Documents biographiques/Édition Garnier/49

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XLIX.

BETTINELLI AUX DÉLICES[1].

1758.

Ceux qui ne sont pas étrangers à la littérature italienne connaissent au moins le nom du Père Xaverio Bettinelli[2], religieux servite de Vérone, l’un des meilleurs poètes et des critiques les plus distingués que l’Italie ait produits dans ces derniers temps. Il a commencé sa carrière poétique par des tragédies, des poëmes et d’autres écrits d’une certaine étendue ; et il l’a terminée par des épigrammes et de petites pièces fugitives : ce qui n’est pas la marche ordinaire du talent. Il a pensé sans doute que la jeunesse était plus propre aux grands ouvrages, où l’esprit a toute sa force et où le talent est soutenu par l’amour et l’espérance de la gloire ; que dans la vieillesse, au contraire, il fallait travailler pour son amusement, et jouir à son aise de la facilité acquise par une longue expérience. Chacun, à cet égard, peut voir à sa manière et se conduire suivant son goût.

Il vient de me tomber entre les mains un des derniers ouvrages de cet écrivain, intitulé Lettere à Lesbia Cedonia, del Diodoro Delfico, etc. Lettres à Lesbia Cedonia sur les épigrammes[3], petit in-8° imprimé à Bassano, en 1792. Cette Lesbia Cedonia, à qui les lettres sont adressées, était Mme Guardo Grismondi ; et le Diodoro Delfico n’est autre que le Père Bettinelli lui-même. On sait qu’en Italie tous les membres de l’Académie des Arcades, hommes et femmes, prenaient ainsi des noms grecs, sous lesquels ils se déguisaient dans leurs écrits.

Je m’arrêterai peu sur ce qui fait l’objet particulier de ces lettres, sur la nature et le style des épigrammes… Cette discussion n’est pas l’objet de ce petit écrit ; je passe à la partie des lettres de Bettinelli qui a attiré mon attention.

Il assure que la fureur des épigrammes était telle à Paris, dans le temps qu’il y séjourna, que lui-même il fut l’objet de plusieurs épigrammes et chansons qui coururent alors. « J’avoue, ajoute-t-il, que ma vanité en fut médiocrement flattée ; et je pris le parti, pour me dérober à ce genre, de regagner la frontière et d’aller faire visite à Voltaire, qui m’y avait invité. »

Mais avant d’exécuter son projet il alla à Lunéville, où Stanislas, ex-roi de Pologne, conservant les vains honneurs de la royauté, jouissait, d’une autorité suffisante pour faire du bien, pour encourager les lettres, qu’il aimait sincèrement, et pour fixer autour de lui les personnes de France les plus distinguées alors par l’esprit, la politesse et les talents.

Malgré les invitations répétées de Voltaire, dit Bettinelli, je craignais d’aller chez lui ; j’avoue que je redoutais son humeur versatile et ses principes licencieux ; mais une circonstance me décida. J’étais à Lunéville, et un jour, en présence du roi de Pologne, la conversation tomba sur Voltaire ; il venait d’écrire à ce prince qu’il avait cinq cent mille francs qu’il désirait de placer dans l’acquisition d’une terre en Lorraine, pour aller mourir, disait-il, dans le voisinage de son Marc-Aurèle ; [mandant en même temps au Père Menoux, son ami et le mien, ces propres paroles lues et copiées par moi : Mon âge et les sentiments de religion, qui n’abandonnent jamais un homme élevé chez vous, me persuadent que je ne dois pas mourir sur les bords du lac de Genève[4].]

Stanislas ne demandait pas mieux que de l’attirer à sa cour, et l’amour qu’il avait pour la Lorraine lui faisait désirer aussi d’attirer dans le pays les cinq cent mille livres de Voltaire. « Mais je ne me fie pas à lui, disait Stanislas ; je sais qu’il voudrait bien s’ouvrir une porte pour rentrer en France. [C’est ce qui lui fait jouer la religion avec Menoux.] Cependant, s’il était devenu vraiment raisonnable, je le verrais avec plaisir ; [mais comment s’en assurer ?] » Lorsque Bettinelli annonça son départ pour Lyon, Stanislas lui proposa d’aller faire un four à Genève, de voir Voltaire, et de lui demander s’il désirait sérieusement de s’établir en Lorraine. Cette proposition détermina Bettinelli, qui, au lieu d’aller à Lyon, se rendit à Genève.

Le voyageur italien arrive aux Délices, qu’habitait alors Voltaire. Je vais le laisser parler, en abrégeant et en rapprochant les détails les plus intéressants de son récit, sans nous astreindre à une scrupuleuse littéralité. C’est surtout en traduisant le langage de la plaisanterie et de la conversation qu’on peut dire que la lettre tue.

