Documents biographiques/Édition Garnier/66

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LXVI.

NOTE SUR M. DE VOLTAIRE

ET FAITS PARTICULIERS CONCERNANT CE GRAND HOMME
recueillis par moi
pour servir à son histoire par m. l’abbé du vernet.
[1]


L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.
(Œdipe, acte I, scène i.)

Puis-je ne pas me glorifier d’un titre qui a fait à la fois mon état, ma fortune, et le bonheur de ma vie ? L’extrait que j’en vais donner justifiera l’épigraphe que j’ai choisie, et qui pourrait paraître un peu trop orgueilleuse.

La paix de 1748, en rappelant les plaisirs de tout genre dans la ville de Paris, devint l’époque mémorable d’une nouvelle institution de quelques sociétés bourgeoises qui se réunirent pour le seul plaisir de jouer la comédie.

La première fut établie à l’hôtel de Soyecourt, au faubourg Saint-Honoré ; la seconde, à l’hôtel de Clermont-Tonnerre, au Marais ; la troisième, à l’hôtel de Jabach, rue Saint-Merry. C’est de ce dernier théâtre dont je suis le fondateur.

De tous les jeunes gens qui jouissaient alors de quelque célébrité sur ces différents théâtres, et dont quelques-uns se sont fixés dans nos provinces, je suis le seul qui soit resté à Paris ; et c’est une faveur que je dois plus à ma bonne étoile qu’à la supériorité de mon talent. Voici comment la chose est arrivée :

Le propriétaire de l’hôtel de Jabach, forcé de faire des réparations urgentes dans l’intérieur de la salle que nous occupions, nous mit dans la nécessité de demander à messieurs les comédiens de Clermont-Tonnerre la permission de jouer alternativement avec eux sur leur théâtre ; traité qui fut stipulé entre eux et nous au mois de juillet 1749, en payant la moitié des frais. Nous y débutâmes par Sidney et George Dandin.

Il n’est pas difficile de se figurer que la concurrence de ces deux sociétés excita dans le public quelques contestations dont le résultat ne pouvait être favorable aux uns sans diminuer de la considération dont les autres avaient joui jusqu’alors. On était partagé sur les talents de messieurs tels et tels, sur ceux des demoiselles telles et telles. Les unes étaient plus jolies, plus décentes que les autres ; mais ces dernières avaient plus d’usage du théâtre, plus de grâce, plus de finesse, etc. C’est ainsi que le public s’amusait, et prenait parti, soit pour messieurs de Tonnerre, soit pour messieurs de Jabach. Mais qui pourra jamais croire qu’une société de jeunes gens, qui réunissait le plaisir et la décence, put exciter la jalousie et les plaintes des grands chantres de Melpomène !

Le crédit de ces derniers nous fit fermer notre théâtre ; et ce fut un prêtre janséniste qui en obtint la réhabilitation. M. l’abbé de Chauvelin, conseiller-clerc au parlement de Paris, daigna s’intéresser pour des élèves contre leurs maîtres, et nous fit jouer le Mauvais Riche, comédie nouvelle en cinq actes et en vers, de M. d’Arnaud. La pièce eut peu de succès, au jugement de la plus brillante assemblée qu’il y eût alors à Paris. C’était au mois de février 1750.

M. de Voltaire y fut invité par l’auteur ; et, soit indulgence pour M. d’Arnaud, soit pure bonté pour les acteurs qui s’étaient donné toute la peine imaginable pour faire valoir un ouvrage faible et sans intérêt, ce grand homme parut assez content, et s’informa scrupuleusement qui était celui qui avait joué le rôle de l’amoureux. On lui répondit que c’était le fils d’un marchand orfèvre de Paris, lequel jouait la comédie pour son plaisir, mais qui aspirait réellement à en faire son état. Il témoigna à M. d’Arnaud le désir de me connaître, et le pria de m’engager à l’aller voir le surlendemain.

