’hui commence la bataille. Les journaux d’hier et ceux de ce matin publient un dernier manifeste signé à la fois de Balfour et de Chamberlain où ils affirment que le prix de la nourriture populaire ne sera pas augmenté par le Tariff Reform. Quelques-uns trouvent qu’ils auraient dû dire cela plus tôt. M. Winston Churchill, de son côté, demandé aux « lecteurs de Manchester de frapper un grand coup pour le « libre-échange, la terre et la liberté. » Les journaux contiennent également un pressant appel à tous les propriétaires de véhicules quelconques et en particulier de moto-cars pour qu’ils les mettent à la disposition des comités de leur parti. Cette question du transport des électeurs joue un grand rôle dans les élections, mais principalement à la campagne. Je m’en vais avec le regret de n’avoir pas vu une élection rurale où, le jour du vote est, dit-on, un des plus curieux. A Londres où, dans une même circonscription, les lieux de vote sont nombreux, je ne vois pas trop à quoi les véhicules pourront servir, à moins que ce ne soit pour transporter les infirmes et les vieillards, les old age pensioners. Cette question des old age pensions a joui ; un grand rôle dans les élections. On sait que le parti libéral, depuis qu’il est au pouvoir, a fait passer un bill assurant des pensions aux vieux ouvriers dans certaines conditions. Ce bill n’a pas été précisément combattu à la Chambre des Lords. Il est du nombre de ceux qu’elle a laissés passer. Mais les Unionistes ont fait cependant remarquer que ce bill n’avait pas été suffisamment étudié, et que les dépenses dépasseraient vraisemblablement les prévisions. C’est ce qui, en fait, est arrivé. Aussi les Libéraux avaient-ils, au commencement de la campagne électorale, répandu le bruit que, si les Unionistes revenaient au pouvoir, ils aboliraient les old age pensions. M. Balfour a répondu en s’engageant formellement à les maintenir, et l’assurance donnée par lui a même été affichée dans les bureaux de poste où se paient les pensions. Mais les old aged qui bénéficient de ces pensions se méfient et le plus grand nombre d’entre eux pourrait bien voter contre les Unionistes. Nous saurons tout cela ce soir.


Dimanche 16 janvier.

Londres, qui m’avait semblé un peu morne hier dans l’après-midi, peut-être parce qu’il pleuvait à torrens, s’est réveillé le soir. De très bonne heure, et bien que les résultats ne dussent être connus qu’assez tard dans la soirée, une foule énorme, dont je n’essaierai pas d’évaluer le nombre, a commencé de s’entasser, en rangs serrés, sur la vaste place de Trafalgar Square. Dominant un baraquement en planches, s’élève un grand écran blanc sur lequel les résultats apparaîtront au fur et à mesure qu’ils seront télégraphiés. Cet écran blanc se détache brilla minent sur la façade noire du National Gallery. Il n’y a qu’à se mêler à cette foule. Le spectacle en est curieux. Elle est surexcitée, vibrante ; elle chante, et vocifère même par instans, mais elle est de bonne humeur et ne paraît en proie à aucune passion mauvaise. A peine deux ou trois résultats ont-ils paru sur l’écran que je constate que cette foule est en immense majorité unioniste. L’ami dont j’ai parlé au début et qui a bien voulu m’accompagner est lui-même un ardent unioniste ; il peut se laisser aller tout à son aise à la vivacité de ses sentimens. Suivant que le résultat qui va être proclamé sera favorable aux Unionistes ou aux Libéraux, l’écran se colore d’abord en rouge ou en bleu. Quand la coloration rouge apparaît, les applaudissemens éclatent. Quand c’est la coloration bleue, ce sont des grognemens. Mais quand les chiffres mêmes sont affichés et qu’une grosse majorité a marqué le triomphe du candidat unioniste, c’est du délire. On me dit, ce matin, qu’il n’en a pas été ainsi partout, car il y a eu des rassemblemens dans tout Londres, principalement devant les bureaux des grands journaux. A Fleet street en particulier, devant les bureaux du Daily Chronicle, qui est un des rares journaux radicaux de Londres, les radicaux et les socialistes s’étaient donné rendez-vous et les démonstrations auraient été en sens inverse de celles dont j’ai été témoin à Trafalgar Square. Mais que la foule, en majorité, soit conservatrice à Londres, cela n’est pas douteux et ce n’est pas de cette immense métropole que partira le signal de la révolution qu’on prévoit et qu’on redoute tellement en France.

