Dominique (1863)/09

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L. Hachette et Cie. (p. 173-196).


IX


Nous arrivâmes à Paris le soir. Partout ailleurs il eût été tard. Il pleuvait, il faisait froid. Je n’aperçus d’abord que des rues boueuses, des pavés mouillés, luisants sous le feu des boutiques, le rapide et continuel éclair des voitures qui se croisaient en s’éclaboussant, une multitude de lumières étincelant comme des illuminations sans symétrie dans de longues avenues de maisons noires dont la hauteur me parut prodigieuse. Je fus frappé, je m’en souviens, des odeurs de gaz qui annonçaient une ville où l’on vivait la nuit autant que le jour, et de la pâleur des visages qui m’aurait fait croire qu’on s’y portait mal. J’y reconnus le teint d’Olivier, et je compris mieux qu’il avait une autre origine que moi.

Au moment où j’ouvrais ma fenêtre pour entendre plus distinctement la rumeur inconnue qui grondait au-dessus de cette ville si vivante en bas, et déjà par ses sommets tout entière plongée dans la nuit, je vis passer au-dessous de moi, dans la rue étroite, une double file de cavaliers portant des torches, et escortant une suite de voitures aux lanternes flamboyantes, attelées chacune de quatre chevaux et menées presque au galop.

« Regarde vite, me dit Olivier, c’est le roi ! »

Confusément je vis miroiter des casques et des lames de sabres. Ce défilé retentissant d’hommes armés et de grands chevaux chaussés de fer fit rendre au pavé sonore un bruit de métal, et tout se confondit au loin dans le brouillard lumineux des torches.

Olivier s’assura de la direction que prenaient les attelages ; puis, quand la dernière voiture eut disparu :

« C’est bien cela, dit-il avec la satisfaction d’un homme qui connaît son Paris et qui le retrouve, le roi va ce soir aux Italiens. »

Et malgré la pluie qui tombait, malgré le froid blessant de la nuit, quelque temps encore il resta penché sur cette fourmilière de gens inconnus qui passaient vite, se renouvelaient sans cesse, et que mille intérêts pressants semblaient tous diriger vers des buts contraires.

« Es-tu content ? » lui dis-je.

Il poussa une sorte de soupir de plénitude, comme si le contact de cette vie extraordinaire l’eût tout à coup rempli d’aspirations démesurées.

« Et toi ? » me dit-il.

Puis, sans attendre ma réponse :

« Oh ! parbleu, toi, tu regardes en arrière. Tu n’es pas plus à Paris que je n’étais à Ormesson. Ton lot est de regretter toujours, de ne désirer jamais. Il faudrait en prendre ton parti, mon cher. C’est ici qu’on envoie, au moment de leur majorité, les garçons dont on veut faire des hommes. Tu es de ce nombre, et je ne te plains pas ; tu es riche, tu n’es pas le premier venu, et tu aimes ! » ajouta-t-il en me parlant aussi bas que possible.

Et avec une effusion que je ne lui avais jamais connue, il m’embrassa et me dit :

« À demain, cher ami, à toujours ! »

Une heure après, le silence était aussi profond qu’en pleine campagne. Cette suspension de vie, l’engourdissement subit et absolu de cette ville enfermant un million d’hommes, m’étonna plus encore que son tumulte. Je fis comme un résumé des lassitudes que supposait cet immense sommeil, et je fus saisi de peur, moins par un manque de bravoure que par une sorte d’évanouissement de ma volonté.

Je revis Augustin avec bonheur. En lui serrant la main, je sentis que je m’appuyais sur quelqu’un. Il avait déjà vieilli, quoiqu’il fût très jeune encore. Il était maigre et fort blême. Ses yeux avaient plus d’ouverture et plus d’éclat. Sa main, toute blanche, à peau plus fine, s’était épurée pour ainsi dire et comme aiguisée dans ce travail exclusif du maniement de la plume. Personne n’aurait pu dire, à voir sa tenue, s’il était pauvre ou riche. Il portait des habits très-simples et les portait modestement, mais avec la confiance aisée venue du sentiment assez fier que l’habit n’est rien.