Le plaisir que me causa cette invitation fut encore plus grand que ma surprise ; mais ce que je ne pourrais peindre, c’est ce qui se passa dans mon âme à la vue de cet homme, dont les yeux étincelaient de feu, d’imagination et de génie. En lui adressant la parole, je me sentis pénétré de respect, d’enthousiasme, d’admiration, et de crainte ; j’éprouvais à la fois toutes ces sensations, lorsque M. de Voltaire eut la bonté de mettre fin à mon embarras en m’ouvrant ses deux bras, et en remerciant Dieu d’avoir créé un être qui l’avait ému et attendri en proférant d’assez mauvais vers.

Il me fit ensuite plusieurs questions sur mon état, sur celui de mon père, sur la manière dont j’avais été élevé, et sur mes idées de fortune. Après l’avoir satisfait sur tous ces points, et après ma part d’une douzaine de tasses de chocolat mélangé avec du café, seule nourriture de M. de Voltaire depuis cinq heures du matin jusqu’à trois heures après midi, je lui répondis, avec une fermeté intrépide, que je ne connaissais d’autre bonheur sur la terre que de jouer la comédie ; qu’un hasard cruel et douloureux me laissant le maître de mes actions, et jouissant d’un petit patrimoine d’environ sept cent cinquante livres de rente, j’avais lieu d’espérer qu’en abandonnant le commerce et le talent de mon père, je ne perdrais rien au change si je pouvais un jour être admis dans la troupe des comédiens du roi.

« Ah ! mon ami, s’écria M. de Voltaire, ne prenez jamais ce parti-là ; croyez-moi, jouez la comédie pour votre plaisir, mais n’en faites jamais votre état. C’est le plus beau, le plus rare, le plus difficile des talents ; mais il est avili par des barbares, et proscrit par des hypocrites. Un jour la France estimera votre art, mais alors il n’y aura plus de Baron, plus de Lecouvreur, plus de Dangeville. Si vous voulez renoncer à votre projet, je vous prêterai dix mille francs pour commencer votre commerce, et vous me les rendrez quand vous pourrez. Allez, mon ami, revenez me voir vers la fin de la semaine ; faites bien vos réflexions, et donnez-moi une réponse positive. »

Étourdi, confus, et pénétré jusqu’aux larmes des bontés et des offres généreuses de ce grand homme, que l’on disait avare, dur, et sans pitié, je voulus m’épancher en remerciements. Je commençai quatre phrases sans pouvoir en terminer une seule. Enfin je pris le parti de lui faire ma révérence en balbutiant ; et j’allais me retirer, lorsqu’il me rappela pour me prier de lui réciter quelques lambeaux des rôles que j’avais déjà joués. Sans trop examiner la question, je lui proposai, assez maladroitement, de lui déclamer le grand couplet de Gustave, au second acte. Point, point de Piron, me dit-il avec une voix tonnante et terrible ; je n’aime pas les mauvais vers ; dites-moi tout ce que vous savez de Racine.

Je me souvins heureusement qu’étant au collége Mazarin j’avais appris la tragédie entière d’Athalie, après avoir entendu répéter nombre de fois cette pièce aux écoliers qui devaient la jouer. Je commençai donc la première scène, en jouant alternativement Abner et Joad. Mais je n’avais pas encore tout à fait rempli ma tâche que M. de Voltaire s’écria aussitôt, avec un enthousiasme divin : « Ah ! mon Dieu, les beaux vers ! Ce qu’il y a de bien étonnant, c’est que toute la pièce est écrite avec la même chaleur, la même pureté, depuis la première scène jusqu’à la dernière ; c’est que la poésie en est partout inimitable. Adieu, mon cher enfant, ajouta-t-il en m’embrassant ; je vous prédis que vous aurez la voix déchirante, que vous ferez un jour les plaisirs de Paris ; mais ne montez jamais sur un théâtre public ! »

Voilà le précis le plus vrai de ma première entrevue avec M. de Voltaire. La seconde fut plus décisive, puisqu’il consentit, après les plus vives instances de ma part, à me recueillir chez lui comme son pensionnaire, et à faire bâtir au-dessus de son logement un petit théâtre où il eut la bonté de me faire jouer avec ses nièces et toute ma société. Il ne voyait qu’avec un déplaisir horrible qu’il nous en avait coûté jusqu’alors beaucoup d’argent pour amuser le public et nos amis.

