Dominique (1863)/16

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L. Hachette et Cie. (p. 319-333).


XVI


Ce changement s’opéra du jour au lendemain et fut radical. Ce n’était plus le moment d’hésiter ni de se morfondre. Maintenant j’avais horreur des demi-mesures. J’aimais la lutte. L’énergie surabondait en moi. Rebutée d’un côté, ma volonté avait besoin de se retourner dans un autre sens, de chercher un nouvel obstacle à vaincre, tout cela pour ainsi dire en quelques heures, et de s’y ruer. Le temps me pressait. Toute question d’âge à part, je me sentais sinon vieilli, du moins très-mûr. Je n’étais plus un adolescent que le moindre chagrin cloue tout endolori sur les pentes molles de la jeunesse. J’étais un homme orgueilleux, impatient, blessé, traversé de désirs et de chagrins, et qui tombait tout à coup au beau milieu de la vie, — comme un soldat de fortune un jour d’action décisive à midi, — le cœur plein de griefs, l’âme amère d’impuissance, et l’esprit en pleine explosion de projets.

Je ne mis plus les pieds dans le monde, au moins dans cette partie de la société où je risquais de me faire apercevoir et de rencontrer des souvenirs qui m’auraient tenté. Je ne m’enfermai pas trop à l’étroit, j’y serais mort d’étouffement ; mais je me circonscrivis dans un cercle d’esprits actifs, studieux, spéciaux, absorbés, ennemis des chimères, qui faisaient de la science, de l’érudition ou de l’art, comme ce Florentin ingénu qui créait la perspective, et la nuit réveillait sa femme pour lui dire : « Quelle douce chose que la perspective ! » Je me défiais des écarts de l’imagination : j’y mis bon ordre. Quant à mes nerfs, que j’avais si voluptueusement ménagés jusqu’à présent, je les châtiai, et de la plus rude manière, par le mépris de tout ce qui est maladif et le parti pris de n’estimer que ce qui est robuste et sain. Le clair de lune au bord de la Seine, les soleils doux, les rêveries aux fenêtres, les promenades sous les arbres, le malaise ou le bien-être produit par un rayon de soleil ou par une goutte de pluie, les aigreurs qui me venaient d’un air trop vif et les bonnes pensées qui m’étaient inspirées par un écart du vent, toutes ces mollesses du cœur, cet asservissement de l’esprit, cette petite raison, ces sensations exorbitantes, — j’en fis l’objet d’un examen qui décréta tout cela indigne d’un homme, et ces multiples fils pernicieux qui m’enveloppaient d’un tissu d’influences et d’infirmités, je les brisai. Je menais une vie très-active. Je lisais énormément. Je ne me dépensais pas, j’amassais. Le sentiment âpre d’un sacrifice se combinait avec l’attrait d’un devoir à remplir envers moi-même. J’y puisais je ne sais quelle satisfaction sombre qui n’était pas de la joie, encore moins de la plénitude, mais qui ressemblait à ce que doit être le plaisir hautain d’un vœu monacal bien rempli. Je ne jugeais pas qu’il y eût rien de puéril dans une réforme qui avait une cause si grave, et qui pouvait avoir un résultat très-sérieux. Je fis de mes lectures ce que j’avais fait de mille autres choses ; les considérant comme un aliment d’esprit de toute importance, je les expurgeai. Je ne me sentais plus aucun besoin d’être éclairé sur les choses du cœur. Me reconnaître dans des livres émouvants, ce n’était pas la peine au moment même où je me fuyais. Je ne pouvais que m’y retrouver meilleur ou pire : meilleur, c’était une leçon superflue, et pire, c’était un exemple à ne point chercher. Je me composais pour ainsi dire une sorte de recueil salutaire parmi ce que l’esprit humain a laissé de plus fortifiant, de plus pur au point de vue moral, de plus exemplaire en fait de raison. Enfin j’avais promis à Madeleine d’essayer mes forces, et ce serment, je voulais le tenir, ne fût-ce que pour lui prouver ce qu’il y avait en moi de puissance sans emploi, et pour qu’elle pût bien mesurer la durée et l’énergie d’une ambition qui n’était au fond que de l’amour converti.