Nous restons là très longtemps, échangeant des propos avec nos voisins. Près de nous est un jeune homme qui tient en main une liste où sont consignés les résultats des élections dernières. A chaque résultat nouveau qui apparaît sur l’écran, il compare avec les résultats anciens et se réjouit de constater le nombre généralement plus considérable des voix unionistes. Beaucoup de jeunes gens comme lui dans cette foule, et cela me confirme ce qui m’a été dit, d’autre part, que les tendances d’une partie de la jeunesse sont beaucoup plus conservatrices que libérales. N’en est-il pas ainsi un peu en France ? Dans un coin de Trafalgar Square le Pall Mall Gazette a préparé un tableau où seront portés seulement les Gains et les pertes de chaque parti. Vers minuit, le tableau porte : Gain des Unionistes 11. Gain des Libéraux 2. C’en est assez pour nous indiquer dans quel sens va le courant et, comme il fait froid et humide, nous prenons notre parti de rentrer à l’hôtel. Mais la foule ne se décourage pas. Patiente et bruyante à la fois, elle demeurera debout, les pieds dans une boue glacée, jusqu’à ce que les derniers résultats soient proclamés, c’est-à-dire jusqu’à deux heures du matin.

Pour avoir les résultats complets de la première journée de vote, il faut que je consulte ce matin les journaux ou plutôt le journal. Je pensais que, vu la gravité des circonstances, au moins quelques-uns des grands journaux de Londres feraient paraître une édition spéciale qu’on se serait arrachée dans les rues. Mais, point. Le respect du dimanche est poussé si loin dans ce pays que pas un n’a eu cette idée, et je dois me contenter de l’Observer qui est, avec le Sunday Times, le seul journal un peu important paraissant le dimanche. .J’y lis que les gains des Unionistes ont été de 18, ceux des Libéraux de 3, ce qui ramène les gains des Unionistes à 15. Un siège a été gagné par le Labour party, mais sur un Libéral, juste châtiment d’une alliance un peu téméraire. Pas un siège n’a été gagné par les socialistes sur les Unionistes. Totalisés, les résultats sont ceux-ci : Unionistes 43, Libéraux (parmi lesquels un grand nombre de radicaux, mais c’est le nom que s’est donné la coalition), 37. Labour party, 6 ; nationalistes (c’est-à-dire Irlandais), 5. Total des voix gouvernementales, 48, soit une majorité de 5 voix. Aux dernières élections, la majorité des Libéraux dès le premier jour du scrutin avait été de 37 voix. On a voté hier dans à peu près le septième des circonscriptions. Si cette proportion se maintenait, la majorité gouvernementale, qui, dans l’ancienne Chambre, était de 377 voix serait réduite à 35. Il est probable que la majorité sera plus considérable, car l’Ecosse, dont on n’aura pas avant quelques jours les résultats, est acquise en grande majorité aux Libéraux, ainsi que le pays de Galles, et l’Irlande, sauf une quinzaine de voix, leur est acquise également. Mais il paraît peu probable que cette majorité soit assez forte pour qu’un gouvernement libéral puisse se passer de l’appui du groupe irlandais qui compte 83 membres. S’il est à la merci des Irlandais, il lui sera bien difficile de rien entreprendre contre la Chambre des Lords en s’appuyant sur un parti profondément antipathique à l’Angleterre, Gladstone en a fait à ses dépens l’expérience. Le jour où la question du Home rule, qui cette fois n’a pas été discutée à fond, serait posée devant le pays, pareille aventure pourrait bien arriver à ses successeurs.

