Documents biographiques/Édition Garnier/3

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III.

LES J’AI VU[1],
attribués faussement à voltaire.

Tristes et lugubres objets,
J’ai vu la Bastille et Vincennes,
Le Châtelet, Bicêtre, et mille prisons pleines
De braves citoyens, de fidèles sujets :
J’ai vu la liberté ravie,
De la droite raison la règle poursuivie :
J’ai vu le peuple gémissant
Sous un rigoureux esclavage ;
J’ai vu le soldat rugissant
Crever de faim, de soif, de dépit et de rage ;
J’ai vu les sages contredits,
Leurs remontrances inutiles ;

J’ai vu des magistrats vexer toutes les villes
Par des impôts criants et d’injustes édits ;
               J’ai vu, sous l’habit d’une femme[2],
               Un démon nous donner la loi :
Elle sacrifia son Dieu, sa foi, son âme,
Pour séduire l’esprit d’un trop crédule roi ;
               J’ai vu, dans ce temps redoutable,
Le barbare ennemi de tout le genre humain[3],
Exercer dans Paris, les armes à la main.
               Une police épouvantable ;
               J’ai vu les traitants impunis ;
J’ai vu les gens d’honneur persécutés, bannis ;
J’ai vu même l’erreur en tous lieux triomphante,
La vérité trahie, et la foi chancelante ;
               J’ai vu le lieu saint avili ;
               J’ai vu Port-Royal démoli,
               J’ai vu l’action la plus noire
               Qui puisse jamais arriver ;
L’eau de tout l’Océan ne pourrait la laver,
Et nos derniers neveux auront peine à la croire :
J’ai vu dans ce séjour, par la grâce habité.
               Des sacrilèges, des profanes.
               Remuer, tourmenter les mânes
Des corps marqués au sceau de l’immortalité.
Ce n’est pas tout encor ; j’ai vu la prélature
Se vendre, ou devenir le prix de l’imposture ;
J’ai vu les dignités en proie aux ignorants ;
J’ai vu des gens de rien tenir les premiers rangs ;
J’ai vu de saints prélats devenir la victime
               Du feu divin qui les anime.
Ô temps ! ô mœurs ! j’ai vu, dans ce siècle maudit,
        Ce cardinal, l’ornement de la France,
        Plus grand encor, plus saint qu’on ne le dit,
Ressentir les effets d’une horrible vengeance ;
               J’ai vu l’hypocrite honoré ;
J’ai vu, c’est dire tout, le jésuite adoré ;
        J’ai vu ces maux sous le règne funeste
D’un prince que jadis la colère céleste
Accorda, par vengeance, à nos désirs ardents :
        J’ai vu ces maux, et je n’ai pas vingt ans.



  1. L’auteur de ces vers est Antoine-Louis Lebrun, né à Paris le 7 septembre 1680, mort le 28 mars 1743.
  2. Mme de Maintenon.
  3. M. d’Argenson.


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