La dépense que cet établissement momentané causa à M. de Voltaire, et l’offre désintéressée qu’il m’avait faite quelques jours auparavant, me prouvèrent, d’une manière bien sensible, qu’il était aussi généreux et aussi noble dans ses procédés que ses ennemis étaient injustes, en lui prêtant le vice de la sordide économie. Ce sont des faits dont j’ai été le témoin. Je dois encore un autre aveu à la vérité, c’est que M. de Voltaire m’a non-seulement aidé de ses conseils pendant plus de six mois, mais qu’il m’a défrayé pendant ce temps, et que, depuis que je suis au théâtre, je puis prouver avoir été gratifié par lui de plus de deux mille écus. Il me nomme aujourd’hui son grand acteur, son Garrick, son enfant chéri : ce sont des titres que je ne dois qu’à ses bontés pour moi ; mais ceux que j’adopte au fond de mon cœur sont ceux d’un élève respectueux et pénétré de reconnaissance.

Pourrais-je n’être pas affecté d’un sentiment aussi respectable, puisque c’est à M. de Voltaire seul que je dois les premières notions de mon art, et que c’est à sa seule considération que M. le duc d’Aumont a bien voulu m’accorder mon ordre de début au mois de septembre 1750 ?

Il est résulté de ces premières démarches que, par une persévérance à toute épreuve, je suis enfin, au bout de dix-sept mois, parvenu à surmonter tous les obstacles de la ville et de la cour, et à me faire inscrire sur le tableau de messieurs les comédiens du roi, au mois de février 1752.

Quiconque voudra bien lire tous ces détails, en observer la filiation, reconnaîtra que je suis loin de ressembler à ces cœurs ingrats qui rougissent d’un bienfait, et qui, pour consommer leur scélératesse, calomnient indignement leur bienfaiteur. J’en ai connu plus d’un de cette espèce à l’égard de M. de Voltaire. J’ai été témoin des vols qui lui ont été faits par des gens de toutes sortes d’états. Il a plaint les uns, méprisé tacitement les autres, mais jamais il n’a tiré vengeance d’aucun. Les libraires, qu’il a prodigieusement enrichis par les différentes éditions de ses ouvrages, l’ont toujours déchiré publiquement ; mais il n’y en a pas un seul qui ait osé l’attaquer en justice, parce que tous avaient tort.

M. de Voltaire est toujours resté fidèle à ses amis. Son caractère est impétueux, son cœur est bon, son âme est compatissante et sensible ; modeste au suprême degré sur les louanges que lui ont prodiguées les rois, les gens de lettres et le peuple réuni pour l’entendre et l’admirer ; profond et juste dans ses jugements sur les ouvrages d’autrui ; rempli d’aménité, de politesse et de grâces dans le commerce civil ; inflexible sur les gens qui l’ont offensé : voilà son caractère dessiné d’après nature.

On ne pourra jamais lui reprocher d’avoir attaqué le premier ses adversaires ; mais, après les premières hostilités commises, il s’est montré comme un lion sorti de son repaire, et fatigué de l’aboiement des roquets qu’il a fait taire par le seul aspect de sa crinière hérissée. Il y en a quelques-uns qu’il a écrasés en les courbant sous sa patte majestueuse ; les autres ont pris la fuite.

Je lui ai entendu dire mille fois qu’il était au désespoir de n’avoir pu être l’ami de Crébillon ; qu’il avait toujours estimé son talent plus que sa personne, mais qu’il ne lui pardonnerait jamais d’avoir refusé d’approuver Mahomet.

