Douce Lumière/3

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Bernard Grasset (p. 49-66).
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III


Voici encore un mois de mai. Églantine Lumière vient d’avoir seize ans, et depuis sa sortie de l’école elle travaille chez le tailleur de Bléroux, où son grand-père l’a placée afin qu’elle pût apprendre à coudre tout en s’occupant du ménage.

Dans cette jeune fille à l’air sage, au visage trop mince et trop pâle, on retrouve l’enfant à la souquenille trouée qui courait pieds nus, tête nue, bras nus, avec son chien Tou et son camarade Noël. Elle ne grimpe plus aux arbres ni ne s’aventure dans les fondrières, mais elle garde dans tous ses mouvements une souplesse et une hardiesse qui étonnent et parfois effrayent les gens de son entourage.

Églantine n’aime guère ce métier qu’on lui impose. Cependant, la facilité qu’elle a de tout faire sans peine l’empêche d’en désirer un autre. Et puis, dans cette maison, elle ne s’ennuie pas. Le tailleur et sa femme sont aimables et gais, et les enfants, joyeux et tapageurs, font sans cesse la guerre au silence. Il y a encore le frère du tailleur, Louis Pied Bot, jeune homme de vingt-cinq ans, de caractère doux, et que son infirmité rend timide. C’est avec lui qu’elle coud finement les doublures de soie et fait les boutonnières perlées. C’est aussi avec lui qu’elle chante à l’église le dimanche. Leurs deux voix s’accordent parfaitement, et rajeunissent celle du vieil harmonium, ainsi que le dit en riant Mlle Charmes. Comme elle l’a fait autrefois pour Louis Pied Bot, Mlle Charmes enseigne la musique à Églantine Lumière. Au grand-père venu s’en assurer, et l’interdire, elle a répondu de son ton autoritaire :

— Pourquoi cesser ? À cette élève-là, on peut tout enseigner.

Elle reproche seulement à la jeune fille une timidité excessive qui l’amoindrit aux yeux des autres, dit-elle, et surtout l’empêche de donner toute sa voix qu’elle devine puissante et splendide. Elle l’encourage aussi :

— Soyez sans crainte, Églantine. Personne ici ne chante comme vous !

Justement, parce que sa voix ne ressemble pas à celle de ses compagnes, Églantine en a honte, comme elle a honte de ses goûts différents, comme elle a honte de son désir de tout connaître, et comme elle a honte de sa beauté naissante. Cette timidité, qu’on lui reproche, s’efface pourtant lorsqu’elle fait seulement de la musique. Elle aime ce vieil harmonium, qui geint du dos et des pédales, et dont les touches capricieuses résistent ou s’enfoncent brusquement sous le doigt. Par les soirs d’été, sa journée finie, elle se rend à l’église pour le seul plaisir de faire résonner l’instrument. Dans la chapelle de la Vierge, où se trouve l’harmonium, il fait sombre. À peine si elle distingue la grande Vierge blanche entourée de lourds flambeaux et de vases dans lesquels s’épanouissent des fleurs en papier d’or et d’argent. Ce que voit Églantine, ce qui retient toujours son attention, c’est un vitrail aux couleurs vives, placé très haut, et sur lequel le couchant s’arrête longtemps, comme pour mieux le reconnaître. Dans ce vitrail, il y a de hauts palmiers sous un ciel très bleu, et, dans le lointain, sur un chemin de sable brillant, un petit âne s’en va portant Marie et son enfant. Un peu à l’écart, Joseph, tout vêtu de blanc, marche le front baissé et les épaules basses. Tout est si net sous les derniers rayons du jour qu’Églantine croit réellement voir le palmier remuer et le petit âne s’éloigner. À cause de ce vitrail, elle chante parfois en sourdine la nativité de Jésus et sa détresse, la surprise des bergers que les anges appellent à l’adoration du nouveau-né, et l’émerveillement de la bergère qui revient de la crèche du petit roi, et dit aux autres :


    Il n’a ni langes ni drapeaux
    Et dans cet état misérable
    On ne peut voir rien de plus beau.