J’ai trouvé, dit-il, Voltaire dans la conversation comme on le trouve dans ses écrits. L’épigramme semblait habiter sur ses lèvres et jaillir de ses yeux, qui étaient deux flambeaux où l’on voyait briller, ainsi que dans ses discours, un certain éclat de grâce et de malice. Il s’était fait un style particulier, en s’énonçant comme en écrivant ; rarement il parlait avec simplicité et comme les autres hommes : tout prenait dans sa bouche une tournure spirituelle ou philosophique.

Lorsque j’arrivai aux Délices, il était dans son jardin ; j’allai vers lui, et lui dis qui j’étais.

« Quoi ! s’écria-t-il, un Italien, un jésuite, un Bettinelli ! c’est trop d’honneur pour ma cabane. Je ne suis qu’un paysan comme vous voyez, ajouta-t-il, en me montrant son bâton qui avait un hoyau à l’un des bouts, et une serpette à l’autre ; c’est avec ces outils que je sème mon blé, comme ma salade, grain à grain ; mais ma récolte est plus abondante que celle que je sème dans des livres pour le bien de l’humanité. » Sa singulière et grotesque figure fit sur moi une impression à laquelle je n’étais pas préparé. Sous un bonnet de velours noir qui lui descendait jusque sur les yeux, on voyait une grosse perruque, qui couvrait les trois quarts de son visage ; ce qui rendait son nez et son menton encore plus saillants qu’ils ne sont dans ses portraits]. Il avait le corps enveloppé d’une pelisse, de la tête aux pieds ; son regard et son sourire étaient pleins d’expression. Je lui témoignai le plaisir que j’avais de le trouver dans un si bon état de santé, qui lui permettait de braver ainsi la rigueur de l’hiver. « Oh ! vous autres, Italiens, me répondit-il, vous vous imaginez que nous devons nous blottir dans des trous comme les marmottes qui habitent au sommet de ces montagnes de glace et de neige ; mais vos Alpes ne sont pour nous qu’un spectacle et une belle perspective. Ici, sur les bords de mon lac Léman, défendu contre les vents du nord, je n’envie point vos lacs de Côme et de Guarda. Dans ce lieu solitaire, je représente Catulle dans sa petite île de Sermione ; il y faisait de belles élégies, et je fais ici de bonnes géologiques (ed io fo della buona georgica). » Je lui présentai alors la lettre que le roi de Pologne m’avait remise pour lui. Au premier regard, je vis bien qu’il devinait l’objet de ma visite, et que quelque épigramme allait tomber sur ma royale commission. « Oh ! mon cher, s’écria-t-il en prenant la lettre de mes mains, restez avec nous ; on respire ici l’air de la liberté, l’air de l’immortalité. Je viens d’employer une assez grosse somme d’argent pour acheter un petit domaine près d’ici ; je ne songe plus qu’à y terminer ma vie, loin des fripons et des tyrans. Mais entrons dans la maison. »

Ce peu de mots du rusé vieillard me firent comprendre qu’il n’y avait plus de négociation à entamer, et me dépouillèrent tout d’un coup des honneurs de l’ambassade.

Voltaire ne pouvait jamais parler de l’Italie, qu’il élevait d’ailleurs jusqu’aux cieux, sans lâcher quelques traits sur l’esclavage italien, sur l’Inquisition, etc.

La conversation roulait souvent sur le roi de Prusse. On vint lui apprendre qu’après une bataille perdue[5] il avait battu le duc de Deux-Ponts, fait lever le siége de Neiss et de Leipsick, et chassé les Autrichiens en Bohême. « Est-il possible, s’écria Voltaire ? Cet homme m’étonne toujours ; je suis fâché de m’être brouillé avec lui. » Il admirait dans ce prince la célérité de César ; mais son admiration se terminait toujours par quelque épigramme contre César. Il avait un singe qu’il avait appelé Luc, et il se plaisait souvent à donner ce nom au roi de Prusse. Je lui en témoignai un jour ma surprise : « Ne voyez-vous pas, me répondit-il, que mon singe mord tout le monde ; » et il se mit à rire.

