Documents biographiques/Édition Garnier/59

La bibliothèque libre.



LIX.

MADAME SUARD À FERNEY[1].

(juin 1775).

LETTRES À M. SUARD.

Vous voulez donc, mon ami, publier ces lettres qui n’ont été écrites que pour vous seul et qui n’étaient guère destinées aux honneurs de l’impression ? Vous connaissiez mon enthousiasme pour M. de Voltaire : vous saviez que j’avais été nourrie, pour ainsi dire, dans l’admiration pour ce grand homme ; que dans un voyage qu’il avait fait en Flandre, il était allé voir mon père, qui avait un très-beau cabinet de physique. Cette visite avait laissé des traces ; on se la rappelait souvent dans ma famille, où ses beaux ouvrages étaient vivement appréciés et sentis. Entourée, depuis mon mariage, de tous les amis et de tous les admirateurs de M. de Voltaire ; amusée, ou enchantée sans cesse par le charme de ses écrits, mon enthousiasme pour lui n’a pu que s’accroître encore. Comment ne pas admirer celui qui emploie son génie à défendre les opprimés ; à parler de Dieu comme du père commun de tous les hommes ; de la tolérance comme du plus sacré de leurs droits et du plus cher de leurs devoirs ? J’ai toujours été disposée à croire que les vertus sont en proportion du sentiment de bonté et d’humanité que chaque homme porte dans le cœur. Eh ! en quel homme trouve-t-on ce sentiment plus profond, plus agissant que dans M. de Voltaire ? Cet intérêt généreux qu’il portait aux opprimés l’a accompagné jusqu’à son dernier souffle ; et dans son agonie même, ses dernières pensées ont été adressées à M. de Lally-Tolendal sur l’heureux succès d’une cause qui devait triompher, puisqu’elle était défendue par la piété filiale et l’éloquence la plus noble et la plus touchante.

En adorant le génie et l’âme passionnée de Voltaire pour les intérêts de ses semblables, je ne prétends pas approuver les excès où l’a souvent entraîné la violence de ses passions. Je ne le considère point comme un modèle de vertu dans sa vie, quoique remplie d’actions nobles et généreuses, je l’envisage encore moins comme un exemple de sagesse dans tous ses ouvrages. Je réserve le culte que nous devons à la parfaite vertu pour les Antonins, les Marc-Aurèles et les Fénelons. Mais notre reconnaissance et notre admiration s’attachent encore à ceux qui, malgré leurs erreurs et leurs fautes, ont employé tous les moyens d’un génie bienfaisant et actif à faire disparaître des erreurs funestes et dangereuses, et ont constamment travaillé à faire naître parmi leurs semblables de nouvelles vertus.

Genève, juin 1775.

J’ai enfin obtenu le but de mes désirs et de mon voyage : j’ai vu M. de Voltaire. Jamais les transports de sainte Thérèse n’ont pu surpasser ceux que m’a fait éprouver la vue de ce grand homme : il me semblait que j’étais en présence d’un dieu, mais d’un dieu dès longtemps chéri, adoré, à qui il m’était donné enfin de pouvoir montrer toute ma reconnaissance et tout mon respect. Si son génie ne m’avait pas portée à cette illusion, sa figure seule me l’eût donnée. Il est impossible de décrire le feu de ses yeux, ni les grâces de sa figure : quel sourire enchanteur ! il n’y a pas une ride qui ne forme une grâce. Ah ! combien je fus surprise quand, à la place de la figure décrépite que je croyais voir, parut cette physionomie pleine de feu et d’expression ; quand, au lieu d’un vieillard voûté, je vis un homme d’un maintien droit, élevé et noble quoique abandonné, d’une démarche ferme et même leste encore, et d’un ton, d’une politesse, qui, comme son génie, n’est qu’à lui seul !

Le cœur me battait avec violence en entrant dans la cour de ce château consacré depuis tant d’années par la présence d’un grand homme. Arrivée à l’instant si vivement désiré, que j’étais venue chercher de si loin et que j’obtenais par tant de sacrifices, j’aurais voulu différer un bonheur que j’avais toujours compris dans les vœux les plus chers de ma vie ; et je me sentis comme soulagée quand Mme Denis nous dit qu’il était allé se promener. Mme Cramer, qui nous avait accompagnés, alla au-devant de lui pour m’annoncer, ainsi que mon frère, et lui porter les lettres de mes amis. Il parut bientôt, en s’écriant : « Où est-elle, cette dame ? où est-elle ? c’est une âme que je viens chercher. » Et comme je m’avançai : « On m’écrit, madame, que vous êtes toute âme. — Cette âme, monsieur, est toute remplie de vous, et soupirait, depuis longtemps, après le bonheur de s’approcher de la vôtre. »

Je lui parlai d’abord de sa santé, de l’inquiétude qu’elle avait donnée à ses amis. Il me dit ce que ses craintes lui font dire à tout le monde, qu’il était mourant, que je venais dans un hôpital, car Mme Denis était elle-même malade, et qu’il regrettait de ne pouvoir m’y offrir un asile.

