Dostoïevski (Suarès)/sur son art

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III

SUR SON ART

Dès le début, il sait où est sa force. Et même s’il ne le montre pas encore dans ses œuvres, il pressent quelle sorte de génie il y fera plus tard paraître.

Je suis original, dit-il à peu près, en ce que mon moyen est l’analyse, non la synthèse. Je vais au dedans ; et examinant les atomes, je m’enquiers du tout.

§

Il a toujours répugné aux sciences, comme vaines.

Son éducation, après tout, fut très littéraire. De bonne heure, il sut le français et l’allemand. Les petits Dostoïevski ont eu un précepteur de français, nommé Souchard. Dans la pauvre maison de son père, Dostoïevski a pris le goût de la lecture. Il l’avait, comme on doit l’avoir : à la passion. Sa plus dure privation, au bagne, fut de ne pas lire. Étudiant ou banni, dans sa prison, en Sibérie, de mansarde en mansarde, il a toujours des livres avec lui : la Bible, Shakspeare, Schiller, Racine, Dante, Pouchkine. Quand il ne demande pas de l’argent à ses amis, il implore qu’on lui envoie des livres.

Il est très nourri d’œuvres françaises. Elles lui ont tenu lieu de l’antique. Le français est son grec et son latin. Il avale tout, d’un égal appétit, Voltaire et Balzac, Eugène Sue et Racine. Jeune homme, sa lecture est immense. Quant aux Russes, il n’en ignore rien. Toute sa vie, il est curieux de ses émules ; il est avide de tout ce qu’ils publient : il réclame sans cesse les romans de Tourguénev, de Gontcharov et de Tolstoï ; il suit les auteurs de tout ordre, et même les critiques. Seuls, à ses yeux, Pouchkine et Gogol ont du génie ; à Tolstoï, il le refuse. D’ailleurs, l’exemple de Gogol, mort fou, le hante.

On fait souvent de Dostoïevski une espèce de barbare inculte, qui ne doit rien qu’à lui-même. Rien n’est si faux. Idée bonne aux maîtres d’école et aux sergents de lettres : ils y flattent leur propre barbarie, pour la tirer du rang. Et, pour qu’on soit sensible à leur originalité, ils trouvent du barbare en toute âme originale. Le barbare ne sait même pas parler : il bégaye. Dostoïevski est un homme de longue culture, tant par la race que par l’éducation. Il n’a jamais été en friche. Ce fils de la petite noblesse a reçu la nourriture noble. Il ne s’est pas mis, sur le tard, à apprendre. Loin de là, on l’a instruit dès le berceau. Pauvre ou non, c’est ce qui distingue la petite noblesse des bourgeois et des marchands russes. Le père Dostoïevski n’est pas seulement un homme austère, uniquement occupé d’idées religieuses : il lit, lui aussi ; il a servi dans les camps ; il a fait la guerre contre Napoléon. Il voit au delà de son quartier, de la ville, et même de la Russie.

Il faut chercher Dostoïevski où il est : au centre de la pléiade qui a fait la gloire de l’esprit russe. Il a deux ans de moins que Tourguénev, et sept ans de plus que Tolstoï. Il est donc à mi-chemin de Tolstoï et de Gogol. Tous, ils sont nés sous le règne mystique d’Alexandre, et ont grandi dans les ténèbres et le silence de Nicolas. Leurs pères, à tous, sont les hommes de 1812, qui ont délivré la patrie, et qui ont imposé la Russie temporelle à l’Europe. La Russie ne retrouvera sans doute plus des pères et des fils comme ceux-là. Ils sont nobles, au sens de l’élite : ils sont le choix de la nature, et ils y répondent généreusement. Être généreux, c’est toute la noblesse. Bref, ils sont de bonne race. Ardents à l’œuvre, ils croient à ce qu’ils font ; ils se donnent, d’une âme libérale ; ils ont l’illusion d’être nécessaires à leur temps, à leur pays, à tous les hommes : à soi-même.

