Don Pablo de Ségovie/XXI

La bibliothèque libre.
Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 205-213).




CHAPITRE XXI


Ma guérison et autres événements singuliers.


Dès le matin parut au chevet de mon lit l’hôtesse de la maison. C’était une vieille femme de bien, qui avait pour âge le nombre du jeu de prime, cinquante-cinq, avec un grand rosaire et le visage ressemblant à un brugnon ou à une coquille de noix, tant il était ridé. Elle avait dans le lieu une bonne réputation. Elle couchait avec ses locataires et avec tous ceux qui le voulaient. Elle assortissait les goûts et facilitait les plaisirs. On la surnommait le Guide. Elle louait sa maison, et était courtière pour en faire louer d’autres. Son logis ne désemplissait pas de monde durant toute l’année. Il fallait voir comment elle dressait une jeune fille dans l’art de s’emmitoufler, lui enseignant d’abord quelles parties de son visage elle devait découvrir. Elle conseillait à celle que la nature avait favorisée de belles dents, de rire toujours, même en faisant des compliments de condoléance, et elle apprenait à celle qui avait de jolies mains le moyen de les faire voir. Elle disait à la blonde de laisser flotter hors de la mante ou de la toque une boucle ou une apparence de tresse de cheveux. Elle montrait à jouer de la prunelle à celle qui avait de beaux yeux et recommandait à celle qui n’en avait que des petits, de les fermer ou de regarder en haut. Quand il venait chez elle des femmes extrêmement brunes de peau, elle savait si bien les farder qu’en rentrant dans leur maison leur mari ne les reconnaissait plus, tant elles étaient blanches. Mais elle excellait surtout dans la science de rendre aux filles ce qu’elles ont de plus précieux, lorsqu’elles l’avaient perdu et de les faire paraître telles qu’elles devaient être. Dans le seul espace de huit jours que je demeurai chez elle, je lui vis faire tout cela. Enfin, pour achever son portrait, elle enseignait aux femmes à plumer le coq. Elle leur apprenait des proverbes dont elles pussent faire usage et les moyens de se procurer des bijoux, les petites filles gratuitement, les jeunes comme des choses dues, les vieilles par respect ; et comment demander de l’argent, des bagues et d’autres joyaux. Elle citait la Vidana, sa concurrente à Alcala, et la Planosa à Burgos, les deux plus grandes enjôleuses que l’on connût. Je me suis arrêté ici à la dépeindre pour que l’on soit touché de voir dans quelles mains j’étais tombé, et qu’on sente mieux ce qu’elle me dit. Voici comme elle débuta, car elle ne parlait jamais que par proverbes :

« Toujours tirer d’un sac et n’y rien mettre, c’est le moyen, mon cher enfant, d’en trouver bientôt le fond. De telle poussière telle boue. Telles noces telles croûtes. Je ne te comprends pas, ni ne sais ta manière de vivre. Tu es jeune, et je ne m’étonne pas que tu fasses des espiègleries, sans penser qu’en dormant nous marchons vers notre fosse. Moi qui ne suis qu’un monceau de terre, je puis te le dire. Que me raconte-t-on, à moi ? que tu as dissipé beaucoup d’argent, sans savoir comment, et qu’on t’a vu ici tantôt étudiant, tantôt fripon, tantôt chevalier d’industrie, le tout par les compagnies. Dis-moi qui tu hantes, mon fils, je dirai qui tu es. Chaque brebis avec sa pareille. Sais-tu, mon fils, que de la main à la bouche la soupe se perd ? Nigaud que tu es ! Si tu as un si grand besoin de femmes, tu n’ignores pas que je suis dans ce pays-ci l’appréciatrice perpétuelle de cette marchandise et que je vis des droits que j’en retire ; qu’ainsi je sers suivant que l’on me paye, et que tout le profit reste à la maison. Cela ne vaut-il pas mieux pour toi que d’aller avec quelque coquin à la poursuite d’une femme belle en apparence, ou d’une autre rusée qui use ses jupons avec qui lui fournit des manches. Je te jure que tu aurais épargné bien des ducats si tu t’étais adressé à moi, parce que je ne suis nullement amie de l’argent. Je te proteste même par mes ancêtres défunts (et que Dieu veuille me bénir comme je dis vrai !) que je ne te demanderais pas celui que tu me dois pour ton logement, si je n’en avais besoin pour de petites bougies et des herbes. » Car, sans être apothicaire, elle faisait un commerce de pots, et si on lui graissait les mains, elle se graissait le corps et s’en allait par la même porte que la fumée.