Dans ce moment, il y avait une douzaine de personnes dans le salon : notre cher Audibert[2] était de ce nombre. J’avais été désolée de ne pas le trouver à Marseille ; je fus enchantée de le rencontrer à Ferney. M. Poissonnier[3] venait aussi d’y arriver ; il n’avait pas encore vu M. de Voltaire : il alla se placer à ses côtés, et ce fut pour lui parler sans cesse de lui. M. de Voltaire lui dit qu’il avait rendu un grand service à l’humanité, en trouvant des moyens de dessaler l’eau de mer. « Oh, monsieur, lui dit-il, je lui en ai rendu un bien plus grand depuis ; j’étais fait pour les découvertes ; j’ai trouvé le moyen de conserver des années entières de la viande sans la saler, » Il semblait qu’il fût venu à Ferney pour se faire admirer, et non pour rendre hommage à M. de Voltaire. Oh ! combien il me paraissait petit ! que la médiocrité vaine est une misérable chose à côté du génie modeste et indulgent ! car M. de Voltaire paraissait l’écouter avec indulgence ; pour moi, j’étais impatientée à l’excès. J’avais les oreilles tendues pour ne rien perdre de ce qui sortait de la bouche de ce grand homme, qui dit mille choses aimables et spirituelles avec cette grâce facile qui charme dans tous ses ouvrages, mais dont le trait rapide frappe plus encore dans la conversation. Sans empressement de parler, il écoute tout le monde avec une attention plus flatteuse que celle qu’il a peut-être jamais obtenue lui-même. Sa nièce dit quelques mots : ses yeux pleins de bienveillance étaient fixés sur elle, et le plus aimable souris sur sa bouche. Dès que M. Poissonnier eut assez parlé de lui, il voulut bien céder sa place. Pressée par un vif désir, par une sorte de passion qui surmonta toute ma timidité, j’allai m’en emparer : j’avais été un peu encouragée par une chose aimable qu’il avait dite sur moi ; son air, ses regards, sa politesse, avaient banni toutes mes agitations et me laissaient tout entière à mon doux enthousiasme. Jamais je n’avais rien éprouvé de semblable ; c’était un sentiment nourri, accru pendant quinze ans, dont, pour la première fois, je pouvais parler à celui qui en était l’objet : je l’exprimai dans tout le désordre qu’inspire un si grand bonheur. M. de Voltaire en parut jouir : il arrêtait de temps en temps ce torrent par des paroles aimables : Vous me gâtez, vous voulez me tourner la tête ; et quand il put me parler de tous ses amis, ce fut avec le plus grand intérêt. Il me parla beaucoup de vous, de sa reconnaissance pour vos bontés[4], c’est le mot dont il se servit ; du maréchal de Richelieu. « Combien, me dit-il, sa conduite m’a surpris et affligé ! » Il parla beaucoup de M. Turgot : « Il a, dit-il trois choses terribles contre lui, les financiers, les fripons et la goutte. » Je lui dis qu’on pouvait y opposer ses vertus, son courage et l’estime publique. « Mais, madame, on m’écrit que vous êtes de nos ennemis. — Eh bien, monsieur, vous ne croirez pas ce qu’on vous écrit, mais vous me croirez peut-être. Je ne suis l’ennemie de personne. Je rends hommage aux vertus et aux lumières de M. Turgot ; mais je connais aussi à M. Necker de grandes vertus et de grandes lumières, que j’honore également. J’aime d’ailleurs sa personne, et je lui dois de la reconnaissance. » Comme je prononçai ces paroles d’un ton sérieux et pénétré, M. de Voltaire eut l’air de craindre de m’avoir affligée. « Allons, madame, me dit-il d’un air aimable, calmez-vous. Dieu vous bénira ; vous savez aimer vos amis. Je ne suis point l’ennemi de M. Necker, mais vous me pardonnerez de lui préférer M. Turgot. N’en parlons plus. »

En quittant le salon, il m’a priée de regarder sa maison comme la mienne. Déjà il avait oublié qu’il venait de me dire qu’il était désolé de ne pouvoir m’y offrir un asile… « Je vous en supplie, madame, en regrettant bien de ne pouvoir vous en faire les honneurs. » Je me suis bornée à lui demander la permission de venir passer quelquefois une heure à Ferney pour demander des nouvelles de sa santé, de celle de Mme Denis : je l’ai assuré (car je sais qu’il craint les visites) que je m’en irais contente si je l’apercevais seulement de loin ; et comme il paraissait fatigué, je l’ai conjuré, en lui baisant les mains, de se retirer. Il a serré et baisé les miennes avec sensibilité, et il a passé dans son cabinet. Je crois qu’il a achevé d’y lire les lettres de mes amis, qui m’ont si bien traitée, car, peu de temps après, il est revenu me joindre dans son jardin. Je me suis longtemps promenée seule avec lui. Vous pouvez imaginer combien j’étais heureuse de m’entretenir avec liberté avec ce génie sublime, dont les ouvrages avaient fait le charme de ma vie, et dans ces beaux jardins, devant ces riches coteaux qu’il a si bien chantés ! Je ne lui parlai que de ce qui pouvait le consoler de l’injustice des hommes, dont je voyais qu’il ressentait encore l’amertume. « Ah ! lui ai-je dit, si vous pouviez être témoin des applaudissements, des acclamations qui s’élèvent aux assemblées publiques lorsqu’on y prononce votre nom, combien vous seriez content de notre reconnaissance et de notre amour ! qu’il me serait doux de vous voir assister à votre gloire ! que n’ai-je, hélas ! la puissance d’un dieu pour vous y transporter un moment ! — J’y suis, j’y suis ! s’est-il écrié ; je jouis de tout cela avec vous ; je ne regrette plus rien. »

Pendant cette conversation, j’étais aussi étonnée qu’enchantée de le voir marcher à mes côtés du pas le plus ferme et le plus leste, et de manière que je n’aurais pu le devancer sans me fatiguer (il avait alors quatre-vingts ans), moi qui, comme vous le savez, marche très-bien. Mon inquiétude m’arrêtait de temps en temps. « Monsieur, n’êtes-vous point fatigué ? de grâce, ne vous gênez point. — Non, madame, je marche très-bien encore, quoique je souffre beaucoup. » La crainte qu’il a du parlement lui fait tenir ce langage à tous ceux qui arrivent à Ferney. Ah ! comment pourrait-il concevoir l’idée de troubler les derniers jours de ce grand homme ! Non, sa retraite, son génie, notre amour sauvera à ma patrie un crime si lâche. Avant de le quitter, je l’ai remercié de sa réception si pleine de bonté, et qui me payait, avec usure, les deux cents lieues que je venais de faire pour le venir chercher. Il ne voulait pas croire que je vous eusse quitté, ainsi que mes amis, pour le voir uniquement. Je l’ai assuré que les lettres de mes amis le trompaient en tout, excepté en cela ; enfin je l’ai quitté si remplie du bonheur que j’avais goûté que cette vive impression m’a privée du sommeil pendant toute la nuit.

Genève, juin 1775.

Nous sommes allés dîner aujourd’hui, mon ami, chez M. et Mme de Florian, parents de M. de Voltaire, et qui ont une fort jolie maison de campagne auprès de Ferney ; ce sont deux personnes dont le plus grand mérite est de lui appartenir ; M. de Voltaire, qui le sait sûrement mieux que personne, les traite cependant avec une bonté extrême. Je bouillais d’impatience de les quitter après le dîner pour aller voir le grand homme. M. Hennin, notre résident à Genève, m’a donné la main.

Après avoir causé un moment avec Mme Denis, nous avons été très-promptement admis : nous l’avons trouvé assis au coin du feu, un livre à la main ; je lui trouvais l’air abattu ; ses yeux, qui, la dernière fois, lançaient des éclairs, étaient voilés comme d’un nuage. Il me dit, avec ce ton de politesse qui le distingue autant par ses manières qu’il l’est par son génie : « Ah ! madame, que vous êtes bonne ! vous n’abandonnez pas un vieillard, vous daignez le visiter. » Concevez-vous rien de plus adorable ? lui qui fait grâce à tous ceux qu’il consent à voir, se charger de toute la reconnaissance ! Je lui parlai de sa santé ; il avait, me dit-il, mangé des fraises qui lui avaient donné une indigestion. « Hé bien ! en lui prenant la main et en la lui baisant, vous n’en mangerez plus, n’est-ce pas ? vous vous ménagerez pour vos amis, pour le public dont vous faites les délices. — Je ferai, dit-il, tout ce que vous voudrez ; » et comme je continuai mes petites caresses : « Vous me rendez la vie ! qu’elle est aimable ! s’écriait-il ; que je suis heureux d’être si misérable ! elle ne me traiterait pas si bien si je n’avais que vingt ans. » Je lui dis que je ne pourrais l’aimer davantage, et que je serais bien à plaindre de ne pouvoir lui montrer toute la vivacité des sentiments qu’il m’inspire. En effet, ces quatre-vingts ans mettent ma passion bien à l’aise, sans lui rien faire perdre de sa force. Nous parlâmes de Ferney, qu’il a peuplé, qui lui doit son existence : il s’en félicitait. Je me rappelai ce vers, que je lui citai :


J’ai fait un peu de bien, c’est mon plus bel ouvrage.