Il accueillit Olivier pas tout à fait comme un ami, mais plutôt comme un jeune homme à surveiller et avec lequel il est bon d’attendre avant d’en faire un autre soi-même. Olivier, de son côté, ne se livra qu’à demi, soit que l’enveloppe de l’homme lui parût bizarre, soit qu’il sentît par-dessous la résistance d’une volonté tout aussi bien trempée que la sienne et formée d’un métal plus pur.

« J’avais deviné votre ami, me dit Augustin, au physique comme au moral. Il est charmant. Il fera, je ne dis pas des dupes, il en est incapable, mais des victimes, et cela dans le sens le plus élevé du mot. Il sera dangereux pour les êtres plus faibles que lui qui sont nés sous la même étoile. »

Quand je questionnai Olivier sur Augustin, il se borna à me répondre :

« Il y aura toujours chez lui du précepteur et du parvenu. Il sera pédant et en sueur, comme tous les gens qui n’ont pour eux que le vouloir et qui n’arrivent que par le travail. J’aime mieux des dons d’esprit ou de la naissance, ou, faute de cela, j’aime mieux rien. »

Plus tard leur opinion changea. Augustin finit par aimer Olivier, mais sans jamais l’estimer beaucoup. Olivier conçut pour Augustin une estime véritable, mais ne l’aima point.

Notre vie fut assez vite organisée. Nous occupions deux appartements voisins, mais séparés. Notre amitié très-étroite et l’indépendance de chacun devaient se trouver également bien de cet arrangement. Nos habitudes étaient celles d’étudiants libres à qui leurs goûts ou leur position permettent de choisir, de s’instruire un peu au hasard et de puiser à plusieurs sources avant de déterminer celle où leur esprit devra s’arrêter.

Très-peu de jours après, Olivier reçut de sa cousine une lettre qui nous invitait l’un et l’autre à nous rendre à Nièvres.

C’était une habitation ancienne, entièrement enfouie dans de grands bois de châtaigniers et de chênes. J’y passai une semaine de beaux jours froids et sévères, au milieu des futaies presque dépouillées, devant des horizons qui ne me firent point oublier ceux des Trembles, mais qui m’empêchèrent de les regretter, tant ils étaient beaux, et qui semblaient destinés, comme un cadre grandiose, à contenir une existence plus robuste et des luttes beaucoup plus sérieuses. Le château, dont les tourelles ne dépassaient que de très-peu sa ceinture de vieux chênes, et qu’on n’apercevait que par des coupures faites à travers le bois, avec sa façade grise et vieillie, ses hautes cheminées couronnées de fumée, ses orangeries fermées, ses allées jonchées de feuilles mortes, — le château lui-même résumait en quelques traits saisissants ce caractère attristé de la saison et du lieu. C’était toute une existence nouvelle pour Madeleine, et pour moi c’était aussi quelque chose de bien nouveau que de la trouver transportée si brusquement dans des conditions plus vastes, avec la liberté d’allures, l’ampleur d’habitudes, ce je ne sais quoi de supérieur et d’assez imposant que donnent l’usage et la responsabilité d’une grande fortune.

Une seule personne au château de Nièvres paraissait regretter encore la rue des Carmélites : c’était M. d’Orsel. Quant à moi, les lieux ne m’étaient plus rien. Un même attrait confondait aujourd’hui mon présent et mon passé. Entre Madeleine et Mme de Nièvres il n’y avait que la différence d’un amour impossible à un amour coupable ; et quand je quittai Nièvres, j’étais persuadé que cet amour, né rue des Carmélites, devait, quoi qu’il dût arriver, s’ensevelir ici.

Madeleine ne vint point à Paris de tout l’hiver, diverses circonstances ayant retardé l’établissement que M. de Nièvres projetait d’y faire. Elle était heureuse, entourée de tout son monde ; elle avait Julie, son père ; il lui fallait un certain temps pour passer sans trop de secousse, de sa modeste et régulière existence de province, aux étonnements qui l’attendaient dans la vie du monde, et cette demi-solitude au château de Nièvres était une sorte de noviciat qui ne lui déplaisait pas. Je la revis une ou deux fois dans l’été, mais à de longs intervalles et pendant de très-courts moments, lâchement surpris à l’impérieux devoir qui me recommandait de la fuir.