Je ne dirai rien de la sublimité de ses talents en tout genre. Il n’en est aucun où il n’ait répandu beaucoup d’érudition, de grâce, de goût, et de philosophie. Du reste, c’est à l’Europe entière à faire son éloge. Ses ouvrages, répandus d’un pôle à l’autre, sont des matériaux suffisants pour l’entreprendre. Heureux celui qui saura les apprécier, et parler dignement d’un homme aussi célèbre et aussi rare ! Tout le monde connaît sa facilité pour écrire, mais personne n’a vu ce dont mes yeux ont été les témoins pour sa tragédie de Zulime.

Son secrétaire avait égaré ou brûlé, comme brouillon inutile, le cinquième acte de cette tragédie. M. de Voltaire le refit de nouveau en très-peu de temps, et sur de nouvelles idées qui lui furent suscitées par les circonstances.

Je lui ai vu faire un nouveau rôle de Cicéron, dans le quatrième acte de Rome sauvée, lorsque nous jouâmes cette pièce au mois d’auguste 1700, sur le théâtre de Mme la duchesse du Maine, au château de Sceaux. Je ne crois pas qu’il soit possible de rien entendre de plus vrai, de plus pathétique et de plus enthousiaste que M. de Voltaire dans ce rôle. C’était, en vérité, Cicéron lui-même tonnant de la tribune aux harangues sur le destructeur de la patrie, des lois, des mœurs et de la religion. Je me souviendrai toujours que Mme la duchesse du Maine, après lui avoir témoigné son étonnement et son admiration sur ce nouveau rôle, qu’il venait de composer, lui demanda quel était celui qui avait joué le rôle de Lentulus Sura, et que M. de Voltaire lui répondit : Madame, c’est le meilleur de tous. Ce pauvre hère qu’il traitait avec tant de bonté, c’était moi-même ; et ce n’était pas ce qui flatta le plus les marquis, les comtes et les chevaliers dont j’étais alors le camarade.

Je ne finirai point cet article sans citer encore quelques anecdotes qui sont à ma connaissance, et qui serviront peut-être à donner encore quelques idées particulières du caractère de M. de Voltaire.

Personne n’ignore qu’à la mort du célèbre Baron, ainsi qu’à la retraite de Beaubourg, l’emploi tragique et comique de ces deux grands comédiens fut donné à Sarrasin, qui ne suivait alors que de bien loin les traces de ses maîtres. C’est ce qui lui attira une assez bonne plaisanterie de M. de Voltaire, lorsque ce dernier le chargea du rôle de Brutus dans la tragédie de ce nom. On répétait la pièce au théâtre, et la mollesse de Sarrasin dans son invocation au dieu Mars, le peu de fermeté, de grandeur et de majesté, qu’il mettait dans le premier acte, impatienta tellement M. de Voltaire qu’il lui dit avec une ironie sanglante : « Monsieur, songez donc que vous êtes Brutus, le plus ferme de tous les consuls romains, et qu’il ne faut point parler au dieu Mars comme si vous disiez : Ah ! bonne Vierge, faites-moi gagner un lot de cent francs à la loterie ! »

Il résulta de ce nouveau genre de donner des leçons que Sarrasin n’en fut ni plus vigoureux ni plus mâle, parce que ni l’une ni l’autre de ces qualités n’étaient en lui, et qu’il ne fut vraiment bon acteur que dans les choses pathétiques. Il ignorait l’art de peindre les passions avec énergie. On ne lui vit jamais l’âme de Mithridate, ni la noblesse d’Auguste.