Notre résident lui dit que, si jamais ses ouvrages se perdaient, on les retrouverait tout entiers dans ma tête. « Ils seront donc corrigés ? » dit-il avec une grâce inimitable ; et comme il m’avait abandonné sa main, que je baisai : « Voyez donc, en baisant la mienne, comme je me laisse faire ; c’est que cela est si doux ! » Je lui demandai ce qu’il pensait des Barmécides, que M. de La Harpe m’avait chargée de lui porter. Il les loua modérément et me laissa entrevoir qu’il y désirait beaucoup de choses, sur lesquelles il écrirait à M. de La Harpe. Pour l’Éloge de Pascal, par M. de Condorcet, il me dit qu’il le trouvait si beau qu’il en était épouvanté. « Comment donc, monsieur ? — Oui, madame, si cet homme-là était un si grand homme, nous sommes de grands sots, nous autres, de ne pouvoir penser comme lui. M. de Condorcet nous fera un grand tort s’il fait imprimer cet ouvrage tel qu’il me l’a envoyé. Que Racine, ajouta-t-il, fût un bon chrétien, cela n’était pas extraordinaire : c’était un poëte, un homme d’imagination ; mais Pascal était un raisonneur, il ne faut pas mettre les raisonneurs contre nous ; c’était, au reste, un enthousiaste malade, et peut-être d’aussi peu de bonne foi que ses antagonistes. » Je ne m’avisai point de vouloir lui prouver qu’un grand homme pouvait encore être un chrétien ; j’aimai mieux continuer de l’entendre. Il nous parla de son frère le janséniste, qui avait, dit-il, un si beau zèle pour le martyre qu’il disait un jour à un ami qui pensait comme lui, mais qui ne voulait pas qu’on se permît rien qui exposât à la persécution : « Parbleu, si vous n’avez pas envie d’être pendu, au moins n’en dégoûtez pas les autres ! »

Après avoir passé une heure délicieuse, je craignis d’avoir abusé de sa bonté. Tout le bonheur que je goûte à le voir, à l’entendre, cédera toujours à la crainte de le fatiguer. Quand l’intérêt qu’il m’inspire ne m’engagerait pas à veiller tous ses mouvements, à lui épargner la plus légère contrainte, je les observerais encore par amour-propre : car on m’avait prévenu qu’il avait une manière de témoigner sa fatigue, que j’aurais toujours soin de prévenir. Il me reconduisit jusqu’à la porte de son cabinet, malgré toutes mes instances. Quand j’y fus, je lui dis : « Monsieur, je vais faire bientôt un long voyage ; donnez-moi, je vous prie, votre bénédiction, je la regarderai comme un préservatif aussi sûr contre tous les dangers que celle de notre Saint-Père. » Il sourit avec une grâce infinie, appuyé contre la porte de son cabinet ; il me regardait d’un air fin et doux, et paraissait embarrassé de ce qu’il devait faire ; enfin il me dit : « Mais je ne puis vous bénir de mes doigts, j’aime mieux vous passer mes deux bras autour du cou, » et il m’a embrassée. Je suis retournée auprès de Mme Denis, qui me comble d’honnêtetés. Demain je viendrai dîner ici et j’y coucherai : j’ai cédé aux instances de Mme Denis avec d’autant moins de scrupule qu’on dit que M. de Voltaire n’est jamais plus aimable et de meilleure humeur que lorsqu’il a pris son café à la crème. Il ne paraît plus à table et ne dîne plus ; il reste couché presque tout le jour, travaille dans son lit jusqu’à huit heures ; alors il demande à souper, et, depuis trois mois, c’est toujours avec des œufs brouillés qu’il soupe ; il a pourtant toujours une bonne volaille toute prête en cas qu’il en ait la fantaisie. Tous les villageois qui passent par Ferney y trouvent aussi un dîner prêt et une pièce de vingt-quatre sous pour continuer leur route. Adieu, mon ami ; je ne vous parle que du grand homme, lui seul peut m’intéresser ici.


Ferney, dimanche, 1775.

Je viens de passer deux jours chez M. de Voltaire ; j’ai donc beaucoup à vous en parler ; il passa presque toute l’après-dînée du premier jour dans le salon. On parla d’abord de l’émeute sur les grains[5], sur laquelle je lui appris quelques détails qu’il ignorait. Un négociant qui se trouvait à Ferney en prit occasion de déplorer la destitution de M. L***[6], qui l’aimait, qui lui avait rendu plusieurs services importants, et qui était au moment de lui en rendre un plus essentiel encore, au moment où il fut renvoyé ; enfin il ne cessait de déplorer cette perte relativement à lui, quoique M. de Voltaire lui répétât trois fois : « Vous ressemblez à cette femme du peuple qui maudissait Colbert toutes les fois qu’elle faisait une omelette, parce qu’il avait mis un impôt sur les œufs. » Ce négociant se trouvait être encore un ami de Linguet[7] : il en fit un pompeux éloge ; et M. de Voltaire, ou par complaisance, ou par sensibilité pour un suffrage qu’il devrait dédaigner, en parla comme d’un homme plein de goût et de génie. Comme mes oreilles étaient un peu blessées par ces mots de goût et de génie, accordés par un oracle du goût à un homme qui n’en montra jamais la trace, je pris la liberté de le combattre. « Il me semblait, dis-je à M. de Voltaire, que la base essentielle du génie et même du goût, ce doit être le bon esprit, et jamais je ne le sens dans Linguet. Sa mauvaise foi, ajoutai-je, achève de le rendre, pour moi, un écrivain insupportable. » M. de Voltaire ne défendit pas son opinion par un seul mot. « Pourquoi, monsieur, dis-je, adoré-je votre génie ? c’est qu’il n’est pas seulement beau, étendu, lumineux ; c’est qu’il a toujours la raison pour base ; c’est qu’il a encore cette bonne foi qui donne au génie toute sa force et toute sa chaleur ; c’est pour cela qu’il a eu des succès si universels ; c’est parce que vous aimez véritablement l’humanité que vous détestez le fanatisme, que vous lui avez arraché son poignard. Vous étiez digne d’une pareille victoire ; vous avez consacré votre vie entière à l’obtenir ; c’est seulement à ceux qui aiment les hommes qu’appartient la gloire d’en être les bienfaiteurs. Linguet est un écrivain corrompu dans ses principes de morale comme dans ses principes de politique : il ne sème que des faussetés ou des erreurs dangereuses ; il ne doit recueillir que du mépris, et j’avoue que vous m’avez affligé en l’honorant de votre suffrage. » La bouche de M. de Voltaire resta toujours muette, mais il ne cessa de me regarder avec des yeux dont il est impossible de peindre la finesse et l’obligeante attention. Cependant ce négociant entreprenait de défendre et même de louer encore Linguet ; ce qui ajoutant au mépris dont je me sentais animée au souvenir de ses bassesses, j’en fis un petit résumé à M. de Voltaire ; je lui montrai Linguet parmi ses confrères, le jour où l’on devait décider de son sort au Palais, s’arrachant les cheveux et s’écriant qu’il était entouré d’assassins. Je le lui montrai peint d’après lui-même dans la Théorie du Libelle[8], se comparant tantôt à Curtius, tantôt à Hector, et parlant de sa conduite avec le duc d’Aiguillon comme d’un modèle de générosité et de grandeur d’âme, quoique cette impudence fût démentie par ses lettres, que le duc avait entre ses mains ; enfin je lui parlai des outrages dont il avait accablé ses confrères les plus estimables, et M. de Voltaire levait les yeux et les mains au ciel avec les signes du plus grand étonnement.