Quand elle eut terminé discours ou sermon, tendant en somme à me réclamer de l’argent mais finissant par où d’autres auraient commencé, je ne fus pas étonné de sa visite. Depuis que j’étais son locataire elle ne m’en avait demandé qu’une fois, un jour où j’avais entendu une accusation de sorcellerie dont elle était venue se disculper. On avait voulu l’arrêter et elle s’était cachée. Elle m’avait expliqué qu’il s’agissait d’une autre femme gratifiée du même surnom : le Guide.

Il n’est pas étonnant qu’avec de pareils guides nous nous égarions tous.

Je lui comptai son argent et dans le temps que je lui donnais, le malheur qui ne cesse de me persécuter et le diable qui ne m’oublie jamais voulurent qu’on vint l’enlever, comme une femme qui vivait dans le concubinage. On savait que son ami était dans la maison, et comme l’on entra dans mon appartement, que l’on me trouva au lit et elle auprès de moi, on se jeta sur nous deux, on me donna cinq ou six secousses violentes et l’on m’arracha hors du lit. Pendant ce temps-là deux hommes, qui s’étaient saisis d’elle, la tenaient et la traitaient de maquerelle et de sorcière. Qui aurait pu imaginer pareille chose d’une femme qui vivait de la manière que je l’ai marqué ?

Aux cris de l’alguazil, et aux grandes plaintes que je faisais, l’ami de la vieille, qui était un fruitier et qui se trouvait dans une chambre du fond, s’enfuit et se sauva de toutes ses forces. Les archers, l’ayant aperçu, et sachant d’ailleurs par un autre locataire de la maison que je n’étais point ce qu’ils pensaient, coururent après lui et l’attrapèrent ; de sorte qu’ils me laissèrent, après m’avoir arraché les cheveux et donné force coups de poings.

Malgré tout ce que je souffrais, je ne pouvais m’empêcher de rire des propos que les archers tenaient à la vieille ; car l’un, la regardant, lui disait : « Qu’une mitre vous siéra bien, bonne mère, et que je serai charmé de voir mettre trois mille navets à votre service ! » Un autre : « Messieurs les alcades ont déjà choisi les plumes pour que vous ayez bonne grâce en paraissant en public. » Enfin on amena le fruitier, on les garrotta tous deux, et on me laissa seul, après m’avoir fait bien des excuses.

Je me sentis un peu allégé, en voyant l’état où étaient les affaires de la bonne hôtesse, et je ne m’occupai plus que du soin de me lever à temps pour lui jeter mon orange, quoique à entendre ce que racontait une servante qui resta dans la maison, je doutasse des suites de son emprisonnement, parce que cette domestique me dit je ne sais quoi de vol et d’autres choses qui me parurent graves. Je fus huit jours à me guérir, et au bout de ce temps à peine pouvais-je sortir. On me fit au visage douze points de suture, et il me fallut prendre des béquilles. L’argent me manquait, parce que j’avais consommé mes cent réaux au lit, en nourriture et en logement. Aussi pour ne pas faire plus de dépenses, puisque je me trouvais sans le sou, je résolus de sortir de la maison avec les deux béquilles et d’aller vendre mon habit, mes fraises et mes pourpoints, qui étaient tous en bon état. Je le fis et de l’argent que je tirai de ces effets j’achetai une vieille veste de peau de chèvre et un superbe pourpoint de toile de chanvre. Avec cela j’endossai un caban de pauvre, qui était rapiécé et long, je pris mes guêtres et mes grands souliers et je mis sur ma tête le capuchon du caban. Dans cet équipage, avec un christ de bronze que j’avais pendu au cou et un rosaire, je me fis dresser, dans le ton de la voix et dans les phrases piteuses, par un gueux qui possédait très bien le grand art de mendier. Après quoi, je commençai à exercer dans les rues ma nouvelle profession. Je cousis dans le pourpoint soixante réaux qui me restaient de la vente de mes habits et je me mis à gueuser, comptant sur ma bonne prose.