Toujours à cause des palmiers et du ciel bleu, elle chante aussi la très vieille complainte de Joseph vendu par ses frères. Elle dit la haute peine de Jacob lorsque ses fils lui apportent la robe déchirée de son enfant préféré :


    Oh ! Joseph, oh ! mon aimable
        Fils affable
    Les bêtes t’ont dévoré.
    Je perds avec toi l’envie
        d’être en vie…


À cette heure où les gens sont rentrés pour le repas du soir, certaine d’être seule à entendre sa voix, elle peut moduler à son gré la joie la plus vive ou la douleur la plus profonde.

Chaque soir mère Clarisse attend Églantine auprès de la table où fume la soupière et où se gonfle le gros pain bis, entre le fromage et les fruits. Tou, devenu vieux et patient, attend sa maîtresse à l’entrée du Verger et l’annonce par un aboiement qui ressemble à un rire.

Le père Lumière mange à son heure, sans un mot, seul au bout de la table.

Pour rentrer plus vite, Églantine prend le chemin de la sapinière. Un chemin fait de sable gris, et si fin que les pieds n’y laissent pas de trace. Elle ne prend la route que lorsque Louis Pied Bot demande à faire un bout de promenade avec elle pour délasser ses jambes si longtemps croisées sur l’établi. Ce bout de promenade va toujours jusqu’à la maison de Marguerite Dupré. La jeune fille, debout sur le seuil, les regarde venir. On dirait qu’elle les attend. Dès qu’ils sont proches, elle vient à eux pour parler et rire un instant, puis elle rentre, tandis que Louis Pied Bot, le visage pensif, s’en retourne lentement vers la maison de son frère.

Aujourd’hui, malgré ce beau soir de mai, Louis Pied Bot ne parle pas de promenade. Il sait que Noël Barray est revenu ce matin d’Algérie, où il vient de passer sa dernière année d’école. Il l’annonce à Églantine dont le visage prend aussitôt ce rayonnement qui lui fait un teint de fleur et lui met au front comme un reflet de soleil. Elle sait que Noël va la guetter dans la sapinière. Elle sait qu’il la prendra par la taille et la fera tourner en une danse folle, puis qu’il lui saisira solidement la main et la fera courir, jusqu’au Verger, ainsi qu’il l’a fait la seule fois de sa venue en vacances. Cette année, Noël a dix-neuf ans ; mais l’idée ne vient pas à Églantine qu’il est maintenant un jeune homme, ainsi qu’elle est elle-même une jeune fille. Son travail rangé, elle quitte l’atelier et s’engage d’un pas vif dans le chemin où elle voit tout d’abord le chien qui vient à sa rencontre. Il est tout frétillant de joie, il mordille sa robe, et elle comprend qu’il lui dit :

— Noël est là ! Je l’ai vu ! Dépêche-toi !

Ah ! oui, elle se dépêche, et ses grands yeux s’ouvrent plus grands encore pour fouiller le sous-bois, à la recherche de l’arrivant. Elle l’aperçoit enfin, il vient de la direction de l’étang. Elle court, pour arriver plus vite à lui. Mais brusquement elle ralentit. « Ce jeune homme à la poitrine large, au beau visage orné d’une moustache soyeuse et fournie, est-ce là Noël ? » Noël a ralenti du même mouvement. « Cette jeune fille à l’allure distinguée, au buste plein, au visage délicat sous ses cheveux si nuancés, est-ce bien Douce ? »

Mais oui, mais oui, semble dire le vieux chien en allant de l’un à l’autre. Il aboie impatiemment comme s’il leur disait :

— Qu’attendez-vous pour tourner et courir ?

Et dès qu’ils se sont rejoints, il tourne lui-même et saute lourdement.

Les jeunes gens rient, et malgré la gêne qui les sépare, ils ne songent pas à tourner ni à courir. Ils marchent au contraire gravement, n’osant ni parler ni se regarder. Tou a enfin compris que l’heure est au calme, il se glisse entre eux dans l’espace libre et marche sagement.

C’est Églantine qui parle la première :

— Vous veniez de l’étang, l’avez-vous trouvé changé ?

— Non !

Et Noël ajoute aussitôt :

— C’est à cette époque de l’année qu’il est le plus beau !

