Documents diplomatiques français (1871-1914), série 1, tome 3/188

La bibliothèque libre.
Difficultés soulevées par la Porte dans l'affaire monténégrine.
Documents diplomatiques français (1871-1914), série 1, tome 3, Texte établi par Sébastien Charléty (Commission de publication des documents diplomatiques français), Imprimerie nationale (p. 159-160).
◄  174
190  ►

188.

M. Tissot, Ambassadeur de France à Constantinople, à M. de Freycinet, Ministre des Affaires étrangères.

T.
Thérapia, 1er juillet 1880, 2 h. 30 soir.
(Reçu : 1er juillet, 10 h. s.)

Je viens de faire à Abeddin Pacha la communication dont Votre Excellence m’avait chargé[1]. Bien que très ému par la révélation des dangers auxquels il ne croyait pas jusqu’ici, le Ministre des Affaires étrangères du Sultan m’a exprimé la conviction que, même dans le cas où la Porte, comme je le demandais, consentirait à désavouer les résistances albanaises, et à retirer ses troupes, afin qu’elles ne fissent pas défection, les Albanais refuseraient d’obéir aux ordres du Sultan. C’était, m’a-t-il dit, ce qui venait de se produire du côté du Monténégro ; désirant pour éviter la cession de Dulcigno mettre immédiatement à exécution l’arrangement du 18 avril, le Sultan avait, avant-hier même, télégraphié au Chef de la ligue en l’adjurant au nom de Dieu et du Prophète de ne pas le perdre, en poursuivant leur opposition. Les Albanais n’avaient tenu aucun compte des instances du Sultan. Répondant d’ailleurs aux considérations que j’ai longuement développées sur les dangers que ferait naître la résistance de la Porte au verdict des Puissances, Abeddin Pacha m’a déclaré que la perte de l’Epire entraînerait fatalement pour la Turquie celle de l’Albanie qui, se voyant abandonnée par le pouvoir central, ne manquerait pas de s’en affranchir, et de se donner, soit à l’Autriche, soit à l’Italie, soit enfin à la Grèce. L’Albanie étant d’ailleurs la seule province utile qui restât à l’Empire en Europe, le démembrement serait accompli de fait, soit que la Porte cédât, soit qu’elle résistât aux décisions de Berlin. Son avis personnel était qu’elle devait succomber avec honneur et c’était, a-t-il ajouté, celui de tous les Musulmans. J’ai très vivement combattu cette théorie de suicide politique, mais sans pouvoir faire avouer au Ministre des Affaires étrangères du Sultan que, si le démembrement de l’Empire ottoman était inévitable dans un cas, son salut était non seulement possible, mais probable dans l’autre ; Abeddin Pacha m’a conjuré à la fin de l’entretien d’appuyer auprès de Votre Excellence la suggestion dont il m’avait déjà fait part dans notre précédent entretien.

Le seul moyen, à ses yeux, d’empêcher un conflit sanglant entre l’Albanie et la Grèce, d’éviter à la Grèce d’immenses sacrifices, d’épargner enfin à l’Europe des complications, dont nul ne peut prévoir la portée, était que la France prît l’initiative d’une transaction analogue à celle qui s’était produite par deux fois dans la question du Monténégro, et fît prévaloir le principe d’une compensation du côté de la Thessalie. Abeddin Pacha m’a laissé entendre que cette combinaison laisserait Metzovo à la Grèce, lui donnerait à peu près la ligne de l’Haliacmon et qu’à ces sacrifices s’ajouterait sans doute la cession de l’île de Psara. Du côté de l’Epire, la Grèce acquerrait avec Metzovo les districts grecs de la ligne de l’Arta (Tzoumerkse et Radovitza). À ce prix, Abeddin Pacha répondrait de la pacification de l’Albanie.

[Le Ministre ottoman demande le secret sur cette communication. Dispositions du Sultan. Conversation entre M. Goschen et Abeddin.]

  1. Le 29 juin, à 8 h. 30 du soir, M. de Freycinet avait télégraphié à M. Tissot : « Vous avez parfaitement bien fait de dire à Abeddin Pacha que le seul moyen pour la Porte ottomane d’éviter le démembrement est d’accepter la médiation de la Conférence de Berlin. »