Il revint plusieurs fois dans le salon cette même après-dînée : ma joie de ces apparitions inattendues me portait toujours au-devant de lui ; toujours je lui prenais les mains et je les lui baisai à plusieurs reprises. « Donnez-moi votre pied, s’écriait-il, donnez-moi votre pied que je le baise ; » je lui présentai mon visage. Il me reprocha de n’être venue à Ferney que pour le gâter, le corrompre. « C’est vous, lui dis-je, qui nous gâtez beaucoup, monsieur, en vous donnant à nous si longtemps et si souvent. « Comme je lui montrai quelque inquiétude sur la fatigue qu’il pouvait en éprouver : « Madame, me dit-il avec une inclination de tête d’une galanterie qu’il n’est pas possible de rendre, je vous ai entendue, cela est impossible. »

Cet homme chargé de tant de gloire et de tant d’années, qui, en éclairant l’Europe, est encore le dieu bienfaisant de Ferney, à qui on pardonnerait de se regarder comme le centre de tous les mouvements qui l’environnent ; qui serait, ce me semble, ma première pensée, mon premier besoin, si j’avais le bonheur qu’une partie du sien me fût confiée, reçoit une prévenance, une marque d’attention, comme les autres reçoivent une grâce et une marque de bonté. Ce même jour, il voulait prendre une tabatière qui se trouvait sur la cheminée ; je vis son mouvement, car je ne puis le perdre de vue ; je m’avançai pour la lui remettre : il se mit presque à mes pieds pour me remercier ; et il faut voir de quelle grâce cette politesse est accompagnée. Cette grâce est dans son maintien, dans son geste, dans tous ses mouvements ; elle tempère aussi le feu de ses regards, dont l’éclat est encore si vif qu’on pourrait à peine le supporter, s’il n’était adouci par une grande sensibilité. Ses yeux, brillants et perçants comme ceux de l’aigle, me donnent l’idée d’un être surhumain ; mais ses regards ne semblent exprimer que la bienveillance et l’indulgence lorsqu’ils s’attachent sur sa nièce ; comme ils appellent les égards de tout ce qui l’entoure ! car c’est presque toujours avec le sourire de l’approbation qu’il l’écoute. Sa bonté attire aussi à M. et Mme de Florian des attentions qu’ils ne trouveraient pas ailleurs qu’à Ferney. Mme de Florian a avec elle une jeune sœur qui rit de tout et qui rit toujours. M. de Voltaire l’appelle Quinze ans, et se prête à sa gaieté enfantine avec une bonté charmante ; quelquefois elles vont l’embrasser le soir dans son lit : il se plaint gaiement qu’elles laissent dans une couche solitaire un homme si jeune et si joli. Mais adieu, mon ami, je vais trouver aussi le mien, car je suis fatiguée, et il faut que je me lève de bonne heure pour ne pas perdre l’occasion de voir notre aimable patriarche dans les moments de sa plus belle humeur.


Ferney, lundi.

M. de Voltaire eut la bonté d’envoyer savoir de mes nouvelles dès qu’il sut que j’étais levée ; et l’espérance de le voir m’avait réveillée de bien bonne heure. Je lui en fis demander la permission, qu’il m’accorda tout de suite. Dès que je parus, il me dit, avec sa grâce ordinaire ; « Ah ! madame, vous faites ce que je devrais faire. — Monsieur, j’achèterais d’une partie de ma vie le bonheur que vous m’accordez ; » et je n’exagérais point en lui parlant ainsi. Je m’assis à côté de son lit, qui est de la plus grande simplicité et de la propreté la plus parfaite. Il était sur son séant, droit et ferme comme un jeune homme de vingt ans ; il avait un bon gilet de satin blanc, un bonnet de nuit attaché avec un ruban fort propre. Il n’a, dans ce lit où il travaille toujours, d’autre table à écrire qu’un échiquier. Son cabinet me frappa par l’ordre qui y règne : ce n’est pas, comme le vôtre, des livres pêle-mêle et de grands entassements de papiers ; tout y est en ordre, et il sait si bien la place que ses livres occupent, qu’à propos du procès de M. de Guines[9], dont nous parlâmes un moment, il voulut consulter un mémoire. « Wagnière, dit-il à son secrétaire, mon cher Wagnière, prenez, je vous prie, ce mémoire à la troisième tablette à droite ; » et le mémoire y était en effet. Ce qui abonde le plus sur son secrétaire, c’est une grande quantité de plumes. Je le priai de me permettre d’en prendre une que je garderais comme la plus précieuse des reliques ; et il m’aida lui-même à chercher une de celles avec laquelle il avait le plus écrit. Il a à côté de son lit le portrait de Mme du Châtelet, dont il conserve le plus tendre souvenir. Mais dans l’intérieur de son lit il a les deux gravures de la famille des Calas. Je ne connaissais pas encore celle qui représente la femme et les enfants de cette victime du fanatisme, embrassant leur père au moment où on va le mener au supplice ; elle me fit l’impression la plus douloureuse, et je reprochai à M. de Voltaire de l’avoir placée de manière à l’avoir sans cesse sous ses yeux. Ah ! madame, pendant onze ans j’ai été sans cesse occupé de cette malheureuse famille et de celle des Sirven ; et pendant tout ce temps, madame, je me suis reproché comme un crime le moindre sourire qui m’est échappé. Il me disait cela avec un accent si vrai, si touchant que j’en étais pénétrée. Je lui pris la main, que je baisai ; et remplie de vénération et de tendresse, j’arrêtai sa pensée sur tous les biens qu’il avait faits à ces deux familles ; sur les grands, sur les signalés services qu’il avait rendus à l’humanité ; sur le bonheur dont il devait jouir en se trouvant le bienfaiteur de tant d’hommes, le bienfaiteur du monde entier, qui lui devrait peut-être de n’être plus souillé par les horreurs du fanatisme.

