Don Juan ou le Festin de pierre/Édition Louandre, 1910/Acte V

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Don Juan ou le Festin de pierre/Édition Louandre, 1910
Don Juan ou le Festin de pierre, Texte établi par Charles LouandreCharpentierŒuvres complètes, tome II (p. 120-129).
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ACTE V


Le théâtre représente une campagne.



Scène I

DON LOUIS, DON JUAN, SGANARELLE.
Don Louis

Quoi ! mon fils, serait-il possible que la bonté du ciel eût exaucé mes vœux ? Ce que vous me dites est-il bien vrai ? Ne m’abusez-vous point d’un faux espoir, et puis-je prendre quelque assurance sur la nouveauté surprenante d’une telle conversion ?

Don Juan

Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs ; je ne suis plus le même d’hier au soir, et le ciel tout d’un coup a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde. Il a touché mon âme et dessillé mes yeux ; et je regarde avec horreur le long aveuglement où j’ai été, et les désordres criminels de la vie que j’ai menée. J’en repasse dans mon esprit toutes les abominations, et m’étonne comme le ciel les a pu souffrir si longtemps, et n’a pas vingt fois sur ma tête laissé tomber les coups de sa justice redoutable. Je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me punissant point de mes crimes, et je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux du monde un soudain changement de vie, réparer par-là le scandale de mes actions passées, et m’efforcer d’en obtenir du ciel une pleine rémission. C’est à quoi je vais travailler ; et je vous prie, monsieur, de vouloir bien contribuer à ce dessein, et de m’aider vous-même à faire choix d’une personne qui me serve de guide, et sous la conduite de qui je puisse marcher sûrement dans le chemin où je m’en vais entrer[1].

Don Louis

Ah ! mon fils, que la tendresse d’un père est aisément rappelée, et que les offenses d’un fils s’évanouissent vite au moindre mot de repentir ! Je ne me souviens plus déjà de tous les déplaisirs que vous m’avez donnés, et tout est effacé par les paroles que vous venez de me faire entendre. Je ne me sens pas, je l’avoue ; je jette des larmes de joie ; tous mes vœux sont satisfaits, et je n’ai plus rien désormais à demander au ciel. Embrassez-moi, mon fils, et persistez, je vous conjure, dans cette louable pensée. Pour moi, j’en vais tout de ce pas porter l’heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports du ravissement où je suis, et rendre grâces au ciel des saintes résolutions qu’il a daigné vous inspirer.



Scène II

DON JUAN, SGANARELLE.
Sganarelle

Ah ! monsieur, que j’ai de joie de vous voir converti ! Il y a longtemps que j’attendais cela, et voilà, grâce au ciel, tous mes souhaits accomplis.

Don Juan

La peste le benêt !

Sganarelle

Comment, le benêt ?

Don Juan

Quoi ! tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche était d’accord avec mon cœur ?

Sganarelle

Quoi ! ce n’est pas… Vous ne… Votre… (à part.) Oh ! quel homme ! quel homme ! quel homme !

Don Juan

Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments sont toujours les mêmes.

Sganarelle

Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de cette statue mouvante et parlante ?

Don Juan

Il y a bien quelque chose là-dedans que je ne comprends pas ; mais, quoi que ce puisse être, cela n’est pas capable, ni de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon âme ; et, si j’ai dit que je voulais corriger ma conduite, et me jeter dans un train de vie exemplaire, c’est un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père dont j’ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourraient m’arriver. Je veux bien, Sganarelle, t’en faire confidence, et je suis bien aise d’avoir un témoin du fond de mon âme, et des véritables motifs qui m’obligent à faire les choses.

Sganarelle

Quoi ! vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?

Don Juan

Et pourquoi non ? il y en a tant d’autres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque, pour abuser le monde !

Sganarelle

Ah ! quel homme ! quel homme !