Je lui avais communiqué en 1760, d’après ses propres instances, mes remarques sur quelques erreurs qui lui étaient échappées dans son Histoire universelle, relativement à l’Italie et à la littérature italienne. Il m’en remercia dans une lettre, où en même temps il tonnait à sa manière contre l’Inquisition, la servitude des Italiens, l’hypocrisie du ministère genevois en vantant la liberté anglaise. Il terminait par ce passage : « Avez-vous entendu parler des poésies du roi de Prusse ? C’est celui-là qui n’est point hypocrite : il parle des chrétiens comme Julien en parlait. Il y a apparence que l’Église latine et l’Église grecque, réunies sous M. de Soltikow et M. Daun[6], l’excommunieront incessamment à coups de canon ; mais il se défendra comme un diable. Nous sommes bien sûrs, vous et moi, qu’il sera damné ; mais nous ne sommes pas aussi sûrs qu’il sera battu. »

Je faisais souvent des réflexions sur la fécondité de son esprit contrastant avec la maigreur de son corps. Il est vrai qu’il se répète souvent, mais cela tient à sa facilité même : quel auteur a jamais écrit plus de choses originales, souvent profondément pensées, toujours ingénieusement exprimées ?

J’ai cru quelque temps que sa manière de prononcer lente et coupée[7] tenait à ce qu’il cherchait en parlant à gagner du temps pour préparer quelques traits ; mais cette manière de parler lui était devenue habituelle, et l’on croyait lire un de ses ouvrages quand on l’entendait parler.

Il mêlait souvent dans ses conversations des phrases italiennes et des citations du Tasse et de l’Arioste, mais avec sa prononciation française, dont il n’avait jamais su se défaire. Je lui témoignai un jour mon étonnement de ce que, dans son Essai sur la Poésie épique, il avait si maltraité l’Arioste, dont le genre d’esprit paraissait cependant si analogue à son goût. Nous entrâmes en discussion sur ce sujet, et il ne fut pas difficile de lui prouver que l’auteur de l’Orlando était un grand poëte ; qu’il méritait d’être regardé autrement que comme un auteur goguenard et fantastique, et que ses défauts étaient les défauts de son siècle et non de son génie. Voltaire me promit de relire l’Arioste, et, en effet, j’ai vu que, dans une nouvelle édition de son Essai, il en parlait avec plus de justice et de convenance.

Il lut quelques-unes de mes poésies, sur lesquelles il me dit les choses les plus flatteuses, particulièrement sur les éloges que je fais du roi de Prusse, de Galilée, de Newton. Il continua à déclamer contre la superstition, l’Inquisition de la cour de Rome, le monachisme, etc. Il me cita à cette occasion le bon mot du cardinal Passionei, qui disait à un voyageur : C’est un grand miracle que l’Église n’ait rien perdu cette année.

J’allai faire un tour avec lui à sa nouvelle terre de Ferney ; après le dîner, il me dit : « J’ai trop mangé ; je ne vivrai pas assez longtemps pour jouir de ma nouvelle acquisition. Mais il faut bien jouir ; je suis un peu gourmand[8] ; Horace l’était aussi : trahit sua quemque voluptas ; il faut bercer l’enfant jusqu’à ce qu’il s’endorme. »

Vous voyez qu’il appartenait au troupeau d’Épicure, comme à tant d’autres égards il était Diogène. Il voulait cependant être alternativement Socrate ou Aristippe. Il se disait quelquefois mourant, d’autres fois il était redevable à Tronchin de la vie et de la santé ; mais en même temps il se moquait de la médecine et du médecin. Tronchin, de son côté, n’était guère content de son malade. Lorsque j’annonçai à cet habile homme que j’allais partir : « C’est fort bien fait, me dit-il, il est vraiment étonnant que depuis que vous êtes ici il ne vous ait pas fait essuyer quelques-unes de ses boutades accoutumées : nemo sic impar sibi. Partez, mon père ; bien peu [d’honnêtes gens] peuvent se vanter d’avoir vu une telle égalité d’humeur voltairienne. »

C’était surtout sur les écrivains les plus célèbres, lorsque Voltaire croyait avoir à s’en plaindre, que tombaient avec le plus de profusion les traits de son esprit mordant. On sait comment il traitait Maupertuis, Pompignan, Rousseau, avec qui il était en guerre ouverte ; mais il n’épargnait pas toujours ceux avec qui il n’avait aucun démêlé, tels que Montesquieu, Duclos, Helvétius[9].

Le livre de l’Esprit[10] venait de paraître, et avait fait à Paris le plus grand éclat. Voltaire le caractérisait ainsi : « Le titre louche, l’ouvrage sans méthode, beaucoup de choses communes ou superficielles, et le neuf faux ou problématique. C’est Duclos, ajouta-t-il, qui a donné à Helvétius le courage de faire imprimer son livre ; mais il ne l’a pas défendu contre la persécution. » Duclos, selon lui, était un esprit caustique, dur et de mauvais goût.