Il me dit que le triomphe des lumières était bien loin d’être assuré ; il me parla des arbitres de la destinée des hommes et des préjugés qui avaient entouré leur enfance. « La nourrice, me dit-il, fait des traces comme cela, en me montrant la longueur de son bras ; et la raison, quand elle arrive à sa suite, n’en fait que de la longueur de mon doigt. Non, madame, nous devons tout craindre d’un homme élevé par un fanatique. » Ce sujet le conduisit à s’égayer sur la vie de Jésus-Christ et sur ses miracles. Je n’osais pas relever sérieusement ses sarcasmes, et je voulais encore moins paraître les approuver. Je défendis Jésus-Christ comme un philosophe selon mon cœur, dont la doctrine était divine et la morale indulgente. « J’admire, disais-je à M. de Voltaire, son amour pour les faibles et les malheureux ; les paroles que plusieurs fois il avait adressées à des femmes, et qui sont ou d’une philosophie sublime, ou de la plus touchante indulgence. — Oh ! oui, me dit-il, avec un regard et un sourire remplis de la plus aimable malice, vous autres femmes, il vous a si bien traitées que vous lui devez de prendre toujours sa défense. » Nous avons aussi beaucoup causé de tous nos amis, d’Alembert, La Harpe, Saint-Lambert, notre bon Condorcet. Il parle de M. de La Harpe comme de notre espérance pour le théâtre, de M. de Condorcet comme du plus digne apôtre de la philosophie : il estime beaucoup les talents et la personne de M. de Saint-Lambert. Je lui ai parlé des journées si douces que j’avais passées dans sa solitude d’Eaubonne[10], de son jardin si plein de fleurs et de fruits, de son amabilité pour ses convives, de cette table si parfaite et si voluptueuse, dirigée par les principes de Sarah[11], et où la raison, le cœur et l’appétit étaient également satisfaits. « C’est là, m’a-t-il dit, que je voudrais me transporter, préférablement au spectacle ou au souper des grands seigneurs ; je dînerais à côté de vous et ne serais entouré que d’amis, de votre mari, que je voudrais connaître après vous avoir vue, et dont les bontés me seront toujours chères. » Ces bontés, car il se servit de ce mot-là, le rappelèrent à M. de Richelieu, qui avait voulu écarter de l’Académie des hommes si dignes d’en être, deux bons écrivains et deux hommes sans préjugés. C’est là, je crois, la base d’après laquelle il forme son opinion sur ses semblables. Je sentis tout ce que cette association avec l’abbé Delille avait de flatteur pour vous. Il me parla du maréchal comme d’un homme qui, après avoir fait une longue route, n’avait recueilli aucune lumière dans la traversée, et arrivait à la vieillesse avec toute la frivolité des goûts du premier âge ; cela me donna l’occasion de lui citer ces vers :

Qui n’a pas l’esprit de son âge
De son âge a tout le malheur.

« Hélas ! madame, m’a-t-il dit, cela est bien vrai. »

C’est tout ce qu’on peut faire que de lui citer un de ses vers. Je n’ai pas encore trouvé le moment de lui parler de ses ouvrages. Bien loin de ressembler à ces hommes dont la conversation, dit Montesquieu, est un miroir qui représente sans cesse leur impertinente figure, jamais je ne l’ai vu encore appeler l’attention sur lui-même. Le génie est, je crois, au-dessus de ce misérable besoin d’occuper sans cesse les autres ; besoin qui rend la médiocrité si insupportable. Satisfait de lui-même, il se repose dans une noble confiance de sa force ; il jouit trop de sa pensée pour sentir le besoin continuel d’une puérile vanité : c’est par des choses utiles aux hommes qu’il les attache à son souvenir.

Quand, fatigué d’un long travail, M. de Voltaire entre dans son salon, il se prête à l’objet de la conversation sans chercher à la diriger. Si les jeunes femmes causent, il se délasse avec elles, et ajoute à leur gaieté par des plaisanteries vives et aimables ; il se donne aux choses et à vous avec la plus grande simplicité ; mais s’il arrive de Paris une nouvelle, s’il apprend un événement intéressant, son âme s’y attache à l’instant tout entière. Comme le soir de mon arrivée, M. Audibert lui apprit qu’on venait de mettre à la Bastille l’abbé du B*** et se saisir de ses papiers, il versa des larmes sur son malheur, et parla avec la plus vive indignation de cet acte de despotisme. C’est cette sensibilité si vraie qui me le fait adorer ; c’est ce feu sacré qui éclaire et échauffe tout ce qu’il touche ; c’est cette imagination si vive, si facile à émouvoir, qui le transforme à l’instant dans la personne opprimée pour lui prêter l’appui de tout son génie, et crée peut-être son génie ; car je crois, avec Vauvenargues, que le génie vient de l’accord et de l’harmonie entre l’âme et l’esprit. Qui jamais a pris en main la cause des opprimés avec plus de chaleur et l’a poursuivie, à travers les obstacles, avec plus de constance ? Eh ! qu’on ne dise point que c’était la gloire qu’il poursuivait en cherchant à les sauver : non ; c’en était le bonheur ! L’amour de la gloire se laisse rebuter par toutes les choses où le génie ne peut se montrer ; ce n’est que l’amour de l’humanité qui se soumet à cette multitude de détails nécessaires au succès des affaires, et qui peut seul y trouver sa plus douce récompense.

Vous me dites, mon ami, de lui parler de M. d’Étallonde, pour qui son zèle auprès du roi de Prusse et de notre parlement s’exerce sans relâche depuis un an. Je l’ai déjà fait : j’ignorais qu’il fût chez lui ; je lui en demandai des nouvelles. « N’avez-vous pas remarqué, me dit-il, le jour où je vous vis pour la première fois, un jeune homme d’une figure douce, honnête, d’un maintien modeste ? — Je vous demande pardon, monsieur, je n’avais, dans ce moment, des yeux que pour vous. — Eh bien ! faites-y attention ; sa figure vous peindra son âme. » En effet, j’ai beaucoup causé depuis avec M. d’Étallonde, qui me paraît aussi digne, par son âme que par son malheur, de tout l’intérêt de M. de Voltaire. Son admiration pour ce grand homme est sans bornes, comme sa reconnaissance ; et lorsqu’il paraît devant son bienfaiteur, celui-ci lui présente la main : « Bonjour, mon cher ami, » lui dit-il avec un air de bonté et de tendresse attendrissante ; c’est, je crois, le meilleur des hommes. Oh ! combien je l’admire, je l’aime davantage depuis que je l’ai vu ; avec quel regret je m’en séparerai, sans doute, hélas ! pour ne plus le revoir ! « Que dirai-je à vos amis, lui disais-je, qui, à mon retour, vont tous m’entourer pour me parler de vous ? — Vous leur direz que vous m’avez trouvé dans le tombeau, et que vous m’avez ressuscité. »


Genève, vendredi au soir.