J’avais eu l’idée de profiter de cet éloignement très-opportun pour tenter franchement d’être héroïque et pour me guérir. C’était déjà beaucoup que de résister aux invitations qui constamment nous arrivaient de Nièvres. Je fis davantage, et je tâchai de n’y plus penser. Je me plongeai dans le travail. L’exemple d’Augustin m’en aurait donné l’émulation, si naturellement je n’en avais pas eu le goût. Paris développe au-dessus de lui cette atmosphère particulière aux grands centres d’activité, surtout dans l’ordre des activités de l’esprit ; et, si peu que je me mêlasse au mouvement des faits, je ne refusais pas, tant s’en faut, de vivre dans cette atmosphère.

Quant à la vie de Paris, telle que l’entendait Olivier, je ne me faisais point d’illusions, et ne la considérais nullement comme un secours. J’y comptais un peu pour me distraire, mais pas du tout pour m’étourdir et encore moins pour me consoler. Le campagnard en outre persistait et ne pouvait se résoudre à se dépouiller de lui-même, parce qu’il avait changé de milieu. N’en déplaise à ceux qui pourraient nier l’influence du terroir, je sentais qu’il y avait en moi je ne sais quoi de local et de résistant que je ne transplanterais jamais qu’à demi, et si le désir de m’acclimater m’était venu, les mille liens indéracinables des origines m’auraient averti par de continuelles et vaines souffrances que c’était peine inutile. Je vivais à Paris comme dans une hôtellerie où je pouvais demeurer longtemps, où je pourrais mourir, mais où je ne serais jamais que de passage. Ombrageux, retiré, sociable seulement avec les compagnons de mes habitudes, dans une constante défiance des contacts nouveaux, le plus possible j’évitais ce terrible frottement de la vie parisienne qui polit les caractères et les aplanit jusqu’à l’usure. Je ne fus pas davantage aveuglé par ce qu’elle a d’éblouissant, ni troublé par ce qu’elle a de contradictoire, ni séduit par ce qu’elle promet à tous les jeunes appétits, comme aux naïves ambitions. Pour me garantir contre ses atteintes, j’avais d’abord un défaut qui valait une qualité, c’était la peur de ce que j’ignorais, et cet incorrigible effroi des épreuves me donnait pour ainsi dire toutes les perspicacités de l’expérience.

J’étais seul ou à peu près, car Augustin ne s’appartenait guère, et dès le premier jour j’avais bien compris qu’Olivier n’était pas homme à m’appartenir longtemps. Tout de suite il avait pris des habitudes qui ne gênaient en rien les miennes, mais n’y ressemblaient nullement. Je fouillais les bibliothèques, je pâlissais de froid dans de graves amphithéâtres, et m’enfouissais le soir dans des cabinets de lecture où des misérables, condamnés à mourir de faim, écrivaient, la fièvre dans les yeux, des livres qui ne devaient ni les illustrer, ni les enrichir. Je devinais là des impuissances et des misères physiques et morales dont le voisinage était loin de me fortifier. J’en sortais navré. Je m’enfermais chez moi, j’ouvrais d’autres livres et je veillais. J’entendis ainsi passer sous mes fenêtres toutes les fêtes nocturnes du carnaval. Quelquefois, en pleine nuit, Olivier frappait à ma porte. Je reconnaissais le son bref du pommeau d’or de sa canne. Il me trouvait à ma table, me serrait la main et gagnait sa chambre en fredonnant un air d’opéra. Le lendemain, je recommençais sans ostentation, sans viser au martyre, avec la conviction ingénue que cet austère régime était excellent.

Au bout de quelques mois passés ainsi, je n’en pouvais plus. Mes forces étaient épuisées, et comme un édifice élevé par miracle, un matin, en m’éveillant, je sentis mon courage s’écrouler. Je voulus retrouver une idée poursuivie la veille, impossible ! Je me répétai vainement certains mots de discipline qui m’aiguillonnaient quelquefois, comme on stimule avec des locutions convenues les chevaux de trait qui lâchent pied. Un immense dégoût me vint aux lèvres rien qu’à la pensée de reprendre un seul jour de plus cet affreux métier de fouilleur de livres. L’été était venu. Il y avait un joyeux soleil dans les rues. Des martinets tourbillonnaient gaiement autour d’un clocher pointu qu’on voyait de ma fenêtre. Sans hésiter une seule minute et sans réfléchir que j’allais perdre en un instant le bénéfice de tant de mois de sagesse, j’écrivis à Madeleine. Ce que je lui disais était insignifiant. De courts billets que j’avais reçus d’elle avaient établi une fois pour toutes le ton de notre correspondance. Je ne mis dans celui-ci rien de plus ni de moins, et cependant, la lettre partie, j’attendis la réponse comme un événement.