Don Juan

Il n’y a plus de honte maintenant à cela ; l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer. Aujourd’hui[2], la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les attire[3] tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent bonnement[4] dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se font un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues, et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux, rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher, et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale[5], et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du ciel ; et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux[6], qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée[7]. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

Sganarelle

Ô ciel ! qu’entends-je ici ? Il ne vous manquait plus que d’être hypocrite, pour vous achever de tout point, et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière-ci m’emporte, et je ne puis m’empêcher de parler. Faites-moi tout ce qu’il vous plaira, battez-moi, assommez-moi de coups, tuez-moi, si vous voulez ; il faut que je décharge mon cœur, et qu’en valet fidèle je vous dise ce que je dois. Sachez, monsieur, que tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise, et comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est en ce monde, ainsi que l’oiseau sur la branche ; la branche est attachée à l’arbre ; qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes ; les bons préceptes valent mieux que les belles paroles ; les belles paroles sont à la cour ; à la cour sont les courtisans ; les courtisans suivent la mode ; la mode vient de la fantaisie ; la fantaisie est une faculté de l’âme ; l’âme est ce qui nous donne la vie ; la vie finit par la mort ; la mort nous fait penser au ciel ; le ciel est au-dessus de la terre ; la terre n’est point la mer ; la mer est sujette aux orages ; les orages tourmentent les vaisseaux ; les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote ; un bon pilote a de la prudence ; la prudence n’est pas dans les jeunes gens ; les jeunes gens doivent obéissance aux vieux ; les vieux aiment les richesses ; les richesses font les riches ; les riches ne sont pas pauvres ; les pauvres ont de la nécessité ; nécessité n’a point de loi ; qui n’a point de loi vit en bête brute ; et, par conséquent, vous serez damné à tous les diables.

Don Juan

Ô le beau raisonnement !

Sganarelle

Après cela, si vous ne vous rendez, tant pis pour vous.



Scène III

DON CARLOS, DON JUAN, SGANARELLE.
Don Carlos

Don Juan, je vous trouve à propos, et suis bien aise de vous parler ici plutôt que chez vous, pour vous demander vos résolutions. Vous savez que ce soin me regarde, et que je me suis, en votre présence, chargé de cette affaire. Pour moi, je ne le cèle point, je souhaite fort que les choses aillent dans la douceur ; et il n’y a rien que je ne fasse pour porter votre esprit à vouloir prendre cette voie, et pour vous voir publiquement confirmer à ma sœur le nom de votre femme.

Don Juan, d’un ton hypocrite.

Hélas ! je voudrais bien, de tout mon cœur, vous donner la satisfaction que vous souhaitez ; mais le ciel s’y oppose directement ; il a inspiré à mon âme le dessein de changer de vie, et je n’ai point d’autres pensées maintenant que de quitter entièrement tous les attachements du monde, de me dépouiller au plus tôt de toutes sortes de vanités, et de corriger désormais par une austère conduite, tous les dérèglements criminels où m’a porté le feu d’une aveugle jeunesse.

Don Carlos

Ce dessein, don Juan, ne choque point ce que je dis ; et la compagnie d’une femme légitime peut bien s’accommoder avec les louables pensées que le ciel vous inspire.

Don Juan

Hélas ! point du tout. C’est un dessein que votre sœur elle-même a pris ; elle a résolu sa retraite, et nous avons été touchés tous deux en même temps.

Don Carlos

Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant être imputée au mépris que vous feriez d’elle et de notre famille ; et notre honneur demande qu’elle vive avec vous.

Don Juan

Je vous assure que cela ne se peut. J’en avais, pour moi, toutes les envies du monde ; et je me suis, même encore aujourd’hui, conseillé au ciel pour cela ; mais lorsque je l’ai consulté, j’ai entendu une voix qui m’a dit que je ne devais point songer à votre sœur, et qu’avec elle, assurément, je ne ferais point mon salut.

Don Carlos

Croyez-vous, don Juan, nous éblouir par ces belles excuses ?

Don Juan

J’obéis à la voix du ciel.

Don Carlos

Quoi ! vous voulez que je me paye d’un semblable discours ?

Don Juan

C’est le ciel qui le veut ainsi.

Don Carlos

Vous aurez fait sortir ma sœur d’un couvent pour la laisser ensuite ?

Don Juan

Le ciel l’ordonne de la sorte.