J’allai huit jours par les rues, récitant des prières et criant d’un ton lamentable : « Donnez, bon chrétien serviteur de Dieu, à ce pauvre blessé et estropié qui est dans le besoin. » C’était là le langage des jours ouvrables ; mais les jours de fête, je prenais un ton de voix différent et je disais : « Fidèles chrétiens et dévôts au Seigneur ! Au nom d’une aussi grande princesse que la reine des anges, mère de Dieu, faites la charité à ce pauvre perclus et affligé par la main du Seigneur. » Je faisais ici une petite pause, car cela est fort important, et puis j’ajoutais : « Dans une heure malheureuse, un air corrompu m’a raccourci les membres, lorsque je travaillais à la vigne ; car je me suis vu sain et bien portant comme vous êtes et que je souhaite que vous soyez. Loué soit Dieu ! » Au moyen de cela, les ochaves pleuvaient dans ma main et je gagnais beaucoup d’argent. J’en aurais même gagné bien davantage, si je n’avais été traversé par un autre pauvre fort accrédité et d’une vilaine figure, lequel étant sans bras et avec une jambe de moins, parcourait dans une brouette les mêmes rues que moi et recueillait de grandes aumônes, quoiqu’il demandât comme un homme de la lie du peuple. Il disait d’une voix rauque, en finissant par un ton aigu et perçant : « Souvenez-vous, serviteur de Jésus-Christ, du châtiment de Dieu pour mes péchés. Donnez au pauvre ce que vous recevez de Dieu. » Et il ajoutait : « Pour le bon Jésus ! » Comme il gagnait étonnamment et que je remarquai qu’il ôtait l’s au nom de Jésus, j’en dis de même et j’excitais par là la dévotion. Enfin je changeai de phrases, et je faisais une récolte merveilleuse, ayant mes deux jambes liées dans un sac de cuir et marchant avec mes deux béquilles.

Je couchais sous le dessous de la porte d’un chirurgien, avec un pauvre de coin de maison, un des plus grands coquins que Dieu ait créés. Il gagnait plus que nous tous : aussi était-il très riche et comme notre recteur. Il avait une grosse hernie et se liait les bras par en haut avec une corde, au moyen de quoi il paraissait avoir la main et le poignet enflés, avec la fièvre tout ensemble. Dans cet état, et couché sur le dos, avec la face tournée vers le ciel et la hernie en dehors, laquelle était aussi grosse qu’une boule de pont-levis, il disait : « Regardez la misère et la faveur que Dieu accorde au chrétien ! » Quand une femme venait à passer, il disait : « Belle dame, que Dieu soit dans votre âme ! » Et la plupart, charmées de s’entendre appeler belles, lui faisaient la charité et prenaient par là leur route, même en se détournant, pour aller faire leurs visites. Si c’était un soldat, il criait : « Ô monsieur le capitaine ! » À tout autre particulier : « Ô Monsieur le gentilhomme ! » Lorsqu’il voyait quelqu’un en carrosse, il le traitait de Seigneurie. Il appelait Monsieur l’archidiacre tout ecclésiastique monté sur une mule. Enfin il flattait horriblement. Les jours de fête, il avait une manière différente de demander.

Je me liai si fort d’amitié avec lui qu’il me découvrit un secret qui nous enrichit en deux jours. C’était qu’il avait trois petits garçons qui allaient par les rues, demandant l’aumône et volant tout ce qu’ils pouvaient. Ils lui rendaient compte de leur récolte et il gardait tout. Il partageait aussi avec deux enfants quêteurs ce qu’ils escamotaient à leurs quêtes.

Avec les conseils d’un si bon maître et les leçons qu’il me donnait, je tâchai de faire comme lui et je ne réussis pas mal. Dans moins d’un mois je me trouvai avec plus de douze cents réaux effectifs. Enfin, il me fit connaître, à fin d’association, un moyen habile pour exploiter notre prochain. Nous nous entendîmes pour voler, entre nous deux, quatre à cinq enfants par jour. Les parents les faisaient réclamer au son du tambour. Venus alors aux renseignements, nous disions : « Je l’ai rencontré, Monsieur, à telle heure et à tel endroit, et il est certain que sans mon intervention il aurait été écrasé par une voiture. Soyez tranquille, il est à la maison. » On nous donnait alors la récompense promise et nous nous enrichîmes de telle manière que j’avais cinquante écus d’or. Comme mes jambes étaient guéries, quoique je les eusse encore emmaillottées, j’eus envie de sortir de Madrid, et de m’en aller à Tolède, où je ne connaissais personne et n’étais connu de qui que ce fût. Je me décidai bientôt tout à fait, et en conséquence j’achetai un habit noir, une fraise et une épée. Je dis adieu à Valcaçar, le même pauvre dont je viens de parler, et je cherchai dans les hôtelleries une occasion d’aller à Tolède.