Il y a dans Paris un grand jardin fait pour les ennuyés : on y trouve une solitude relative, des arbres, des gazons verts, des plates-bandes fleuries, des allées sombres, et une foule d’oiseaux qui paraissent s’y plaire presque autant que dans un séjour champêtre. J’y courus. J’y errai pendant le reste de la journée, étonné d’avoir secoué mon joug, et plus étonné encore de l’extrême intensité d’un souvenir que j’avais eu la bonne foi de croire assoupi. Peu à peu, comme une flamme qui se rallume, je sentis naître en moi cet ardent réveil. Je marchais sous les arbres, discourant tout seul, et faisant sans le vouloir le mouvement d’un homme enchaîné longtemps qui se délivre.

« Comment ! me disais-je, elle ne saura pas même que je l’ai aimée ! elle ignorera que pour elle, à cause d’elle, j’ai usé ma vie et tout sacrifié, tout, jusqu’au bonheur si innocent de lui montrer ce que j’ai fait dans l’intérêt de son repos ! Elle croira que j’ai passé à côté d’elle sans la voir, que nos deux existences auront coulé bord à bord sans se confondre ni même se toucher, pas plus que deux ruisseaux indifférents ! Et le jour où plus tard je lui dirai : « Madeleine, savez-vous que je vous ai beaucoup aimée ? » elle me répondra : « Est-ce possible ? » Et ce ne sera plus l’âge où elle aurait pu me croire ! »

Puis je sentais qu’en effet nos deux destinées étaient parallèles, très-rapprochées, mais irréconciliables, qu’il fallait vivre côte à côte et séparés, et que c’était fini de moi. Alors j’imaginais des hypothèses. Il y avait des : Qui sait ? qui surgissaient aussitôt comme des tentations. À quoi je répondais : Non, cela ne sera jamais ! Mais de ces suppositions insensées il me restait je ne sais quelle saveur horriblement douce dont le peu de volonté que j’avais était enivré ; puis je pensais que c’était bien la peine d’avoir si courageusement lutté pour en arriver là.

Je découvrais en moi une telle absence d’énergie et je concevais un tel mépris de moi-même, que ce jour-là très-sérieusement je désespérai de ma vie. Elle ne me semblait plus bonne à rien, pas même à être employée à des travaux vulgaires. Personne n’en voulait et je n’y tenais plus. Des enfants vinrent jouer sous les arbres. Des couples heureux passèrent étroitement liés. J’évitai leur approche, et je m’éloignai, cherchant où je pourrais aller, moi, pour n’être plus seul. Je revins par des rues désertes. Il y avait là de grands ateliers d’industrie, clos et bruyants, des usines dont les cheminées fumaient, où l’on entendait bouillonner des chaudières, gronder des rouages. Je pensai à ces effervescences qui me consumaient depuis plusieurs mois, à ce foyer intérieur toujours allumé, toujours brûlant, mais pour une application qui n’était pas prévue. Je regardai les vitres noires, le reflet des fourneaux ; j’écoutai le bruit des machines.

« Qu’est-ce qu’on fait là dedans ? me disais-je. Qui sait ce qui doit en sortir, si c’est du bois ou du métal, du grand ou du petit, du très-utile ou du superflu ? » — Et l’idée qu’il en était ainsi de mon esprit n’ajouta rien à un découragement déjà complet, mais le confirma.