Nous venons de Ferney où nous avons dîné. Mon admiration et mon enthousiasme pour M. de Voltaire sont si bien établis que, lorsque j’arrive, on ne parle que de cela. Je lui ai fait demander la permission de le voir un moment avant la promenade que nous devions faire ensemble dans ses bois, et j’ai été bientôt admise. Je suis entrée, je l’ai caressé, je lui ai parlé de lui, car je ne puis guère parler d’autre chose, pendant un bon quart d’heure. C’est comme une passion qui ne peut se soulager que par ses épanchements. Il m’a donné les noms les plus tendres, m’a appelée sa chère enfant, sa belle reine. Il m’a paru aussi touché que persuadé de ma tendre vénération pour lui. Nous avons parlé ensuite de nos amis communs, de MM. d’Alembert, La Harpe, Saint-Lambert, Condorcet. Ce dernier est celui pour lequel il me paraît avoir le plus d’estime et de tendresse. « C’est, me dit-il, de tous les hommes celui qui lui ressemble le plus ; il a la même haine, disait-il, pour l’oppression et le fanatisme, le même zèle pour l’humanité, et le plus de moyens pour la protéger et la défendre. » Je goûtais un véritable plaisir d’entendre ce grand homme me parler ainsi de l’ami qui répand un charme si doux sur ma vie. J’ai été bien touchée d’un conseil qu’il a ajouté à ses éloges : « Conservez cet ami, madame, c’est celui de tous qui est le plus digne de votre âme et de votre raison. — Oh ! monsieur, lui ai-je dit, l’amitié de mon bon Condorcet est pour moi d’un prix au-dessus de tous les trésors, et je ne la sacrifierais pas à l’empire de l’univers. » Il est revenu à vous de lui-même, et m’a encore répété qu’il voulait vous voir. Je lui ai parlé, avec mon âme, du meilleur ami de mon cœur. Il m’a demandé depuis combien de temps j’étais mariée : il m’a félicitée d’être unie à l’homme que j’avais préféré, et que ma raison aurait encore choisi. Je lui ai montré votre portrait : il vous trouve une figure spirituelle et douce. « Il n’y a, lui disais-je pendant qu’il regardait votre portrait, il n’y a qu’une destinée, monsieur, qui eût pu balancer, dans mon cœur, celle d’être la femme de M. Suard, c’eût été d’être votre nièce et de vous dévouer ma vie entière. — Eh ! ma chère enfant, je vous aurais unis, je vous aurais donné ma bénédiction ! » Il était superbe aujourd’hui. Quand je suis arrivée, Mme de Luchet m’a dit : « M. de Voltaire, madame, qui sait que vous le trouvez fort beau dans toute sa parure, a mis aujourd’hui sa perruque et sa belle robe de chambre. Voyez-vous, a-t-elle dit, quand il est sorti de son cabinet, voyez-vous comme il est beau ? C’est une coquetterie dont vous êtes l’objet. » M. de Voltaire sourit avec bonté, et une sorte de honte aimable de s’être prêté à cet enfantillage. Ce sourire, si rempli de grâce, me rappela la statue de Pigalle, qui en a saisi quelques traces. Je lui dis que j’avais été empressée d’aller la voir et que je l’avais baisée. « Elle vous l’a bien rendu, n’est-ce pas ? » Et comme je ne répondais qu’en lui baisant les mains : « Mais dites-moi donc, avec un ton d’instance, dites-moi donc qu’elle vous l’a rendu. — Mais il me semble qu’elle en avait envie. » Nous sommes montés en carrosse pour parcourir ses bois : j’étais à ses côtés, j’étais dans le ravissement ; je tenais une de ses mains que je baisai une douzaine de fois. Il me laisse faire, parce qu’il voit que c’est un besoin et un bonheur. Nous avions avec nous un Russe qui le félicitait d’être encore si vivement aimé d’une jeune, et vous pardonnerez l’épithète, et jolie femme. « Ah ! monsieur, je dois tout cela à mes quatre-vingts ans. » Il se compara au vieux Titon à qui je rendais la vie, que je rajeunissais. « Je le voudrais bien, lui dis-je, car vous ne vieilliriez plus. » Il causa avec M. Soltikof des Russes et de Catherine. Il dit que c’est de tous les souverains de l’Europe celui qui a le plus d’énergie et de tête. Je ne sais s’il a raison ; mais sa tête à lui me paraît le plus beau phénomène de la nature.

Ses bois, qu’il a plantés et qu’il aime beaucoup, sont très-vastes ; il a fait partout des percées fort agréables ; ils nous ont conduits à sa ferme, qui est grande, belle et tenue avec une grande propreté. Je le voyais, avec plaisir, parcourir tout son domaine, droit, ferme sur ses jambes, et presque leste ; il jetait partout des regards perçants, et en parcourant sa grange, qui est très-longue, il montra, avec un bâton qu’il tenait à la main, une réparation à faire au sommet. Sa basse-cour présente le même air de propreté ; il y a beaucoup de belles vaches, et il a voulu que je busse de leur lait ; il a été me le chercher lui-même et me l’a présenté avec toutes ses grâces. Vous sentez combien j’étais touchée de tant de bontés et de quel ton je l’en remerciai. Cette petite course était une véritable débauche pour lui, qui ne sort presque plus de Ferney ; aussi dit-il bientôt qu’il ne se trouvait pas bien, qu’il désirait s’en retourner ; je trouvais ce besoin bien naturel. Son cabinet est ce qu’il aime le mieux ; c’est là qu’il vit, parce que c’est là qu’il pense ; c’est là aussi qu’il trouve ce repos dont la vieillesse a souvent besoin ; aussi, loin de le presser de rester un moment de plus, je le priai de remonter promptement dans son carrosse, et lui présentai mon bras, qu’il accepta, pour l’y conduire ; mais comme il allait y monter, il voulut absolument me reconduire jusqu’au mien, que nous avions fait suivre. « Pourquoi, me dit-il, ne couchez-vous pas à Ferney ? Quand viendrez-vous me voir ? — J’aurai ce bonheur dimanche prochain. — Eh bien ! je vais donc vivre dans cette espérance. » Il m’a embrassée. Je vois avec peine que les personnes qui l’entourent, et sa nièce même, n’ont point d’indulgence pour les choses qui tiennent à son âge et à sa faiblesse. On le regarde souvent comme un enfant capricieux ; comme si, à quatre-vingts ans, il n’était pas permis, quand on s’est donné trois heures à la société, de sentir le besoin du repos ; n’est-ce pas même un besoin réel ? On ne veut presque jamais croire qu’il souffre ; il semble qu’on veuille se dispenser de le plaindre. Cet air d’insouciance, qui m’a plus frappée encore aujourd’hui, m’a indignée et touchée jusqu’au fond du cœur.