Don Carlos

Nous souffrirons cette tache en notre famille ?

Don Juan

Prenez-vous-en au ciel.

Don Carlos

Hé quoi ! toujours le ciel !

Don Juan

Le ciel le souhaite comme cela.

Don Carlos

Il suffit, don Juan, je vous entends. Ce n’est pas ici que je veux vous prendre, et le lieu ne le souffre pas ; mais, avant qu’il soit peu, je saurai vous trouver.

Don Juan

Vous ferez ce que vous voudrez ; vous savez que je ne manque point de cœur, et que je sais me servir de mon épée quand il le faut. Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent ; mais je vous déclare, pour moi, que ce n’est point moi qui me veux battre ; le ciel m’en défend la pensée ; et si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera.

Don Carlos

Nous verrons, de vrai, nous verrons.



Scène IV

DON JUAN, SGANARELLE.
Sganarelle

Monsieur, quel diable de style prenez-vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et je vous aimerais bien mieux encore comme vous étiez auparavant. J’espérais toujours de votre salut : mais c’est maintenant que j’en désespère ; et je crois que le ciel, qui vous a souffert jusques ici, ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur.

Don Juan

Va, va, le ciel n’est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les hommes…



Scène V

DON JUAN, SGANARELLE ; UN SPECTRE, en femme voilée.
Sganarelle

Ah ! monsieur, c’est le ciel qui vous parle, et c’est un avis qu’il vous donne.

Don Juan

Si le ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que je l’entende.

Le Spectre

Don Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du ciel, et s’il ne se repent ici, sa perte est résolue.

Sganarelle

Entendez-vous, monsieur ?

Don Juan

Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.

Sganarelle

Ah ! monsieur, c’est un spectre, je le reconnais au marcher.

Don Juan

Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c’est.

(Le spectre change de figure, et représente le Temps, avec sa faux à la main.)
Sganarelle

Ô ciel ! voyez-vous, monsieur, ce changement de figure ?

Don Juan

Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur ; et je veux éprouver, avec mon épée, si c’est un corps ou un esprit.

(Le Spectre s’envole, dans le temps que don Juan le veut frapper.)
Sganarelle

Ah ! monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.

Don Juan

Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis-moi.



Scène VI

LA STATUE DU COMMANDEUR, DON JUAN, SGANARELLE.
La Statue

Arrêtez, don Juan. Vous m’avez hier donné parole de venir manger avec moi.

Don Juan

Oui. Où faut-il aller ?

La Statue

Donnez-moi la main.

Don Juan

La voilà.

La Statue

Don Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste ; et les grâces du ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.

Don Juan

Ô ciel ! que sens-je ? un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah !

(Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur don Juan ; la terre s’ouvre et l’abîme ; et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé.)



Scène VII

Sganarelle, seul.

Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà, par sa mort, un chacun satisfait. Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content ; il n’y a que moi seul de malheureux. Mes gages, Mes gages, Mes gages !



  1. Après avoir épuisé tous les genres de perversité, don Juan essaye d’une perversité nouvelle, l’hypocrisie. Comme ce vice couvre tous les antres, et qu’il est la dernière ressource des misérables, Molière, par une admirable entente de son sujet, en a réservé la mise en scène pour son dernier acte. Don Juan, avec plus d’audace et de grandeur dans la scélératesse, est ici le précurseur de Tartufe mais c’est Tartufe avec une épée, au lieu d’une discipline.
  2. Ce mot aujourd’hui n’existe pas dans l’exemplaire non cartonné de M. de Lomenie.
  3. Var. Se les jette.
  4. Var. Hautement.
  5. C’est-à-dire le parti des faux dévots ; Pascal, dans les Provinciales, donne ce même sens au mot cabale.
  6. Var. Qui, sans connaissance de cause, crieront en public après eux.
  7. Molière a emprunté cette pensée de la satire de Boileau à M. l’abbé Le Vayer :

    Damne tous les humains de sa pleine puissance.

    Cette satire fut imprimée en 1664. Le Festin de Pierre ne parut qu’en 1885.

    (Aimé Martin.)