J’avais couvert des rames de papier. Il y en avait une montagne accumulée sur ma table de travail. Je ne les considérais jamais avec beaucoup d’orgueil ; j’évitais ordinairement d’y jeter les yeux de trop près, et je vivais au jour le jour des illusions de la veille. Dès le lendemain, j’en fis justice. J’en feuilletai au hasard des lambeaux : une fade odeur de médiocrité me souleva le cœur. Je pris le tout et le mis au feu. J’étais assez calme en exécutant ce sacrifice, qui, en toute autre circonstance, m’aurait coûté quelques regrets. En ce moment même, la réponse de Madeleine arriva. Sa lettre était ce qu’elle devait être, cordiale, tendre, exquise, et pourtant je restai stupéfait de me sentir au cœur un espoir déçu. Le flamboiement de tant de paperasses brûlées éclairait encore ma chambre, et j’étais debout, tenant à la main la lettre de Madeleine, comme un homme, qui se noie, tient un fil brisé, quand par hasard Olivier entra.

Il vit cet amas de cendres fumantes et comprit ; il jeta un rapide coup d’œil sur la lettre.

« On se porte bien à Nièvres ? » me dit-il froidement.

Pour prévenir le moindre soupçon, je lui tendis la lettre ; mais il affecta de ne point la lire, et comme s’il eût décidé que le moment était venu de me parler raison et de débrider largement une plaie qui languissait sans résultat :

« Ah çà ! me dit-il, où en es-tu ? Depuis six mois, tu veilles, tu te morfonds ; tu mènes une vie de séminariste qui a fait des vœux, de bénédictin qui prend des bains de science pour calmer la chair ; où cela t’a-t-il mené ?

— À rien, lui dis-je.

— Tant pis, car toute déception prouve au moins une chose : c’est qu’on s’est trompé sur les moyens de réussir. Tu t’es imaginé que la solitude, quand on doute de soi, est le meilleur des conseillers. Qu’en penses-tu aujourd’hui ? Quel conseil t’a-t-elle donné, quel avis qui te serve, quelle leçon de conduite ?

— De me taire toujours, lui dis-je avec désespoir.

— Si telle est la conclusion, je t’engage alors à changer de système. Si tu attends tout de toi, si tu as assez d’orgueil pour supposer que tu viendras à bout d’une situation qui en a découragé de plus forts, et que tu pourras demeurer sans broncher debout sur cette difficulté effroyable où tant de braves cœurs ont défailli, tant pis encore une fois, car je te crois en danger, et sur l’honneur je ne dormirai plus tranquille.

— Je n’ai ni orgueil ni confiance, et tu le sais aussi bien que moi. Ce n’est pas moi qui veux ; c’est, comme tu le dis, une situation qui me commande. Je ne puis empêcher ce qui est, je ne puis prévoir ce qui doit être. Je reste où je suis, sur un danger, parce qu’il m’est défendu d’être ailleurs. Ne plus aimer Madeleine ne m’est pas possible, l’aimer autrement ne m’est pas permis. Le jour où sur cette difficulté, d’où je ne puis descendre, la tête me tournera, eh bien ! ce jour-là tu pourras me pleurer comme un homme mort.

— Mort ! non, reprit Olivier, mais tombé de haut. N’importe, ceci est funèbre. Et ce n’est point ainsi que j’entends que tu finisses. C’est bien assez que la vie nous tue tous les jours un peu ; pour Dieu, ne l’aidons pas à nous achever plus vite. Prépare-toi, je te prie, à entendre des choses très-dures, et si Paris te fait peur comme un mensonge, habitue-toi du moins à causer en tête-à-tête avec la vérité.

— Parle, lui dis-je, parle. Tu ne me diras rien que je ne me sois mille fois répété.

