Don Pablo de Ségovie/Notice

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Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 9-14).




NOTICE SUR QUEVEDO-VILLEGAS


Don Francisco de QUEVEDO-VILLEGAS, l’un des littérateurs espagnols les plus féconds et les plus spirituels, et le seul que l’on puisse comparer à Cervantès, quoiqu’il ne l’ait point égalé, naquit en 1580, à Madrid, de parents nobles et attachés à la cour par d’honorables emplois.

Orphelin dès son enfance, il fut envoyé, par son tuteur, à l’université d’Alcalà, où il fit de grands et rapides progrès dans toutes les sciences. Il s’attacha d’abord à la théologie ; ensuite il étudia les belles-lettres, la philosophie, la jurisprudence et la médecine, avec un égal succès. Outre le latin et le grec, il possédait l’hébreu, l’arabe, l’italien et le français ; et il passait les jours et les nuits à lire les meilleurs ouvrages dans ces différentes langues.

Quevedo n’avait cependant point négligé les arts d’agrément ; il avait trouvé le loisir de cultiver la musique, et, malgré la difformité de ses pieds, qui devait lui rendre plus pénibles les exercices du corps, aucun cavalier de son âge ne le surpassait dans les armes et dans la danse. Aimé de ses camarades, souvent ils le prenaient pour juge de leurs querelles, et presque toujours il parvenait à réconcilier les deux adversaires, en ménageant leur délicatesse et leur susceptibilité.

Jouissant d’une grande fortune et de la considération générale, il vivait heureux, quand une aventure singulière vint changer sa destinée. Un jour il vit dans une église, à Madrid, un cavalier qui maltraitait une femme. Il prit la défense de l’inconnue, et eut le malheur de tuer son adversaire, qui était également inconnu. C’était un grand seigneur. Craignant les poursuites de sa famille, Quevedo suivit, en Sicile, le duc d’Ossone, qui venait d’en être nommé vice-roi. La capacité qu’il montra pour les affaires lui mérita bientôt toute la confiance de son protecteur. Il fut chargé de l’inspection générale des finances dans la Sicile et dans le royaume de Naples, et il remplit cet emploi difficile avec une rare intégrité.

Ayant enfin obtenu sa grâce par le crédit du duc d’Ossone, il fut employé dans plusieurs négociations, dans différentes ambassades à la cour d’Espagne et près des papes, et il déploya partout beaucoup d’habileté, de prudence et de courage. Il se trouvait à Venise lors de la découverte de la conspiration de Bedmar ; mais il réussit à se dérober à toutes les recherches et revint en Espagne.

La disgrâce du duc d’Ossone ne pouvait manquer d’entraîner celle de son favori. Quevedo fut arrêté en 1620 et transporté dans sa terre de la Torre de Juan Abad, où on le retint prisonnier pendant trois ans et demi, sans vouloir lui permettre, pendant les deux premières années, de faire venir, de la ville voisine, un médecin pour lui donner les soins que réclamait sa santé. Son innocence fut enfin reconnue ; mais, ayant eu l’imprudence de réclamer le paiement des arrérages de ses pensions et en outre un dédommagement pour les maux qu’il avait soufferts, il fut exilé de nouveau.

Ce fut alors que, cherchant des consolations à ses peines dans la culture des lettres, dont ses occupations politiques l’avaient depuis longtemps détourné, il composa la plupart de ses poésies, qu’il publia sous le nom du bachelier de La Torre.

Ses ennemis se lassèrent à la fin de le persécuter ; il obtint la permission de revenir à la cour, et en 1632 il fut revêtu de la charge de secrétaire du roi ; mais il se contenta du titre, et refusa de rentrer dans les affaires, malgré les instances du duc d’Olivarès, qui lui proposa l’ambassade de Gênes. Éclairé par son expérience sur le néant des grandeurs, il avait résolu de se vouer sans partage à l’étude de la philosophie et à la culture des lettres. Ses ouvrages étendaient chaque jour sa réputation dans toute l’Europe ; il entretenait une correspondance suivie avec les hommes les plus savants de l’Italie et des Pays-Bas, et ses compatriotes eux-mêmes rendaient justice à son mérite.