Helvétius, qui était attaché à la cour[11], avait présenté lui-même son ouvrage à la famille royale, et en avait été très-gracieusement reçu. J’en fus charmé, je connaissais Helvétius ; c’était un homme doux, raisonnable, généralement aimé, et qu’on n’avait pas cru capable d’avoir composé un tel ouvrage. Mais quelques semaines après mes yeux s’ouvrirent ; j’étais dans l’antichambre de monsieur le Dauphin. Le prince sortit de son appartement, tenant dans ses mains un exemplaire de l’Esprit ; il dit tout haut qu’il allait chez la reine pour lui montrer les belles choses que son maître d’hôtel faisait imprimer. Alors éclata la tempête contre le livre et l’auteur. Quelle folie, disait Voltaire, de vouloir faire le philosophe à la cour, et l’homme de cour avec les philosophes !

Le propos le plus extraordinaire que j’aie entendu à Paris sur ce fameux livre sortit de la bouche de Mme de Graffigny, l’auteur célèbre de Cénie et des Lettres péruviennes. Elle était tante d’Helvétius du côté maternel ; je croyais, en conséquence, la trouver très-partiale en faveur de son neveu. Croiriez-vous bien, me dit-elle un jour, qu’une grande partie de l’Esprit et presque toutes les notes ne sont que des balayures de mon appartement ; il a recueilli ce qu’il y a de bon dans mes conversations, et il a emprunté de mes gens une douzaine de bons mots. Voltaire rit beaucoup de ce propos lorsque je le lui racontai, et il me cita une foule d’autres traits du même genre, sur la plupart des beaux esprits de Paris, même sur ceux qui étaient ses plus zélés admirateurs. La seule personne dont je lui aie toujours entendu parler avec la même estime et le même enthousiasme, c’est Mme du Châtelet, dont il avait plusieurs portraits dans ses appartements. Il m’en montrait un jour un, en me disant : Voilà mon immortelle Émilie.

Je ne ferai aucune réflexion sur le récit du Père Bettinelli. On y aperçoit bien quelque prévention monacale, et une grande frayeur des sarcasmes de Voltaire ; mais on y reconnaît aussi la tournure d’esprit et la conversation toujours brillante et animée de cet homme extraordinaire. On y verra encore que ceux qui l’ont représenté comme le flatteur des rois et le fauteur du despotisme ont bien sottement apprécié les ménagements qu’il avait souvent pour la puissance, dans la seule vue de la fléchir en faveur de la philosophie, et de faire passer des vérités qu’il croyait utiles au genre humain.



  1. Ce récit est d’autant plus intéressant que, fait d’après les Lettres de Bettinelli lui-même, il a pour auteur Suard, l’admirateur de Voltaire. Il parut dans ses Mélanges de littérature, Paris, 1803, tome I, page 17, sous ce titre : De Voltaire et du poète italien Bettinelli.
  2. Xaverio Bettinelli, né à Mantoue en 1718, mort en 1808. Élevé chez les jésuites, et d’abord professeur, il visita, en 1757, la France avec l’aîné des fils du prince de Hohenlolhe. Il arriva aux Délices vers le 20 novembre 1758.
  3. Lettere à Lesbia Cedonia sopra gli epigrammati del Diodoro Delfico. Ces lettres se trouvent dans ses Opere, Venezia, 1801, tome XXI.
  4. Ce passage, ainsi que les suivants placés entre crochets, n’existe pas dans la traduction de Suard. Nous les empruntons à M. Desnoiresterres, qui les a rétablis d’après l’original. (Voltaire aux Délices, page 330.)
  5. Celle de Hochkirch, en Silésie, gagnée le 14 octobre 1758 par le maréchal Daun.
  6. Le feld-maréchal Soltikow, qui avait succédé à Fermon dans le commandement de l’armée russe après la défaite de Zorndorf (25 août 1758), cherchait à opérer sa jonction avec les Autrichiens, jonction qui amena la célèbre victoire de Kunersdorf (12 août 1759).
  7. Elle tenait tout simplement à ce qu’ayant perdu toutes ses dents, il s’était attaché à prononcer distinctement et correctement. Il mettait un grand prix à une belle prononciation qui faisait sentir l’harmonie des vers, et même de la prose. (Note de Suard.)
  8. Bettinelli prend ici une plaisanterie de conversation pour une chose sérieuse. Peu d’hommes ont été plus sobres que Voltaire. Il parlait souvent comme un voluptueux, parce que cela donne plus de jeu à l’esprit, et de liberté à la poésie. (Note de Suard.)
  9. La postérité n’adoptera pas ces jugements hasardés dans des moments d’humeur. Duclos et Helvétius conserveront une mémoire honorable. Bettinelli ajoute que Voltaire était à Paris lorsque le livre de l’Esprit parut : c’est une erreur. (Note de Suard.)
  10. De l’Esprit ; Paris, Durand, 1758, in-4°.
  11. Il était maître d’hôtel de la reine.


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