Au bout de quelques mois de ce régime inflexible, j’arrivai à une sorte de santé artificielle et de solidité d’esprit qui me parut propre à beaucoup entreprendre. Je réglai d’abord mes comptes avec le passé. J’avais eu, vous le savez, la manie des vers. Soit complaisance involontaire pour des jours aimables et regrettés, soit avarice, je ne voulus pas que cette partie vivante de ma jeunesse fût entièrement détruite. Je m’imposai la tâche de fouiller ce vieux répertoire de choses enfantines et de sensations à peine éveillées. Ce fut comme une sorte de confession générale, indulgente, mais ferme, sans aucun danger pour une conscience qui se juge. De ces innombrables péchés d’un autre âge, je composai deux volumes. J’y mis un titre qui en déterminait le caractère un peu trop printanier. J’y joignis une préface ingénieuse qui devait du moins les mettre à l’abri du ridicule, et je les publiai sans signature. Ils parurent et disparurent. Je n’en espérais pas plus. Il y a peut-être deux ou trois jeunes gens de mes contemporains qui les ont lus. Je ne fis rien pour les sauver d’un oubli total, bien convaincu que toute chose est négligée qui mérite de l’être, et qu’il n’y a pas un rayon de vrai soleil perdu dans tout l’univers.

Ce balayage de conscience accompli, je m’occupai de soins moins frivoles. On faisait beaucoup de politique alors partout, et particulièrement dans le monde observateur et un peu chagrin où je vivais. Il y avait dans l’air de cette époque une foule d’idées à l’état nébuleux, de problèmes à l’état d’espérances, de générosités en mouvement qui devaient se condenser plus tard et former ce qu’on appelle aujourd’hui le ciel orageux de la politique moderne. Mon imagination, à demi matée, pas du tout éteinte, trouvait là de quoi se laisser séduire. La situation d’homme d’État était, à l’époque dont je vous parle, le couronnement nécessaire, en quelque sorte l’avènement au titre d’homme utile, pour tout homme de génie, de talent, ou seulement d’esprit. Je m’épris de cette idée de devenir utile après avoir été si longtemps nuisible. Et quant à l’ambition d’être illustre, elle me vint aussi par moments, mais Dieu sait pour qui ! — Je fis d’abord une sorte de stage dans l’antichambre même des affaires publiques, je veux dire au milieu d’un petit parlement composé de jeunes volontés ambitieuses, de très-jeunes dévouements tout prêts à s’offrir, où se reproduisait en diminutif une partie des débats qui agitaient alors l’Europe. J’y eus des succès, je puis le dire sans orgueil aujourd’hui que notre parlement lui-même est oublié. J’y trouvais à déployer l’activité dévorante qui me consumait. Je ne sais quel insurmontable espoir me restait de retrouver Madeleine. Ne m’avait-elle pas dit : « Adieu ou au revoir ? » J’entendais qu’elle me revît meilleur, transformé, avec un lustre de plus pour ennoblir ma passion. Tout se mêlait ainsi dans les stimulants qui m’aiguillonnaient. Le souvenir acharné de Madeleine bourdonnait au fond de mes soi-disant ambitions et il y avait des moments où je ne savais plus distinguer, dans mes rêves anticipés de gouvernement, ce qui venait du philanthrope ou de l’amoureux.

Quoi qu’il en soit, je me résumai d’abord dans un livre qui parut sous un nom fictif. Quelques mois après, j’en lançai un second. Ils eurent l’un et l’autre beaucoup plus de retentissement que je ne le supposais. En très-peu de temps, d’absolument obscur je faillis devenir célèbre. Je savourai délicatement ce plaisir vaniteux, furtif et tout particulier, de m’entendre louer dans la personne de mon pseudonyme. Le jour où le succès fut incontestable, je portai mes deux volumes à Augustin. Il m’embrassa de tout son cœur, me déclara que j’avais un grand talent, s’étonna qu’il se fût révélé si vite et du premier coup, et me prédit comme infaillibles des destinées à me faire tourner la tête. Je voulus que Madeleine eût l’avant-goût de ma célébrité, et j’adressai mes livres à M. de Nièvres. Je le priais de ne pas me trahir ; je lui donnais de ma retraite une explication plausible ; elle devenait à peu près excusable depuis qu’il avait avéré qu’elle avait un but. La réponse de M. de Nièvres ne contenait guère que des remercîments et des éloges calqués sur des bruits publics. Madeleine n’ajoutait pas un mot aux remercîments de son mari.

Le léger trouble d’esprit qui suivit ces heureux débuts de ma vie littéraire se dissipa très-vite. À l’effervescence excitée par une production prompte, entraînante, presque irréfléchie, succéda un grand calme, je veux dire un moment de sang-froid et d’examen singulièrement lucide. Il y avait en moi un ancien moi-même dont je ne vous parle plus depuis longtemps, qui se taisait, mais qui survivait. Il profita de ce moment de répit pour reparaître et me tenir un langage sévère. Je m’en étais complètement affranchi dans mes entraînements de cœur. Il reprit le dessus dès qu’il s’agit de choses plus discutables, et se mit à délibérer froidement les intérêts plus positifs de mon esprit. En d’autres termes, j’examinai posément ce qu’il y avait de légitime au fond d’un pareil succès, ce qu’il fallait en conclure, s’il y avait là de quoi m’encourager. Je fis le bilan très-clair de mon savoir, c’est-à-dire des ressources acquises, et de mes dons, c’est-à-dire de mes forces vives ; je comparai ce qui était factice et ce qui était natif, je pesai ce qui appartenait à tout le monde et le peu que j’avais en propre. Le résultat de cette critique impartiale, faite aussi méthodiquement qu’une liquidation d’affaires, fut que j’étais un homme distingué et médiocre.