Une fortune suffisante pour ses besoins s’était accrue de quelques bénéfices ecclésiastiques qui lui formaient un revenu de huit cents ducats. Il y renonça pour épouser, à l’âge de cinquante-quatre ans (en 1634), une femme d’une haute naissance, qui lui avait inspiré la plus vive passion. Après quelques années d’une union paisible, il eut la douleur de perdre son épouse, et revint à Madrid demander des consolations à l’amitié.

Ses ennemis l’accusèrent bientôt d’être l’auteur d’un libelle contre le ministère. Il fut arrêté, en 1641, et jeté dans un noir cachot, où il languit oublié pendant vingt-deux mois. Tous ses biens furent saisis, et il fut réduit à vivre d’aumônes dans la prison, où il ne put obtenir un chirurgien pour panser les plaies dont tout son corps était couvert. Il écrivit enfin au comte-duc d’Olivarès, pour lui exposer sa situation et demander justice. On trouva que l’auteur du libelle qu’on lui avait faussement attribué subissait déjà sa peine dans une autre prison, et il recouvra sa liberté. L’erreur dont il était la victime l’avait entièrement ruiné ; mais il savait que ses plaintes ne seraient point écoutées, et il retourna malade dans sa terre de La Torre, où il mourut le 8 septembre 1645.

Pendant sa dernière détention, les manuscrits de Quevedo furent dispersés, et entre autres ses pièces de théâtre et ses ouvrages historiques.

« Quevedo, dit Sismondi, est de tous les écrivains de l’Espagne, celui qui offre le plus de rapports avec Voltaire, non par le génie, mais par l’esprit. Il avait, comme lui, cette universalité de connaissances et de facultés, ce talent pour manier la plaisanterie, cette gaîté un peu cynique lors même qu’elle était appliquée à des objets sérieux, cette ardeur pour tout entreprendre et pour laisser des monuments de son génie dans tous les genres à la fois, cette adresse à manier l’arme du ridicule, et cet art de faire comparaître les abus de la société au tribunal de l’opinion. Mais Quevedo écrivait sous un gouvernement soupçonneux, et il avait en outre à lutter contre le mauvais goût de son siècle, à l’influence duquel il n’a pas entièrement échappé. Quevedo, en évitant l’enflure et l’exagération, qu’il reprochait avec raison aux disciples de Gongora, n’a pas su se garantir de l’affectation de l’esprit ; peu d’écrivains en ont eu plus que lui, mais aucun n’a tant affecté d’en montrer. Il a porté cet abus de l’esprit plus loin qu’aucun de ses compatriotes, et il pourrait fournir, à lui seul, un immense recueil de concetti, de rébus, de jeux de mots et de calembours. »

Ses œuvres ont été réimprimées plusieurs fois en Espagne et dans les Pays-Bas, au dix-septième siècle. Outre des traductions espagnoles de l’Introduction à la vie dévote, de la Vie de Brutus par Plutarque, de Romulus de Malvezzi, des Sentences de Phocylide, et du Manuel d’Épictète, ce recueil contient un grand nombre d’ouvrages, parmi lesquels on citera : Politica de Dios, la Vie de l’Apôtre Paul, la Vie de Thomas de Villeneuve, Mémorial per el Patronato de sant Iago, Les Visions, le Libro de todas las cosas, le Cuento de Cuentos, et enfin la Historia y vida del gran tacano del Buscon, roman dans lequel les mœurs nationales sont peintes d’une manière très divertissante, et que Quevedo laissa inachevé. Ce livre célèbre a été traduit en français sous le titre de l’Aventurier Buscon, par de La Geneste, Paris, 1633 ; sous celui de Coureur de nuit ou l’Aventurier nocturne, par Raclot, Amsterdam, 1731 ; et enfin sous celui de Fin matois ou Histoire du grand taquin Pablo de Ségovie, par Rétif de La Bretonne et d’Hermilly, La Haye, 1776.


W.