D’ailleurs, Tourguénev excepté, ils sont âpres, durs et cruels les uns pour les autres. Dostoïevski ne peut se lier solidement avec personne. La bonté qu’ont eue, d’abord, pour lui, Biélinski, Tourguénev et quelques autres, ne leur sert bientôt de rien, ni à lui. Comme il arrive si souvent, c’est un Dostoïevski à leur ressemblance qu’ils aimaient dans l’auteur des Pauvres Gens ; et le vrai Dostoïevski les dépite. Celui-là leur en veut de ne pas assez faire, après ce qu’ils ont fait pour l’autre. Son cœur est humble, à la fois, devant l’amour et despote : il est profondément avide. Il se brouille avec tous les gens de lettres, qu’il approche. Règle : pas un artiste de génie n’aura jamais la paix avec les gens de lettres, ni ne voudra la faire. Dostoïevski ne peut pas garder un ami. Il exige trop de l’amitié, sans doute.

Humeur mélancolique ! Aimer trop ceux qu’on aime. On s’en fait une trop belle idée. Il voudrait, ce cœur passionné, qu’on vécût pour lui seul, je le crains : car il serait capable de vivre pour ceux qu’il préfère.

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Il a le respect et l’amour de son art.

Au comble du chagrin, livré seul à lui-même, pourvu qu’il ne souffre que de soi, il va loin. Est-il ainsi, ou l’imaginé-je ? Dans son amour de l’art, aussi, il connaît les extrémités : la maladie, qui opprime l’âme ; et le refus de rien faire pour le public contre son propre génie. Aux yeux de l’artiste, le public est un mal nécessaire : il faut le vaincre, et rien de plus.

Il adore l’état de création. Mais écrire le tue. Car il est aux gages du besoin ; il a beau tenir bon, et protester qu’il n’écrira pas sur commande, il vit de sa plume ; il est serf des engagements qu’il doit prendre. De là, qu’il est le moins égal des grands écrivains : il donne un chef-d’œuvre après un roman confus ; et le chef-d’œuvre est suivi d’un livre médiocre[1].

§

Il semble bâiller d’ennui, lui-même, en certaines de ses œuvres. Elles sont d’une longueur, d’une recherche, d’une subtilité insupportables. Elles sentent la folie. L’analyse y fait penser au délire, au scrupule, et le détail intérieur à la manie de l’infiniment petit. L’incohérence de Dostoïevski est piteuse, quand il ne trouve pas son ordre. Elle ricane, elle grimace. Quel sourire contraint ! Alors Dostoïevski va d’un pas terriblement lent ; il est obscur, diffus, ennuyeux comme une cave. Ses œuvres manquées, on dirait les fragments, les traits, les notes sans choix d’une œuvre qui n’a pas obtenu la grâce de l’unité. Plus l’analyse est curieuse, plus l’unité est nécessaire. Il en est de tous les détails et de tous les éléments intérieurs comme d’un corps chimique : tous les atomes y étant, il faut l’étincelle qui les assemble et qui les groupe : il faut que le cristal rencontre sa forme.

§

Dostoïevski est d’un prodigieux désordre, quand il ne réussit pas à trouver son ordre.

Mais son ordre est un prodige, quand il l’atteint.

Rien n’y trahit la symétrie, ni ce qu’on appelle la composition, d’un mot grossier qui peint l’œuvre grossière. Dans l’ordre de Dostoïevski, tout est organes, et relations d’organes. Tout est produit par la nécessité intérieure. Ici, la vie des faits est bien l’image, sur les murailles de la caverne, l’image et l’ombre de la vie intérieure, au grand feu du foyer invisible. Ainsi, les chefs-d’œuvre de Dostoïevski sont plongés dans le rêve ; et ils ont seuls le caractère du rêve, comme ceux de Shakspeare, et parfois d’Ibsen.

L’ordre d’une œuvre comme Crime et Châtiment est inouï. J’en ferai quelque jour l’analyse. Je me contente de dire que ce drame admirable se passe tout entier, actes sur actes, dans la conscience de Raskolnikov. Les deux longs volumes ne contiennent que la suite des sentiments, des visions et des pensées créées par l’imagination du héros, et que sa conscience déroule. Ils n’enferment qu’un très petit nombre d’heures ; mais chaque instant de ces heures est totalement épuisé de son essence pensive et de son action, de ses échos et de ses contre-coups. Une telle œuvre, quand on l’a saisie, semble la merveille longtemps souhaitée par l’esprit : l’art est enfin le rêve de la vie, qui elle-même est un rêve.

§

Dostoïevski est riche en mots inoubliables, qui montent des abîmes. Ce sont des paroles sans faste et sans éloquence ; mais comme une crique d’eau profonde, entre deux rochers, elles mirent, dans la profondeur pure de la mer, l’immense ciel du soir, avec ses nuages et les premières étoiles.