Peu à peu la parole leur revient. Noël s’informe de ce qui s’est passé à Bléroux pendant son absence, et la jeune fille le renseigne. Lorsqu’ils sont en vue de la grille du potager, Églantine s’arrête, et Noël comprend qu’il ne doit pas l’accompagner plus loin. Cependant il ne se décide pas à s’en aller. Il caresse Tou qui se dresse vers lui et semble l’engager à sauter la grille. Il s’adosse à un sapin, puis à un autre, et de nouveau il parle : il travaillera ici, avec son frère, jusqu’à son départ pour le régiment, et au retour son père lui achètera une ferme dans les environs. Et alors… Sans doute…

Il n’achève pas. Les grands yeux au regard absent lui montrent clairement qu’Églantine n’entend plus rien de ce qu’il dit. Dans le silence qui se prolonge, elle lui tend la main pour un adieu. Il la prend, cette main, et la garde dans la sienne pendant qu’il dit encore :

— J’irai tous les dimanches pêcher dans l’étang. N’y viendrez-vous pas, Églantine ?

L’air toujours absorbée, elle répond de façon vague. Elle ne sait. Elle n’est pas libre de son temps. Tout est changé. Et tout à coup elle rit et dit :

— Comme c’est bête de ne plus être le petit garçon et la petite fille qui se disaient « tu » !

Les grands yeux sont redevenus expressifs, et Noël voit revenir sur les joues pâles les couleurs vives que le jeu y mettait autrefois.

On ne parla que de Noël, ce soir-là, au Verger. À peine si Églantine l’avait regardé, et cependant elle parlait de son visage, de ses cheveux et de ses vêtements comme si elle eût passé une journée entière auprès de lui. Elle ne savait pas si elle était joyeuse de ce retour. La rencontre dans le bois avait été si différente de ce qu’elle attendait ! Mais elle n’oublia pas de dire que Noël irait tous les dimanches pêcher dans l’étang.

— Nous irons le surprendre ! dit mère Clarisse qui ne savait pourquoi des roses fleurissaient, se flétrissaient et renaissaient sur le visage de Douce. Oui, elle irait à l’étang. Elle était curieuse de voir le jeune homme qu’était devenu ce gamin de Noël, qu’on n’avait pas revu depuis plus de deux ans. Elle n’eut pas à se déranger pour cela. Le lendemain même, vers le soir, elle le vit entrer au Verger. Il venait, dit-il, annoncer son retour, avec l’espoir de retrouver dans la maison les amitiés qu’il y avait laissées. Ils parlèrent d’Églantine en attendant le grand-père qui n’était pas encore rentré. Noël s’informait des relations de la jeune fille à Bléroux, de ses goûts et de ses amusements préférés.

Ses relations ? Elle avait Louis Pied Bot et Marguerite Dupré. Ses amusements ? Elle passait beaucoup de temps chez Mlle Charmes qui l’aimait, la faisait chanter et tenir l’harmonium à l’église. Églantine adorait la musique. C’était un goût qu’elle avait comme ça. On ne savait pas d’où cela pouvait lui venir, personne dans sa famille n’avait jamais chanté de cette voix jolie qu’elle avait apportée en naissant. Même quand elle pleurait, étant toute petite, c’était si doux à entendre. Et puis, aussi, elle devenait savante. Mlle Charmes lui prêtait des livres et lui faisait réciter des vers. Ici, à la maison, elle était toujours la même, affectueuse et gaie, bonne à tous, aux bêtes comme aux gens, un peu triste seulement, lorsque son grand-père se détournait d’elle avec trop de mauvaise humeur. Pourtant elle évitait de lui parler pour ne pas le tourmenter. Elle évitait même de se trouver sur son passage tant elle avait le désir de se faire oublier.

Mère Clarisse n’en finissait plus de parler de l’enfant qu’elle avait emportée, un jour, de cette maison où le malheur était entré en même temps qu’elle. Une petite fille si patiente qu’on ne l’entendait jamais se plaindre, contente de tout, souriant à tous.