— C’est une erreur. J’affirme que tu ne t’es jamais tenu le langage suivant. Madeleine est heureuse ; elle est mariée, elle aura l’une après l’autre les joies légitimes de la famille, sans en excepter aucune, je le désire et je l’espère. Elle peut donc se passer de toi. Elle ne t’est rien qu’une amie fort tendre, tu n’es rien non plus pour elle qu’un excellent camarade qu’elle serait désespérée de perdre comme ami, impardonnable de prendre pour amant. Ce qui vous unit n’est donc qu’un lien, charmant s’il n’est qu’un lien, horrible s’il devenait une chaîne. Tu lui es nécessaire dans la mesure où l’amitié compte et pèse dans la vie ; tu n’as en aucun cas le droit de faire de toi un embarras. Je ne parle pas de mon cousin, qui, s’il était consulté, ferait valoir ses droits suivant les formes connues et avec les arguments des maris menacés dans leur honneur, ce qui est déjà grave, et dans leur bonheur, ce qui est beaucoup plus sérieux. Voilà pour Mme de Nièvres. En ce qui te regarde, la position n’est pas moins simple. Le hasard, qui t’a fait rencontrer Madeleine, t’avait fait naître aussi six à huit ans trop tard, ce qui est certainement un grand malheur pour toi et peut-être un accident regrettable pour elle. Un autre est venu qui l’a épousée. M. de Nièvres n’a donc pris que ce qui n’était à personne : aussi n’as-tu jamais protesté, parce que tu as beaucoup de sens, même en ayant beaucoup de cœur. Après avoir décliné toute prétention sur Madeleine comme mari, voudrais-tu, peux-tu y prétendre autrement ? Et pourtant tu continues de l’aimer. Tu n’as pas tort, parce qu’un sentiment comme le tien n’a jamais tort ; mais tu n’es pas dans le vrai, parce qu’une impasse ne mène à rien. Cependant, comme il n’y a dans la vie la plus bouchée que de fausses impasses, comme des carrefours les plus étroits il faut sortir en définitive, bon gré, mal gré, sinon sans avaries, tu sortiras de celui-ci, et tu n’y laisseras rien, je l’espère, ni ton honneur ni ta vie. Encore un mot, et ne t’en offense pas : Madeleine n’est pas la seule femme en ce monde qui soit bonne, ni qui soit jolie, ni qui soit sensible, ni qui soit faite pour te comprendre et pour t’estimer. Suppose un hasard différent : Madeleine serait une autre femme, que tu aimerais de même, exclusivement, et dont tu dirais pareillement : Elle, et pas une autre ! Il n’y a donc de nécessaire et d’absolu qu’une chose, le besoin et la force d’aimer. Ne t’occupe pas de savoir si je raisonne en logicien, et ne dis pas que mes théories sont affreuses. Tu aimes et tu dois aimer, le reste est le fait de la chance. Je ne connais pas de femme, pourvu que je la suppose digne de toi, qui ne soit en droit de te dire : Le véritable et l’unique objet de vos sentiments, c’est moi !

— Ainsi, m’écriai-je, il faudrait ne plus aimer ?

— Au contraire, mais une autre.

— Ainsi il faudrait l’oublier ?

— Non, mais la remplacer.

— Jamais ! lui dis-je.

— Ne dis pas : Jamais ; dis : Pas maintenant. »

Et là-dessus Olivier sortit.

J’avais les yeux secs, mais une atroce douleur me tenaillait le cœur. Je relus la lettre de Madeleine ; il s’en exhalait cette vague tiédeur des amitiés vulgaires, désespérante à sentir quand on voudrait plus. « Il a raison, cent fois raison, » pensais-je en me répétant comme un arrêt sans appel l’agaçante argumentation d’Olivier. Et tout en repoussant ses conclusions de toute l’horreur d’un cœur passionnément épris, je me disais cette vérité irréfutable : « Je ne suis rien à Madeleine, rien qu’un obstacle, une menace, un être inutile ou dangereux ! »

Je regardai ma table vide. Un monceau de cendres noires encombrait le foyer. Cette destruction d’une autre partie de moi-même, cette ruine totale et de mes efforts et de mon bonheur m’abattit enfin sous la sensation sans pareille d’un néant complet.

« À quoi donc suis-je bon ? » m’écriai-je.

Et le visage caché dans mes mains, je restai là, les yeux dans le vide, ayant devant moi toute ma vie immense, douteuse et sans fond comme un précipice.

Au bout d’une heure, Olivier me retrouva dans le même état, c’est-à-dire inerte, immobile et consterné. Très-amicalement il me posa la main sur l’épaule et me dit :

« Veux-tu m’accompagner ce soir au théâtre ?

— Y vas-tu seul ? » lui demandai-je.

Il sourit et me répondit :

« Non.

— Alors tu n’as pas besoin de moi, lui dis-je, et je lui tournai le dos.

— Soit ! » dit-il avec un accent d’impatience.

