Documents diplomatiques français (1871-1914), série 1, tome 3/02

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M. de Ring
Arrivée de Gordon Pacha au Caire. L’Abyssinie et l’Italie.
Documents diplomatiques français (1871-1914), série 1, tome 3, Texte établi par Sébastien Charléty (Commission de publication des documents diplomatiques français), Imprimerie nationale (p. 2-3).

2.

M. de Ring, Agent diplomatique et Consul général de France au Caire, à M. de Freycinet, Ministre des Affaires étrangères.

D. n°8.
Le Caire, le 5 janvier 1880.
(Reçu : Cabinet, 19 janvier ; Dir. pol., 19 janvier.)

Gordon Pacha est arrivé avant hier au Caire. J’ai reçu sa visite le lendemain matin. Les récits qu’il m’a faits de son long gouvernorat au Soudan, de ses expéditions, de ses guerres, et en dernier lieu de son ambassade auprès du Roi Joannès m’ont vivement intéressé. Contrairement aux bruits qui circulent ici sur son compte dans les sphères gouvernementales, je l’ai trouvé parfaitement sain, de corps et d’esprit, bien que pourvu d’une dose d’originalité qui dépasse notablement la moyenne parmi ses compatriotes. Gordon Pacha paraît avoir été surpris de l’effet produit ici et à Londres par le télégramme dans lequel il développait le plan de céder Zeïla[1] à l’Italie ; aussi a-t-il cherché à me persuader qu’il n’y avait jamais songé sérieusement et que son intention avait simplement été de faire sortir l’Angleterre et la France, les protectrices naturelles de l’Egypte, de leur indifférence par rapport à la question abyssinienne. Un instant plus tard cependant il me dit : « L’Italie a besoin d’un exutoire. Faute de pouvoir donner un emploi utile aux esprits inquiets qui abondent chez elle, cette Puissance est toujours à la veille de s’engager dans une aventure en Europe. Elle vous gêne et elle gêne l’Autriche. Si l’on lui ouvrait un champ d’activité à l’entrée de la mer Rouge, tout le monde s’en trouverait bien, surtout l’Egypte qui n’aurait plus à craindre pour ses frontières, et les créanciers égyptiens ». Après m’avoir exposé cette théorie, que je n’ai pas jugé opportun de discuter avec lui, Gordon Pacha m’a demandé si son projet fictif (sic) avait causé quelque émoi (sic) à Paris. Je l’ai rassuré à cet égard en lui disant qu’on ne paraissait pas s’en être occupé au Quai d’Orsay ; que du moins les dépêches qui m’étaient parvenues n’y faisaient aucune allusion.

Gordon Pacha croit fermement que les jours de la domination du Roi Joannès sont comptés.

Lui-même ne retournera pas au Soudan ; il paraît dès à présent décidé à se retirer du service égyptien.

Ses compatriotes ici sont très divisés de sentiments à l’égard de cette résolution ; tandis que les uns y applaudissent, les autres la déplorent. Quant à M. Malet, il se borne à dire que le brave général a besoin d’un repos mérité par ses longs et brillants services dans un pays très fatigant pour les Européens.

  1. Port de la mer Rouge, sur la côte des Somalis, au sud d’Assab, d’Obok et de Djibouti ; appartient à l’Angleterre.