Don Pablo de Ségovie/XVIII

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Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 174-181).




CHAPITRE XVIII


Comment j’allai loger dans une auberge. Disgrâce que

j’y essuyai.


Sorti de prison, je me trouvai seul et sans amis, car, quoiqu’ils m’eussent donné avis qu’ils prenaient la route de Séville en demandant la charité, je ne voulus pas les suivre. Je me déterminai à aller loger dans une auberge, où je trouvai une jeune fille blonde et blanche, d’un aspect agréable, quelquefois réservée, d’autres fois amusante et facile. Elle grasseyait un peu, craignait les rats, et se piquait d’avoir de belles mains. Pour les montrer, elle mouchait toujours les chandelles, découpait, et servait à table. À l’église, elle ne se lassait pas de les faire voir. Dans les rues, elle enseignait du doigt la maison de l’un, la maison d’un autre. Sur l’estrade, elle avait toujours une épingle à attacher à sa coiffure. Si elle jouait à quelque jeu, c’était toujours à celui de pince-minette, parce qu’il faut y faire agir les mains. Elle affectait de bailler, sans en avoir envie, uniquement pour montrer ses dents et faire des signes de croix sur sa bouche. Enfin tout ce qu’il y avait dans la maison était si fort manié et remanié par elle, pour faire voir ses mains, que ses père et mère en étaient eux-mêmes impatientés.

Je fus logé le mieux du monde chez ces gens-ci, parce que la maison était bien meublée, et qu’ils ne voulaient y avoir que trois locataires. Les deux qui s’y trouvèrent avec moi étaient l’un Portugais et l’autre Catalan. Ils me firent un fort bon accueil. La jeune fille ne me parut pas mal pour un commerce de galanterie, surtout à cause de la commodité d’être tous deux dans la même maison. Aussi je jetai sur elle mon dévolu. Je lui récitais, à elle et à sa mère, des contes que j’avais appris pour m’amuser. Je leur apportais des nouvelles, quoique il n’y en eût pas, et je leur rendais tous les services qui ne me coûtaient rien. Je leur dis que je savais des enchantements, que j’étais un nécromancien ; que je ferais paraître que la maison s’écroulait, ou qu’elle était toute embrasée, et d’autres que je n’eus pas de peine à leur persuader, parce qu’elles étaient fort crédules.

Par tous ces petits stratagèmes, je me conciliai l’amitié de tout le monde ; mais il n’était pas encore question d’amour, parce que faute d’être habillé comme il convenait (quoique je me fusse vêtu un peu mieux par le moyen du concierge, que je fréquentais toujours, l’entretenant dans l’idée de la parenté, uniquement pour le pain et la viande que je mangeais chez lui), on ne faisait pas de moi le cas qu’on devait. Pour faire croire que j’étais riche, mais que je ne voulais pas le donner à connaître, je m’avisai de m’envoyer demander à la maison par des amis, dans le temps que je n’y étais pas. Le premier qui se présenta demanda le seigneur Don Ramiro de Guzman (car ce sont là les noms que j’avais pris, mes amis m’ayant dit qu’il ne coûtait rien pour en changer, et qu’au contraire, cela pouvait être utile). Il demanda, dis-je, Don Ramiro, homme d’affaires et riche, qui venait de faire deux marchés avec le roi. Mes hôtesses me méconnurent à ce portrait et répondirent qu’elles n’avaient chez elles qu’un Don Ramiro de Guzman plus déguenillé que riche, de petite stature, laid de visage, et pauvre. « C’est précisément celui-là que je cherche, répliqua-t-il, et je ne voudrais pas plus de rentes au service de Dieu, qu’il en a au delà de deux mille ducats. » Il leur débita encore d’autres menteries, qui les rendirent stupéfaites. Enfin il leur laissa une fausse lettre de change de neuf mille écus, tirée sur moi, les priant de me la remettre pour que je l’acceptasse, et cela fait, il s’en alla.

La mère et la fille, éblouies par là, formèrent le projet de faire de moi un mari. Je rentrai avec beaucoup de dissimulation et elles me donnèrent aussitôt la lettre de change, en me disant : « La richesse et l’amour, seigneur Don Ramiro, se cachent difficilement. Pourquoi nous déguiser qui vous êtes, vous qui savez combien nous vous sommes attachées ? » Je feignis d’être fâché qu’on eût laissé la lettre de change et je me retirai dans mon appartement. Il fallait voir comment, me croyant de l’argent, elles disaient que tout me seyait bien. Elles célébraient jusqu’au moindre mot que je proférais ; personne n’avait si bon air que moi.

Quand je les vis si enivrées, je déclarai ma passion à la jeune qui m’écouta avec satisfaction et me dit mille choses obligeantes. Nous nous séparâmes et une nuit, pour leur mieux confirmer ma prétendue richesse, je m’enfermai dans mon appartement, qui n’était séparé du leur que par une cloison très mince, et, tirant cinquante écus, je les comptai tant de fois, qu’elles eurent tout lieu de croire qu’il y en avait six mille. La pensée que j’avais tant d’argent produisit sur elles tout l’effet que je pouvais désirer. Elles perdaient le sommeil pour me fêter et me rendre service.