J’avais eu d’autres déceptions plus cruelles ; celle-ci ne me causa pas la plus petite amertume. D’ailleurs c’était à peine une déception.

Beaucoup de gens auraient jugé cette situation plus que satisfaisante. Je la considérai tout différemment. Ce petit monstre moderne qu’Olivier nommait le vulgaire, qui lui faisait une si grande horreur, et qui le conduisit vous savez où, je le connaissais, tout comme lui, sous un autre nom. Il habitait aussi bien la région des idées que le monde inférieur des faits. Il avait été le génie malfaisant de tous les temps, il était la plaie du nôtre. Il y avait autour de moi des perversions d’idées dont je ne fus pas dupe. Je ne regimbai point contre des adulations qui ne pouvaient plus en aucun cas me faire changer d’avis ; je les accueillis comme la naïve expression du médiocre avait rendu le goût indulgent et émoussé le sens acéré des choses supérieures. Je trouvais l’opinion parfaitement équitable à mon égard, seulement je fis à la fois son procès et le mien.

Je me souviens qu’un jour j’essayai une épreuve plus convaincante encore que toutes les autres. Je pris dans ma bibliothèque un certain nombre de livres tous contemporains, et, procédant à peu près comme la postérité procédera certainement avant la fin du siècle, je demandai compte à chacun de ses titres à la durée, et surtout du droit qu’il avait de se dire utile. Je m’aperçus que bien peu remplissaient la première condition qui fait vivre une œuvre, bien peu étaient nécessaires. Beaucoup avaient fait l’amusement passager de leurs contemporains, sans autre résultat que de plaire et d’être oubliés. Quelques-uns avaient un faux air de nécessité qui trompait, vus de près, mais que l’avenir se chargera de définir. Un tout petit nombre, et j’en fus effrayé, possédaient ce rare, absolu et indubitable caractère auquel on reconnaît toute création divine et humaine, de pouvoir être imitée, mais non suppléée, et de manquer aux besoins du monde, si on la suppose absente. Cette sorte de jugement posthume exercé par le plus indigne sur tant d’esprits d’élite, me démontra que je ne serais jamais du nombre des épargnés. Celui qui prenait les ombres méritantes dans sa barque m’aurait certainement laissé de l’autre côté du fleuve. Et j’y restai.

Une fois encore j’entretins le public de mon nom, du moins de mon personnage imaginaire ; ce fut la dernière. Alors je me demandai ce qui me restait à faire, et je fus quelque temps à me résoudre. Il y avait à cela une difficulté de premier ordre. Ma vie, détachée de bien des liens, comme vous voyez, et désabusée de bien des erreurs, ne tenait plus qu’à un fil ; mais ce fil, horriblement tendu, plus résistant que jamais, me garrotait toujours, et je n’imaginais point que rien pût le briser.

Je n’entendais presque plus parler de Madeleine, excepté par Olivier, que je voyais peu, ou par Augustin, que Mme de Nièvres avait attiré chez elle, surtout depuis l’époque où j’avais disparu. Je savais vaguement quel était l’emploi de sa vie extérieure ; je savais qu’elle avait voyagé, puis habité Nièvres, puis repris ses habitudes à Paris deux ou trois fois, pour les quitter de nouveau, presque sans motif et comme sous l’empire d’un malaise qui se serait traduit par une perpétuelle instabilité d’humeur et par des besoins de déplacement. Quelquefois je l’avais aperçue, mais si furtivement et à travers un tel trouble, que chaque fois j’avais cru faire une sorte de rêve pénible. Il m’était resté de ces fugitives apparitions l’impression d’une image bizarre, d’un visage défait, comme si les noires couleurs de mon esprit eussent déteint sur cette rayonnante physionomie.