Genève.

Mais parlons donc du grand homme ; je ne sais comment j’ai eu le courage de vous parler d’autres plaisirs que de ceux dont je lui suis redevable ; j’ai regardé comme perdus les jours que j’ai passés sans le voir, et je ne l’ai jamais vu qu’avec transport. J’ai été hier souper et coucher à Ferney. Il avait été malade presque tout le jour ; il avait pris médecine ; il vint cependant dans le salon quand on lui dit que j’étais arrivée. Je le trouvai abattu, mais il reçut, avec la sensibilité la plus aimable, toutes les preuves de mon tendre intérêt. Sa conversation se ressentit de son état physique ; elle était mélancolique. Il parla des maux de sa vie ; mais il en parla sans amertume, quoique avec tristesse. Je me rappelai les chagrins que lui avait donnés sa patrie ingrate, dans le temps qu’il l’honorait par tant de chefs d’œuvre ; l’acharnement avec lequel on lui avait opposé Crébillon, qu’on ne pouvait lui comparer avec justice, et qu’on affectait cependant d’élever au-dessus de lui ; je pensai qu’il pouvait se rappeler notre ingratitude, et je lui reprochai avec douceur de ce pas goûter une destinée unique et qui remplissait l’Europe entière. « Je conviens, monsieur, lui dis-je, qu’avec une manière de sentir aussi vive, vous, avez dû éprouver de grands chagrins ; mais convenez aussi que vous avez eu de grandes jouissances. — Ah ! guère, madame, guère !

— Nul de nous n’a vécu sans connaître les larmes[12],


ajoutai-je. — Hélas ! me dit-il, cela est bien vrai. » Mais comme je voulais toujours le ramener sur des idées douces et agréables : « Votre passion dominante, monsieur, a été satisfaite ; peu d’hommes, vous le savez, ont pu se vanter de cet avantage. Vous avez aimé la gloire ; je pourrais vous dire, comme le Père Canaye au maréchal d’Hocquincourt, elle vous a aimé beaucoup aussi, elle vous a comblé d’honneurs. — Eh ! madame, je ne savais ce que je voulais ; c’était mon joujou, ma poupée. — Nous sommes bienheureux, lui dis-je, que votre poupée n’ait pas seulement servi à vos plaisirs, comme il en est de la plupart des hommes, mais qu’elle ait fait les délices de tous ceux qui savent penser et sentir. »


Le lendemain matin.

J’avais une si grande peur de ne pas voir M. de Voltaire après son déjeuner que je me suis levée à six heures ; tout le monde dormait encore ; je suis entrée dans le salon dans lequel donne son cabinet ; tout était dans le silence ; je me suis jetée sur une chaise longue, où je me suis endormie jusqu’à huit heures, que M. de Voltaire a envoyé savoir de mes nouvelles. Je lui ai fait demander la permission de le voir un moment, et il me l’a sur-le-champ accordée. Vous serez jaloux si vous voulez, mais il est certain que j’ai pour lui une véritable passion. Mon premier besoin, dès que je l’approche, c’est de lui parler du bonheur qu’il me donne en me permettant de le voir dans toute sa bonté et son amabilité naturelle. Il m’a fait mille caresses de sa jolie main pendant que je la baisais, et m’a dit les choses les plus aimables : « Conservez-moi vos bontés ; » et puis, « mais vous m’oublierez dès que vous serez à Paris ! — Oh ! monsieur, vous ne le croyez pas ; je serais bien malheureuse si vous le croyiez. Vous savez qu’occupée de vous avant que d’avoir le bonheur de vous voir, votre présence et vos bontés me rendront ce souvenir mille fois plus cher encore. » Il m’a ensuite parlé de vous, et du désir de vous voir avec tous ses amis. Il était fort bien ce matin ; le sommeil l’avait parfaitement rétabli ; il souffrait moins, disait-il ; ses yeux étaient pleins de feu et même de gaieté. Il était occupé à revoir des épreuves d’une nouvelle édition de ses ouvrages[13] ; il aurait voulu qu’on n’y mît point ce qu’il appelle ses fatras. « On ne va point, dit-il, à la postérité avec un si gros bagage. « Puis il me dit avec gaieté : « Hier j’étais philosophe, aujourd’hui je suis Polichinelle. » Je vous fais grâce de mes compliments sur ces changements de rôles. J’ai pourtant vu l’auteur un moment. À propos de cette édition, il tenait à la main un volume de sa petite encyclopédie[14]. Il dit à mon frère, qui venait d’entrer : « C’est un petit ouvrage dont je fais cas. » Mon frère lui parla de la Pucelle, qu’il avait sue par cœur. « C’est, dit-il, de tous mes ouvrages celui que j’aime le mieux. J’aime à la folie cette Agnès qui a toujours l’envie d’être si sage et qui toujours est si faible. » Mon frère lui en récita quelques passages ; il les écoutait avec une gaieté qui tenait plus au sujet même qu’à l’amour-propre de l’auteur. Il interrompait quelquefois mon frère pour lui dire : « Mais ce n’est pas ainsi qu’on dit des vers ; » et il lui donnait le ton qui les rendait plus cadencés et plus harmonieux. Quand il entendit ce vers sur Mme de Pompadour :

Et sur son rang son esprit s’est monté,


il désavoua tout ce morceau, et demanda ce que c’était qu’un esprit monté sur un rang ? Moi, je ne lui ai parlé que de ce que j’aimais et connaissais même de sa Pucelle, les débuts de plusieurs chants où je trouvai beaucoup de gaieté, de philosophie, et même de verve. Nous l’avons laissé occupé des corrections de cette nouvelle édition. Nous sommes rentrés dans le salon, où il n’a paru qu’un moment vers le soir, et lorsqu’il a été fatigué de son travail. Ses forces sont, je crois, en proportion de son génie ; sa tête paraît aussi féconde, son âme paraît aussi ardente que s’il était dans la vigueur de l’âge ; sa vie n’a point de vide ; la pensée et son profond amour pour l’humanité et les progrès de la philosophie remplissent tous ses moments. Mais ce qui m’étonne toujours, ce qui me touche et presque me ravit, c’est qu’il paraît se dépouiller de tout ce que son génie a de puissant, pour n’en plus conserver que la grâce et l’amabilité la plus parfaite. Quand il se réunit un moment à la société, jamais je ne l’ai vu ni distrait, ni préoccupé ; il semble que sa politesse, qui a quelque chose de noble et de délicat, lui ait imposé la loi d’un parfait oubli de lui-même lorsqu’il se mêle avec ses semblables. Si vos yeux le cherchent, on est sûr de rencontrer dans les siens les regards de la bienveillance, et une sorte de reconnaissance pour les sentiments dont il est l’objet. Je vois qu’il croit aux miens, et j’avoue que j’ai pour lui une vénération si tendre que je serais malheureuse si je ne l’en croyais persuadé. Je couche à Ferney ce soir, et ce sera pour la dernière fois.