À un malheureux, gangrené de phtisie et d’envie, qui va mourir avant d’avoir eu vingt ans, le prince Muichkine, ouvrant la porte, dit : « Passez le premier, et pardonnez-nous notre bonheur[2]. » — « Pourquoi avez-vous tout détruit en vous ? crie la jeune fille passionnée au prince innocent ; pourquoi n’avez-vous pas d’orgueil[3] ? » — Et lui, de dire, insensible à toutes vanités et à sa perte même : « Qu’est-ce que ma peine et mon mal, si je suis en état d’être heureux[4] ? »

Raskolnikov assassin à la sainte prostituée : « Toi aussi, tu t’es mise au-dessus de la règle : tu as détruit une vie, la tienne : cela revient au même[5]. » — Et encore : « J’ai voulu oser : j’ai tué. Et c’est moi que j’ai tué[6]. » — Ou ces traits dignes de l’oraison : « Le Christ est avec les bêtes avant d’être avec nous[7]. » — « Si le juge était juste, peut-être le criminel ne serait pas coupable[8]. »

§

Dostoïevski a la conscience de Pétersbourg.

Il est l’âme de ces hivers polaires, où le jour est une agonie de la nuit ; et de ces étés, où la nuit est encore le jour, un crépuscule songeur, pensif et adorable comme le regard d’une amante insensée.

J’ai vécu avec lui dans la ville ardente et morne, où les ivrognes et les mystiques se donnent le bras, où de funèbres hypocrites baisent aux lèvres des rebelles candides ; où la pire corruption, qui est triste, engraisse de son fumier l’innocence subtile ; où la luxure est un raisin à pépins de remords, et où les vierges ont une odeur qui tente le péché.

§

Un monde à part.

Dans l’œuvre de Dostoïevski, il y a une société complète, à savoir une société religieuse. Car tous les porte-totems de la terre n’y feront rien, et leur étymologie moins encore : pour l’homme, la religion, quelle qu’elle soit, c’est le lien. Dostoïevski ne rompt pas le faisceau. Il serre le nœud de la cité : tout y entre, du plus humble artisan au maître d’hommes altier. Chez lui, non pas des rangs et des titres, la hiérarchie est de la vertu vivante et des caractères. Il a ses voleurs et ses boucs, ses assassins pareils à des conquérants, ses lâches, ses vils coquins et ses bouffons énormes, comme il a ses princes, ses vierges, ses saintes héroïques et ses saints. Il est riche de toute élite et de toute plèbe. La condition sociale n’y est presque pour rien. Que ce génie m’est intime ! Que ce sens de la valeur me touche !

C’est le monde de la conscience profonde. Les passions y paraissent frénétiques, parce qu’elles résistent à être nues ; convulsives, parce qu’elles sont peu à peu dépouillées de tout ce qui les habille. Dostoïevski sait bien que la simplicité n’est pas dans les objets ; mais seulement dans l’œil qui les examine. La vie la plus simple est en soi un prodige de complexe. La simplicité n’est que le sommeil de l’apparence.

Un monde, où les sentiments sont portés au dernier degré de l’acuité et de l’ardeur, semble l’enfer de la souffrance et le paradis des fous. Là, où tout est intense, tout est excès. La règle ordinaire est abolie. L’ordre commun est l’ordre moyen. Et le moyen est l’espace du médiocre.

La mesure, telle quelle, est un élément de la vie ordinaire. La mesure, en art, paraît la vérité, comme la moyenne des statistiques. La mesure varie avec les grandeurs que l’on compare. Elle n’est pas la même pour les hôtes de l’Olympe et pour les captifs de l’Érèbe ; ni surtout pour ceux-là et pour les petites âmes de métier, dont la conscience vit en boutique. Âmes de métier, elles font nombre, comme les fourmis. Elles nourrissent les moyennes. Mais, à le bien prendre, la moyenne est fausse comme toute statistique morale. Car, chiffres et mesure ne révèlent que le monde de la quantité. La qualité est la règle suprême, ainsi que le lieu de tous les sentiments et de tous les actes en relation avec la conscience.

§

Le monde de la profonde conscience fait figure du rêve ; et même de la folie, quand il arrive, avec Dostoïevski, que les êtres vivants épient l’écho de leur propre chant, pour y donner un écho plus lointain encore ; quand ils font l’analyse de leurs passions, eux-mêmes, et qu’enfin ils ont conscience de leur conscience.