De toute façon, un premier résultat favorable aux Unionistes est acquis et ne sera vraisemblablement pas modifié. Partout ou presque partout où les candidats unionistes passent, c’est à des majorités énormes, beaucoup plus considérables qu’aux élections dernières où ils passaient péniblement. Partout au contraire ou presque partout où les Libéraux passent, c’est avec des majorités très réduites par rapport aux dernières élections. Au début de leur campagne, les Libéraux avaient espéré que le flot populaire viendrait battre les assises de la Chambre héréditaire. et leur permettrait de la renverser. Le contraire s’est produit. C’est contre le gouvernement libéral que la vague populaire a en partie reflué ; elle ne l’a point renversé sans doute, mais elle la singulièrement ébranlé. Numériquement, le gouvernement sera vainqueur. Mais il pourra bien être dans l’embarras pour pousser loin sa victoire. Oserai-je faire observer que c’est ce que j’avais pressenti et tâché de faire pressentir dans ces notes envoyées au jour le jour ? Je crois pouvoir maintenant dire sans indiscrétion qu’à ma connaissance, c’est ce que prévoyaient et souhaitaient même les politiques du parti unioniste. Sachant que, s’ils avaient la majorité, elle ne pourrait être que très faible, ils ne se souciaient pas de prendre, dans des circonstances aussi défavorables, le fardeau du pouvoir. Ils aimaient mieux laisser à leurs adversaires l’embarras de gouverner avec une majorité insuffisante.

Certaines élections m’intéressent particulièrement, parce que j’ai assisté à quelques épisodes de la bataille. Birmingham, où M. Winston Churchill avait tenu une réunion si brillante, a donné aux Unionistes une majorité sans précédens. C’est un triomphe pour le vieux Chamberlain, et cela le consolera en partie de n’avoir pu prendre une part plus active à la lutte. Mes deux amis de Bath, avec lesquels j’avais partagé si indûment les acclamations de la foule, ont été battus, à une faible majorité, il est vrai. Les deux candidats conservateurs sont élus à Brighton. A Londres, dans ce quartier de Brixton où le duc de Norfolk avait été si indignement reçu, le candidat unioniste remporte, avec une assez grosse majorité., Il en est de même à Lambeth, faubourg très populeux et misérable de Londres, où un vieux pair, lord Ashbourne, s’est courageusement exposé aux huées de la canaille. Ces deux Lords ont ainsi recueilli la récompense de leur vaillance. Comme je l’ai déjà dit, les Lords ont donné dans toute l’Angleterre. Ils sont entrés hardiment en contact direct avec les masses électorales. Si, comme je l’espère, le principe d’une Chambre héréditaire, un instant mis en péril, sort sain et sauf de la bataille, c’est à leur énergie que cela sera dû. Les Lords se seront sauvés eux-mêmes.


J’arrête ici ces notes et résume mon impression dernière, L’Angleterre traverse en ce moment une grande crise de son histoire constitutionnelle, la plus grave par laquelle elle ait passé depuis la réforme de 1832. Cette crise n’est pas terminée. Une assez longue période d’agitations va probablement suivre, agitations qui certainement lui seront nuisibles et pourront l’affaiblir momentanément. Mais elle en sortira et réalisera probablement, comme elle a su toujours le faire à temps, les réformes indispensables dans son organisme, entre autres la réforme de la Chambre des Lords sur la nécessité de laquelle tout le monde est d’accord, peut-être aussi, dans une centaine mesure, celle du régime de la propriété foncière. Je crois bien aussi que l’Angleterre ne résistera pas toujours au vent protectionniste qui, à tort ou à raison, souffle dans le monde entier. Mais ce sont là des questions secondaires par rapport à ce que redoutaient beaucoup des meilleurs amis de l’Angleterre. Je crois pouvoir les rassurer. L’Angleterre n’est pas à la veille d’une révolution politique, encore moins d’une révolution sociale. Agitée à la surface, elle n’est point troublée dans ses profondeurs, pas plus que ne le sera, par le vent qui fait rage ce matin, la mer que je vais repasser tout à l’heure, rappelé à Paris par les intérêts, les devoirs et par les douces chaînes qui retiennent à son foyer l’homme d’âge, sans lui faire regretter sa liberté. Aussi loin que l’œil d’un contemporain peut voir dans l’avenir, il ne sera point porté d’atteinte profonde aux fondemens de la Constitution anglaise. Les socialistes ne cesseront pas d’invoquer le nom de Dieu. A la fin de toutes les réunions, les Libéraux et les radicaux, aussi bien que les Unionistes, continueront de chanter à pleine voix le God save the King, et l’Angleterre demeurera ce qu’elle a été depuis un siècle : le modèle des grands et libres pays.


HAUSSONVILLE.