Puis se ravisant tout à coup :

« Tu es stupide, injuste et insolent, reprit-il en se posant carrément devant moi. Que crois-tu donc ? que je veux te surprendre ? Joli métier que tu m’attribues ! Non, mon cher, je ne préparerai jamais la plus innocente épreuve où ta probité de cœur puisse être engagée. Ce serait un vilain calcul et de plus un procédé maladroit. Ce que je veux, m’entends-tu ? c’est que tu sortes de ta tanière, esprit chagrin, pauvre cœur blessé. Tu t’imagines que la terre a pris le deuil et que la beauté s’est voilée, et que tous les visages sont en larmes, et qu’il n’y a plus ni espérances, ni joies, ni vœux comblés, parce que dans ce moment la destinée te maltraite. Regarde donc un peu autour de toi, et mêle-toi à la foule des gens qui sont heureux ou qui croient l’être. Ne leur envie pas l’insouciance, mais apprends d’eux ceci : c’est que la Providence, en qui tu crois, a pourvu à tout, qu’elle a tout proportionné et qu’elle a disposé d’inépuisables ressources pour les besoins des cœurs affamés. »

Je ne fus point ébranlé par ce flux de paroles, mais je finis par les écouter. L’affectueuse exaspération d’Olivier agit comme un calmant sur mes nerfs, affreusement tendus, et les attendrit. Je lui pris la main. Je le fis asseoir près de moi. Je lui demandai pardon d’un mot dit étourdiment, qui ne contenait nulle défiance. Je le suppliai de laisser passer cette crise de défaillance, qui ne durerait pas, lui dis-je, et qui résultait de longues fatigues. Je lui promis d’ailleurs de changer de conduite. Nous avions le même monde ; j’avais le plus grand tort de n’y jamais aller. Il était de mon devoir de m’y faire connaître et de ne pas me singulariser par un éloignement systématique. Je lui dis une foule de choses sensées, comme si la raison m’était subitement revenue. Et comme il subissait lui-même l’influence d’un épanchement qui semblait nous rendre tous les deux ensemble plus souples, plus conciliants et meilleurs, je parlai de lui, de sa vie presque entièrement passée loin de moi, et me plaignis de ne pas mieux savoir ni ce qu’il faisait, ni s’il avait des raisons d’être satisfait.

« Satisfait est le mot, me dit-il avec une expression à moitié comique. Chaque homme a le vocabulaire de ses ambitions. Oui, je suis à peu près satisfait dans ce moment, et si je m’en tiens à des satisfactions qui n’ont rien de chimérique, ma vie se passera dans un équilibre parfait et sera comblée jusqu’à satiété.

— As-tu des nouvelles d’Ormesson ? lui demandai-je.

— Aucune. Tu sais comment l’histoire a fini.

— Par une rupture ?

— Par un départ, ce qui n’est pas la même chose, car nous avons gardé l’un de l’autre le seul regret qui ne gâte jamais les souvenirs.

— Et maintenant ?

— Maintenant ! Est-ce que tu sais ?…

— Je ne sais rien ; mais j’imagine que tu as dû faire ce que tu me recommandes.

— C’est vrai, » dit-il en souriant.

Puis il devint sérieux, et me dit :

« Dans tout autre moment, je te raconterais, mais pas aujourd’hui. L’air de cette chambre est plein d’une émotion respectable. Il n’y a pas de promiscuité permise entre la femme dont j’aurais à t’entretenir et celle dont il ne faut pas même prononcer le nom lorsqu’il est question de la première. »

Le bruit d’un pas dans l’antichambre l’interrompit. Mon domestique annonça Augustin, qui venait rarement à pareille heure. La vue de cette ardente et inflexible physionomie me rendit en quelque sorte une lueur de courage. Il me semblait que c’était un renfort que le hasard m’envoyait dans un moment où j’en avais si grand besoin.

« Vous venez à propos, lui dis-je en faisant bonne contenance. Tenez, c’était bien la peine de me donner tant de mal. J’ai tout détruit. »

Je lui parlais toujours un peu comme un ex-disciple à son ancien maître, et je lui reconnaissais le droit de m’interroger sur mon travail.

« C’est à recommencer, dit-il sans s’émouvoir autrement ; je connais cela. »

Olivier se taisait. Après quelques minutes de silence, il passa la main dans ses cheveux bouclés, bâilla doucement et nous dit :

« Je m’ennuie, et je vais au bois. »