Dans Stendhal, cette merveilleuse analyse étant tout intellectuelle, même si le héros se prête l’oreille, on voit toujours, derrière lui, le plus intelligent des hommes qui est là, et qui écoute. Tout est clair ; tout est ordre ; tout est esprit. Chez Dostoïevski, ce sont les passions qui se passionnent et se dévorent à se poursuivre elles-mêmes, à se contempler et à se ressentir. Tout prend, dès lors, le caractère du rêve, ou de la folie. Mais ce monde de folie est la sphère d’une réalité suprême. La folie est le rêve d’un seul. La raison est sans doute la folie de tous. Ici, la grandeur de Dostoïevski se fait connaître : il est dans le rêve de la conscience, comme Shakspeare même, et Shakspeare seul, avec le seul Rembrandt. Tels sont les sommets de la conscience et de l’analyse, pareils aux plus hautes montagnes de la terre, en ce qu’ils bordent, comme elles, le rivage des plus grandes profondeurs. Sommets qui ne cachent pas deux ou trois autres cimes, entre lesquelles Dostoïevski.

§

Nulle puissance plus proche de la vie. Les grands rêveurs sont les grands vivants. Où ils semblent s’éloigner le plus de la vie, ils y touchent encore de plus près que les autres.

Tout est intérieur. Ce n’est même pas la pensée qui crée le monde, en le figurant. C’est l’émotion qui suscite toute vie, en la rendant sensible au cœur. Le monde n’est même plus l’image d’un esprit. L’univers est la création de l’intuition.

L’émotion créatrice est la seule et véritable connaissance. Comme elle naît à soi-même, elle fait naître les objets. Et tout est son rêve, comme elle se rêve. Le cœur est le moyen, et il est le lieu.

Voilà le nouvel art. Voilà, du moins l’art que je veux, celui que je cherche et celui que notre effort prépare, si le ciel y consent. L’art intérieur, qui manifeste toutes les splendeurs de la nature et de l’action, en les absorbant toutes : du dedans au dehors. Et tout ce qui est du dehors même, est au dedans.

Tel est cet art dont les prophètes me sont si chers dans le passé, et qui furent toujours si rares. Mais par ce qu’ils furent en vérité, ils sont.

Je dirai plus, pour être compris de ceux qui sont déjà de l’ère nouvelle, et pour ne l’être pas des autres. Ce qui était le propre de la musique, jusqu’ici, sans le vouloir même, nous le faisons passer, selon les moyens de la pensée, et du langage, dans la poésie. Ils croiront qu’il s’agit d’harmonie imitative, de timbres et de sonnailles dans les mots, d’allitérations et d’autres fadaises ; toutes habiletés de métier, qui doivent toujours s’effacer de l’art, quand elles y entrent ; et qui ne cessent d’être vaines qu’à la condition de n’en pas être vain. C’est une autre musique et moins vulgaire que je pense, dont l’harmonie matérielle n’est que l’enveloppe. Plonger toutes les idées dans l’amour, et en donner l’émotion, non plus la notion telle quelle, voilà la musique que je veux dire. En un tel art, nous voulons que tout soit émotion, et que la preuve soit réduite à rien. Or, plus l’émotion est reine, plus il faut que l’art, son roi, s’en rende maître.

Le rythme de l’amour mène tout. L’intelligence est la charrue, non pas le grain ni la moisson. Ni l’éloquence, ni l’idée évidente ne sont le pain qui nourrit. Ce n’est plus la recherche ni la peinture de l’objet qui nous sollicite : mais l’évocation de sa forme et de toute la grâce qu’il recèle, de la magie enfin qui y est incluse, pour nous faire croire à la vie. Il faut que l’art nous séduise à la vie.

On ne croit à la vie qu’en ce qu’on aime, et dans le rêve de ce qu’on aime.

  1. Après Crime et Châtiment, le Joueur, 1866 et 1867 ; l’Éternel Mari après l’Idiot, 1868 et 1870.
  2. L’Idiot, IV, 5.
  3. L’Idiot, III, 2.
  4. L’Idiot, IV, 7.
  5. Crime et Châtiment, IV, 4 ; V, 4.
  6. Crime et Châtiment, IV, 4 ; V, 4.
  7. Frères Karamazov, XI, 6.
  8. Frères Karamazov, XI, 6.