À cette époque à peu près, j’eus une grande émotion. Il y avait une exposition de peinture moderne. Quoique très-ignorant dans un art dont j’avais l’instinct sans nulle culture, et dont je parlais d’autant moins que je le respectais davantage, j’allais quelquefois poursuivre, à propos de peinture, des examens qui m’apprenaient à bien juger mon époque, et chercher des comparaisons qui ne me réjouissaient guère. Un jour, je vis un petit nombre de gens qui devaient être des connaisseurs arrêtés devant un tableau et discourant. C’était un portrait coupé à mi-corps, conçu dans un style ancien, avec un fond sombre, un costume indécis, sans nul accessoire : deux mains splendides, une chevelure à demi perdue, la tête présentée de face, ferme de contours, gravée sur la toile avec la précision d’un émail, et modelée je ne sais dans quelle manière sobre, large et pourtant voilée, qui donnait à la physionomie des incertitudes extraordinaires, et faisait palpiter une âme émue dans la vigoureuse incision de ce trait aussi résolu que celui d’une médaille. Je restai anéanti devant cette effigie effrayante de réalité et de tristesse. La signature était celle d’un peintre illustre. Je recourus au livret : j’y trouvai les initiales de Mme de Nièvres. Je n’avais pas besoin de ce témoignage. Madeleine était là devant moi qui me regardait, mais avec quels yeux ! dans quelle attitude ! avec quelle pâleur et quelle mystérieuse expression d’attente et de déplaisir amer !

Je faillis jeter un cri, et je ne sais comment je parvins à me contenir assez pour ne pas donner aux gens qui m’entouraient le spectacle d’une folie. Je me mis au premier rang ; j’écartai tous ces curieux importuns qui n’avaient rien à faire entre ce portrait et moi. Pour avoir le droit de l’observer de plus près et plus longtemps, j’imitai le geste, l’allure, la façon de regarder, et jusqu’aux petites exclamations approbatives des amateurs exercés. J’eus l’air d’être passionné pour l’œuvre du peintre, tandis qu’en réalité je n’appréciais et n’adorais passionnément que le modèle. Je revins le lendemain, les jours suivants ; je me glissais de bonne heure à travers les galeries désertes, j’apercevais le portrait de loin comme un brouillard ; il ressuscitait à chaque pas que je faisais en avant. J’arrivais : tout artifice appréciable disparaissait ; c’était Madeleine de plus en plus triste, de plus en plus fixée dans je ne sais quelle anxiété terrible et pleine de songes. Je lui parlais, je lui disais toutes les choses déraisonnables qui me torturaient le cœur depuis près de deux années ; je lui demandais grâce, et pour elle, et pour moi. Je la suppliais de me recevoir, de me laisser revenir à elle. Je lui racontais ma vie tout entière avec le plus lamentable et le plus légitime des orgueils. Il y avait des moments où le modelé fuyant des joues, l’étincelle des yeux, l’indéfinissable dessin de la bouche donnaient à cette muette effigie des mobilités qui me faisaient peur. On eût dit qu’elle m’écoutait, me comprenait, et que l’impitoyable et savant burin qui l’avait emprisonnée dans un trait si rigide l’empêchait seul de s’émouvoir et de me répondre.

Quelquefois l’idée me venait que Madeleine avait prévu ce qui arrivait : c’est que je la reconnaîtrais, et que je deviendrais fou de douleur et de joie dans ce fantastique entretien d’un homme vivant et d’une peinture. Et, suivant que j’y voyais des compassions ou des malices, cette idée m’exaspérait de colère, ou me faisait fondre en larmes de reconnaissance.

Ce que je vous dis là dura près de deux grands mois ; après quoi, le lendemain d’un jour où je lui fis des adieux vraiment funèbres, les salles furent fermées, et le portrait disparu me laissa plus seul que jamais.

À quelque temps de là, je reçus la visite d’Olivier. Il était sérieux, embarrassé et comme chargé d’un cas de conscience qui lui pesait. Rien qu’à le voir, je me sentis trembler.

« Je ne sais ce qui se passe à Nièvres, me dit-il ; mais tout y va mal.

— Madeleine ?… lui dis-je avec épouvante.

— Julie est malade, me dit-il, assez malade pour qu’on s’inquiète. Madeleine elle-même n’est pas bien. Je voudrais y aller, mais la situation ne serait pas tenable. Mon oncle m’écrit des lettres fort désolées.

— Et Madeleine ?… lui dis-je encore, comme s’il y avait un autre malheur qu’il me cachât.

— Je te répète que Madeleine est dans un triste état de santé. Au reste, cet état n’a point empiré depuis quelque temps, mais il continue.

— Olivier, que tu ailles à Nièvres ou non, j’y serai demain. Personne ne m’a chassé de la maison de Madeleine, je m’en suis éloigné volontairement. J’avais dit à Madeleine de m’écrire le jour où elle aurait besoin de moi ; elle a des motifs pour se taire, j’en ai pour courir à elle.

— Tu feras absolument ce que tu voudras. En pareil cas, j’agirai comme toi, sauf à m’en repentir, si le remède était pire que le mal.

— Adieu.

— Adieu. »