Ferney.

Nous venons, mon ami, de faire nos adieux au grand homme ; hélas ! sans doute, des adieux éternels. Je n’ai pas voulu lui parler de mon départ ; mais j’ai bien vu qu’il en était instruit par les choses qu’il m’a adressées. Il a encore eu la bonté de m’admettre dans son cabinet, de m’y montrer les sentiments les plus aimables et les plus flatteurs, quoiqu’il soit, dans ce moment, fort occupé de corriger les fautes de sa nouvelle édition ; elle contient des choses sur le parlement, qu’il veut absolument adoucir ; je vois qu’il le craint, et cela m’afflige : car quoi de plus affreux que de vivre, à son âge, dans les alarmes et la terreur ? Il m’a dit que M. Seguier[15] était venu le voir en passant à Ferney, il y a peu de temps ; « et là, madame, à la place que vous occupez (j’étais assise auprès de son lit), ce Seguier m’a menacé de me dénoncer à son corps, qui me ferait brûler, s’il me tenait. — Monsieur, ils n’oseraient. — Et qui les en empêcherait ? — Votre génie, votre âge, le bien que vous avez fait à l’humanité, le cri de l’Europe entière ; croyez que tout ce qui existe d’honnête, tout ce que vous avez rendu humain et tolérant se soulèverait en votre faveur. — Eh ! madame, on viendrait me voir brûler, et on dirait peut-être le soir : C’est pourtant bien dommage. — Non, jamais je ne le souffrirais, lui dis-je, épouvantée de cette seule idée ; j’irais poignarder le bourreau, s’il pouvait s’en trouver un capable d’exécuter cet exécrable arrêt. » Il m’a baisé la main et m’a dit : « Vous êtes une aimable enfant ; oui, je compte sur vous. — Oh ! vous n’aurez pas besoin de mon secours. De grâce, éloignez, monsieur, une idée si funeste et qui n’a, je vous proteste, nul fondement. »

Le lendemain, mon premier besoin, en me levant, a été de le voir. Hélas ! c’était pour la dernière fois que j’entrais dans ce cabinet, que je le voyais, que je recevais les témoignages de sa bonté ! J’étais bien attristée. Je m’étais habillée de bonne heure, parce que nous allions dîner dans le voisinage. J’ai su trop tard qu’il aimait à voir les femmes parées, car j’avoue que j’aurais employé, auprès de lui, ce moyen de lui plaire. Dès que j’ai paru : « Quelle est, s’est-il écrié, cette dame si belle, si brillante, qui entre là ? — C’est moi, monsieur ; » et j’ai couru lui baiser les mains. « Mon Dieu, que vous êtes aimable ! J’ai écrit à M. Suard que j’étais amoureux de vous. — Oh ! monsieur, de toutes vos bontés, c’est celle dont je suis le plus flattée, car c’est celle qui le touchera davantage ! — Vous avez couché au-dessus de mon cabinet. — Oui, monsieur ; cette idée me rendait aussi fière qu’heureuse, et me laissera de bien aimables souvenirs. »

Comme il y avait beaucoup de monde dans son cabinet, il en fut bientôt fatigué, et je le vis se renverser sur son oreiller, les yeux fermés et soufflant. Je dis sur-le-champ qu’il fallait le laisser au repos dont il avait besoin. Ces mots parurent lui rendre la vie. Il me jeta un regard rempli d’une tendresse reconnaissante ; je l’ai pressé bien tendrement contre mon sein. « Vous m’avez trouvé mourant, me dit-il ; mais mon cœur vivra toujours pour vous. » Mes larmes ont coulé en abondance en quittant sa maison, où je ne le verrai jamais, quoiqu’il m’ait bien pressée de revenir cet automne avec vous, mon cher Condorcet et M. d’Alembert[16].



  1. Née à Lille, en 1750, et sœur du premier des Panckoucke, l’éditeur de l’Encyclopédie, elle épousa, vers 1774, Suard, alors âgé de 42 ans, en devint veuve en 1817, et mourut en 1830.
  2. Négociant de Marseille et membre de l’Académie de cette ville. Il s’occupa beaucoup de l’affaire Calas.
  3. Pierre Poissonnier, célèbre médecin (1720-1798).
  4. M. Suard, dans son discours de réception à l’Académie, avait fait un grand éloge de M. de Voltaire.
  5. Occasionnée par l’arrêt du conseil du 13 septembre 1774, qui établissait la liberté du commerce des grains à l’intérieur. On la disait fomentée par les ennemis de Turgot, le prince de Conti et les parlementaires.
  6. Probablement M. Lecler, premier commis des finances, que Turgot avait remplacé, au mois de septembre 1774, par M. de Vaines, avec lequel Voltaire était en correspondance.
  7. Simon-Nicolas-Henri Linguet (1736-1794).
  8. La Théorie du Libelle, ou l’Art de calomnier avec fruit ; dialogues philosophiques pour servir de supplément à la « Théorie du Paradoxe », Amsterdam (Paris), 1773, in-12. Dans ce factum d’ailleurs très-spirituel, Linguet répondait à l’abbé Morellet, qui l’avait violemment attaqué dans sa Théorie du Paradoxe, 1775, in-12.
  9. Adrien-Louis de Bonnières, comte, puis duc de Guines (1725-1806), ambassadeur à Londres depuis 1770, et dont le procès en diffamation contre son secrétaire, Tort de La Soudre, qui l’avait accusé de contrebande pratiquée sous le couvert de l’ambassade, faisait beaucoup de bruit. Les mémoires qui parurent dans cette affaire étaient de Gerbier, pour le duc de Guines, et de Falconnet pour Tort.
  10. Dans la vallée de Montmorency, sur la route de Saint-Leu, entre Ermont, Soissy et Margency, près de Mme d’Houdetot, son amie. Dans les derniers temps de sa vie on l’appelait le Sage d’Eaubonne.
  11. Sarah Th... Paris, 1765, in-8°, nouvelle par Saint-Lambert.
  12. Poëme sur la Loi naturelle.
  13. L’édition dite encadrée. Genève, 1775, 40 vol. in-8°.
  14. Le Dictionnaire philosophique portatif (1764), dont la 7e édition, fort augmentée, parut en 1770.
  15. Antoine-Louis Séguier (1726-1792), avocat général au parlement de Paris, qui venait de se signaler, en 1770, par son réquisitoire contre l’Encyclopédie. Il visita Ferney en septembre 1770.
  16. La huitième et dernière lettre de Mme Suard, et la réponse que lui fit Voltaire, sont dans la Correspondance, nos 9415 et 9416.


n° 58

n° 59

n° 60