Noël aurait bien voulu en entendre davantage, mais le père Lumière rentrait, après avoir longuement frotté ses sabots sur le seuil. Il se montra tout heureux de revoir le petit Barray, ainsi qu’il continuait à l’appeler. Et après une demi-heure de causerie ils trinquèrent d’un verre de bon cidre et se séparèrent en vieux amis.

Noël, ainsi qu’il l’avait dit, allait pêcher dans l’étang tous les dimanches. Et le mois n’était pas encore écoulé qu’Églantine passait de longues heures auprès de lui, accompagnée de mère Clarisse. Tout était redevenu comme autrefois. Les jeunes gens reprenaient l’habitude de se baigner dans l’étang, tout comme ils avaient repris leur tutoiement familier, et mère Clarisse ses chansons.

Mère Clarisse avait tout de suite compris que l’amour remplaçait déjà la camaraderie. Cet amour, elle le voyait grandir avec une telle rapidité qu’elle en prenait peur. Elle ne doutait pas cependant que sa chère Douce serait un jour la femme de Noël, ainsi que lui-même l’affirmait de toute sa foi et de toute sa volonté. Églantine s’inquiétait du vouloir de son grand-père, lorsque ce moment-là serait venu. Et Noël se rebiffait contre cette haine d’un grand-père pour sa petite fille. Il n’en admettait pas la raison. Et pour la combattre, il voulut connaître tous les détails du malheur passé. Mère Clarisse pensait comme lui : « quand on connaît bien le passé, disait-elle, on dirige mieux le présent. » Églantine excusait cette haine, ayant fini par se croire vraiment coupable d’être née. Que de fois elle était entrée seule dans cette chambre du haut, où Noël l’avait conduite le premier, et que le père Lumière habitait maintenant, sans y avoir rien changé, à part le berceau qu’il avait enlevé et mis dans le coin le plus sombre du grenier. Que de fois elle avait regardé le portrait de ses parents dans leurs beaux habits de jeunes mariés. Et toujours, sans pouvoir s’en empêcher, elle prenait dans ses mains le cadre doré pour lire au dos ces deux lignes que Noël n’avait pu déchiffrer sous la poussière :

Marc Lumière, mort à vingt-deux ans.

Églantine, sa femme, morte à dix-neuf ans.

Le cadre bien essuyé et remis en place, elle regardait encore son père et sa mère. Elle ne savait quelle ombre les enveloppait et les séparait d’elle, comme s’ils avaient voulu vivre et mourir pour eux deux seulement.

— Pourtant, dit mère Clarisse, ils se faisaient une si grande joie de ta venue au monde ! Et déjà, pour toi, ton père avait choisi le joli nom de ta mère.

Et mère Clarisse dit le chagrin de Jeanne, la grand’mère, qui n’avait pu surmonter sa peine et s’était éteinte juste un mois après ses enfants. Elle dit le terrible emportement du père Lumière, qui, ce jour-là, s’était rué sur le berceau où dormait l’innocente, et sa frayeur, à elle, pauvre femme, devant ce fou furieux qu’elle avait osé braver en se saisissant de l’enfant et se sauvant comme une voleuse à travers la sapinière. Elle dit encore le morne désespoir de cet homme devenu vieux en quelques jours, et qui avait cessé tout travail et laissé son bien à l’abandon pendant cinq années durant, vivant on ne savait comment, enfermé tout seul dans sa maison. L’apaisement venu enfin, il s’était trouvé en face de dettes aussi embrouillées qu’accumulées. Trop faible pour lutter contre qui que ce soit, il avait payé sans marchander, mais pour cela il lui avait fallu vendre aux Barray sa grande sapinière, et les deux meilleures terres qu’il possédait, y compris tout le mobilier si bien fourni du Verger. Après un silence, mère Clarisse ajouta :

— Et maintenant Douce n’a plus d’héritage !

Elle avait dit cela avec un soupir de regret, comme si elle annonçait un nouveau malheur. Et voilà qu’au lieu de s’attrister, les jeunes gens se mirent à rire :

— Plus d’héritage ! répéta Noël en se moquant.