Le Portugais se nommait le seigneur Vasco de Meneses, chevalier de l’Alphabet, je veux dire du Christ. Il avait un manteau de deuil, des bottines, une petite fraise et de grandes moustaches. Il brûlait d’amour pour Dona Berenguela de Rebolledo (c’est ainsi que se nommait l’objet de ma passion). Il cherchait à lui inspirer du goût pour lui, en s’asseyant auprès d’elle pour faire la conversation et en poussant plus de soupirs qu’une béate à un sermon de carême. Il chantait mal, et était toujours en dispute à ce sujet avec le Catalan.

Celui-ci était la créature la plus insupportable que Dieu ait créée. Semblable aux fièvres tierces, il ne mangeait que de trois jours en trois jours, encore était-ce du pain si dur qu’un médisant, malgré sa dent tranchante, n’aurait pu y mordre. Il se donnait pour brave et il ne lui manquait, pour être une poule mouillée, que de pondre des œufs, tant il avait de caquet.

Comme ils virent tous deux que je faisais tant de progrès, ils s’avisèrent de mal parler de moi. Le Portugais disait que j’étais un pouilleux, un coquin, un pauvre malheureux ; le Catalan me traitait de lâche, d’homme vil. Je savais tout cela, je l’entendais même quelquefois ; mais je ne me sentais pas l’envie d’y répondre.

En dépit d’eux, la jeune fille me parlait et recevait mes billets doux. Je commençais comme c’est l’ordinaire : je m’excusais de ma témérité, je célébrais son extrême beauté, je lui exagérais le feu dont j’étais embrasé ; je lui parlais de mes peines ; je me déclarais son esclave et je cachetais avec le cœur percé d’une flèche. Enfin nous en vînmes à nous tutoyer.

Pour accréditer davantage ma qualité, je sortis un jour de la maison, je louai une mule, puis je revins emmitouflé dans mon manteau, et changeant de voix, me demandant moi-même en disant : « Est-ce ici que demeure le Seigneur Don Ramiro de Guzman, seigneur de Valcerrado et Vellorete ? » – « Ici demeure, répondit la jeune fille, un gentilhomme de ce nom, et d’une petite taille. » Aux indices, je témoignai que je ne doutais pas que ce ne fût lui et en conséquence je la suppliai de lui dire que Don Diégo de Solorzano, son majordome, chargé de sa recette, allait faire les recouvrements et était venu pour lui présenter ses respects. Après cela je m’en allai et un peu de temps après je retournai à la maison dans le même état que j’en étais sorti. Elles me reçurent avec la plus grande joie du monde, en me faisant des reproches obligeants sur ce que je leur avais caché que je fusse seigneur de Valcerrado et Vellorete, et elles s’acquittèrent de la commission.

Cela acheva de décider la jeune fille, qui désira d’avoir un mari si riche. Elle consentit que j’allasse lui parler à une heure après minuit par un corridor qui rendait à un toit où était la fenêtre de sa chambre. Au temps marqué, je ne manquai pas de monter au corridor pour profiter de l’occasion ; mais le diable, qui est rusé et méchant en tout, fit si bien que, quand je voulus passer au delà du toit, les pieds me manquèrent. Je tombai sur la maison d’un greffier voisin et la chute fut si violente que je cassai toutes les tuiles et qu’elles restèrent gravées sur mes côtes. Toute la maison s’éveilla au bruit, et pensant que c’étaient des voleurs, gens que ces sortes d’officiers de justice convoitent toujours, on monta sur le toit. Lorsque je vis qu’on prenait ce parti, je voulus me cacher derrière une cheminée et j’augmentai par là les soupçons. Le greffier, un de ses frères, avec deux domestiques, me moulurent de coups et me garrottèrent, sans nul égard à tout ce que je pus dire et faire. Tout cela se passait sous les yeux de ma belle, qui riait beaucoup parce que se rappelant ce que je lui avais raconté de ma prétendue science pour faire des choses plaisantes et des enchantements elle pensa que j’étais tombé par plaisanterie et par nécromancie, de sorte qu’elle ne cessait de me dire de monter et que cela suffisait. Cependant, comme je recevais réellement de violents coups de bâton et de poing, je poussais des cris affreux et ce qu’il y avait de bon c’est qu’elle ne cessait de rire, se persuadant toujours que le tout n’était qu’artifice.

Le greffier commença à instrumenter contre moi, et ayant entendu des clefs qui faisaient du bruit dans mes poches, il dit et écrivit, quoiqu’il les vît ensuite, que c’étaient des rossignols, sans qu’il fût possible de l’en dissuader. Accablé de tristesse de m’être vu si fort maltraité en présence de mon amante, et de me voir conduire en prison, sans sujet et comme un scélérat, je ne savais que faire. Je me mettais à genoux devant le greffier et je le conjurais au nom de Dieu de me laisser aller. Mais, sourd à toutes mes prières et inflexible, il ne voulut jamais lâcher sa proie. Cette scène humiliante pour moi se jouait sur le toit et dans ces sortes d’endroits il n’y a pas jusqu’aux tuiles mêmes qui ne deviennent de faux témoins. Enfin on ordonna de me descendre et on le fit par la fenêtre d’une pièce qui servait de cuisine.