L’on connaît la célébrité que Mlle Dusmesnil s’était acquise dans le rôle de Mérope, et qu’elle a constamment soutenue pendant vingt ans ; cette même célébrité ne fut cependant pas à l’abri du sarcasme de M. de Voltaire. Lorsqu’il fit répéter Mérope pour la première fois, il trouvait que cette fameuse actrice ne mettait ni assez de force ni assez de chaleur dans le quatrième acte, quand elle invective Polyphonte. « Il faudrait, lui dit Mlle Dumesnil, avoir le diable au corps pour arriver au ton que vous voulez me faire prendre. — Eh ! vraiment oui, mademoiselle, lui répondit M. de Voltaire, c’est le diable au corps qu’il faut avoir pour exceller dans tous les arts. » Je crois que M. de Voltaire disait une grande vérité.

Il était un jour questionné sur la préférence que les uns accordaient à Mlle Dumesnil sur Mlle Clairon, et sur l’enthousiasme que cette dernière excitait, au grand regret de celle qui lui avait servi de modèle. Ceux qui tenaient encore au vieux goût prétendaient que, pour attacher l’âme, la remuer et la déchirer, il fallait avoir, comme Mlle Dumesnil, de la machine à Corneille, et que Mlle Clairon n’en avait point. Elle l’a dans la gorge, s’écria M. de Voltaire ; et la question fut jugée.

Une très-jeune et jolie demoiselle, fille d’un procureur au parlement jouait avec moi le rôle de Palmire dans Mahomet, sur le théâtre de M. de Voltaire. Cette aimable enfant, qui n’avait que quinze ans, était fort éloignée de pouvoir débiter avec force et énergie les imprécations qu’elle vomit contre son tyran. Elle n’était que jeune, jolie et intéressante ; aussi M. de Voltaire s’y prit-il à son égard avec plus de douceur, et, pour lui remontrer combien elle était éloignée de la situation de son rôle, il lui dit : « Mademoiselle, figurez-vous que Mahomet est un imposteur, un fourbe, un scélérat qui a fait poignarder votre père, qui vient d’empoisonner votre frère, et qui, pour couronner ses bonnes œuvres, veut absolument coucher avec vous. Si tout ce petit manège vous fait un certain plaisir, ah ! vous avez raison de le ménager comme vous faites ; mais pour peu que cela vous répugne, voici, mademoiselle, comme il faut vous y prendre. »

Alors M. de Voltaire, répétant lui-même cette imprécation, donna à cette pauvre innocente, rouge de honte et tremblante de peur, une leçon d’autant plus précieuse qu’elle joignait le précepte à l’exemple. Elle devint par la suite une actrice très-agréable.

En 1755, étant aux Délices, près de Genève, dans la maison que M. de Voltaire venait d’acquérir du procureur général Tronchin, je devins le dépositaire de l’Orphelin de la Chine, que l’auteur avait fait d’abord en trois actes, et qu’il nommait ses magots. C’est en conférant avec lui sur cet ouvrage d’un caractère noble et d’un genre aussi neuf, qu’il me dit : « Mon ami, vous avez les inflexions de la voix naturellement douces ; gardez-vous bien d’en laisser échapper quelques-unes dans le rôle de Gengis. Il faut bien vous mettre dans la tête que j’ai voulu peindre un tigre qui, en caressant sa femelle, lui enfonce ses griffes dans les reins. Si vos camarades trouvent quelques longueurs dans le cours de l’ouvrage, je leur permets de faire des coupures : ce sont des citoyens qu’il faut quelquefois sacrifier au salut de la république ; mais faites en sorte que l’on en use modérément, car les faux connaisseurs sont souvent plus à craindre, pour ces sortes de changements, que ceux qui sont bonnement ignorants. »

Après mon départ de Ferney, au mois d’avril 1762, M. de Voltaire eut la fantaisie de faire jouer sur son petit théâtre sa tragédie de l’Orphelin de la Chine. Le libraire Cramer s’était exercé avec M. le duc de Villars sur le rôle de Gengis. Il n’y a personne qui ne soit instruit de la prétention de ce grand seigneur pour bien enseigner à jouer la comédie : aussi fit-il de son élève Cramer un froid et plat déclamateur, et c’est ce dont M. de Voltaire ne tarda pas à s’apercevoir. Dès la première répétition, il sentit plus que jamais que l’on pouvait être en même temps duc, bel esprit, et le fils d’un grand homme ; mais que ni l’un ni l’autre de ces titres ne donnait du talent pour exercer les beaux-arts, des connaissances pour les approfondir, et du goût pour les bien juger.

M. de Voltaire se mit à persifler son Cramer, et promit de le tourmenter jusqu’à ce qu’il eût changé sa diction. Le fidèle Genevois fit des études increvables pour oublier tout ce que son maître lui avait appris, et revint au bout de quinze jours à Ferney pour répéter de nouveau son rôle avec M. de Voltaire, qui, s’apercevant d’un grand changement, s’écria avec joie à Mme Denis : « Ma nièce, Dieu soit loué ! Cramer a dégorgé son duc. »

Depuis plus de trente ans l’on n’avait pas encore vu de cabale aussi forte que celle qui s’éleva contre M. de Voltaire à la première représentation de la tragédie d’Oreste (si toutefois on en excepte celle qui fut faite contre Adélaïde du Guesclin), sifflée depuis cinq heures jusqu’à huit. Cependant la plus saine partie du public, celle dont le jugement seul demeure, parce qu’il est impartial, l’emportait de temps en temps sur les fanatiques de Crébillon, et témoignait alors sa satisfaction par les acclamations les moins suspectes. C’est dans un de ces moments de transport et d’ivresse que M. de Voltaire, s’élançant à mi-corps de sa loge, se mit à crier de toutes ses forces : « Applaudissez, applaudissez, braves Athéniens ! c’est du Sophocle tout pur. »

Cette franchise et cette admirable présence d’esprit caractérisaient à chaque heure du jour l’homme unique dont nous avons recueilli quelques anecdotes. En voici une qui le montre tel que la nature l’avait formé, c’est-à-dire vif, éloquent, et toujours philosophe.

En 1743, à la troisième ou quatrième représentation de Mérope, M. de Voltaire fut frappé d’un défaut de dialogue dans les rôles de Polyphonte et d’Érox. De retour de chez Mme la marquise du Châtelet, où il avait soupé, il rectifia ce qui lui avait paru vicieux dans cette scène du premier acte, fit un paquet de ses corrections, et donna ordre à son domestique de les porter chez le sieur Paulin, homme très-estimable, mais acteur très-médiocre, et qu’il élevait, disait-il, à la brochette pour jouer les tyrans. Le domestique observa à son maître qu’il était plus de minuit, et qu’à cette heure il lui était impossible de réveiller M. Paulin : « Va, va, lui répliqua l’auteur de Mérope, les tyrans ne dorment jamais ! »


  1. Lekain, mort le 8 janvier 1778 à l’âge de cinquante ans.

    La note qui a été remise par le célèbre Lekain doit intéresser les gens de lettres ; le grand acteur y peint naïvement l’enthousiasme de Voltaire pour l’art dramatique, et pour le talent du théâtre ; et on y voit en même temps comment, malgré cet enthousiasme et l’intérêt d’avoir des acteurs dignes de ses ouvrages, il cherchait à détourner ce jeune homme d’un état trop avili par le préjugé, et joignait noblement à ses conseils les moyens d’en embrasser un autre. Ce trait est un de ceux qui prouvent le mieux que la bonté était le sentiment dominant de l’âme de Voltaire.

    C’est ainsi qu’avec plus de désintéressement encore il engagea, en 1765, Mlle Clairon à quitter le théâtre, quoique le talent de cette sublime actrice fût alors dans toute sa force, et devint de jour en jour plus nécessaire au poëte, dont le génie dramatique commençait à s’affaiblir par l’âge et les travaux.

    Ses conseils à MM. d’Alembert et Diderot, persécutés pour l’Encyclopédie, et plusieurs traits de ce genre, prouveraient encore que l’amour de la justice l’emportait dans son esprit sur toute autre considération. (K.)


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