Et les yeux fixés sur ceux de mère Clarisse, il affirma, une fois de plus, son désir et sa volonté de s’unir à Églantine Lumière, pour laquelle il avait un amour si profond qu’il sentait bien que rien jamais ne pourrait le détruire.

Mère Clarisse, qui restait songeuse, dit lentement :

— Demain n’est pas fait comme aujourd’hui !

Et, comme Églantine et Noël riaient de nouveau, elle reprit confiance et mêla son rire au leur.

Tou, couché comme autrefois sur les jambes des jeunes gens, riait à sa manière. Il aboyait à petits coups, joyeusement, et sa langue passait rapide sur l’une ou l’autre main des deux amis. Ce fut de lui qu’on parla ensuite. Justement, ce matin même, il s’était fait à la patte une mauvaise coupure en longeant un chemin tout encombré de tessons, Églantine lui avait fait un solide pansement, mais il souffrait pour marcher et il avait bien fallu le porter un peu pour arriver à l’étang. Noël le taquinait comme il eut taquiné un enfant.

— Tu n’as pas honte, pour un bobo à la patte, de te faire porter par ta maîtresse ?

Mère Clarisse le défendit :

— C’est qu’il n’est plus jeune ! Il a onze ans passés. Douce le sait bien, puisque c’est elle-même qui l’a trouvé dans la mousse, le jour de sa rentrée chez son grand-père.

Après la vente de son bien, le père Lumière avait repris sa petite-fille, ne sachant pas comment il pourrait, dorénavant, payer pour la faire garder. Malgré les supplications de mère Clarisse, et malgré les pleurs de l’enfant, il avait exigé son retour immédiat et définitif au Verger. Toutes deux y revenaient par la sapinière, ainsi qu’elles en étaient parties. Et c’est en courant de-ci de-là que l’enfant avait ramassé ce petit chien qui tenait tout entier dans ses menottes de cinq ans, et qu’elle serrait fortement contre elle, prête à pleurer si on le lui enlevait. Et mère Clarisse, toute à sa désolation, avait seulement dit :

— Garde-le, va ! Ce sera ton petit frère, puisque, comme toi, il n’a ni père ni mère.

Églantine n’avait rien oublié de son retour au Verger. Elle revoyait ce petit chien, rond comme une boule de soie noire, qui gémissait d’une voix si fluette qu’on l’entendait à peine, et qui lui suçait les doigts, le nez, le menton et tout ce qu’il pouvait attraper d’elle. Tout le jour elle l’avait gardé dans la poche de son tablier, lui parlant et le caressant. Puis, la nuit tombée, une grande chienne était entrée dans la maison. Elle avait flairé le petit par tout le corps, et, du bout des dents, l’avait enlevé aux mains de Douce pour l’allaiter. Elle était revenue le lendemain et beaucoup d’autres jours encore. « Ouste ! Ouste ! » faisait le père Lumière pour la chasser, mais elle entrait quand même, et elle allait droit à Douce qui lui donnait aussitôt le petit chien. Brusquement elle cessa de venir et la petite boule noire recommença de gémir. Douce, alors, eut l’idée de lui tremper le museau dans le bol de lait que son grand-père lui donnait chaque soir pour son souper. Aussitôt il avait lappé, lappé, faisant rejaillir le lait de tous côtés, enfonçant son museau jusqu’au fond du bol et se retirant pour se lécher et recommencer. Après quelques essais, il sut boire proprement, et bientôt il trouva du pain émietté dans son lait. Mais Tou n’aimait pas encore la mie de pain. Il la léchait, la pressait contre le bol pour en extraire tout le liquide et c’était Douce qui mangeait le reste. Il n’avait pas tardé non plus à prendre sa part des haricots de midi avec de petites bouchées trempées dans le jus. Douce pouvait se nourrir d’un tas de choses du jardin, au cours de la journée, de carottes crues, de navets frais, qu’elle arrachait à l’insu de son grand-père, et de fruits tombés, mais à ce petit chien il ne fallait que du pain mouillé. Jamais elle ne se séparait de lui. La nuit il dormait au creux de son bras replié. Ah ! oui, il avait bien été le petit frère avec lequel on partage tout. Un temps était venu pourtant, où il avait trouvé chaque jour son écuelle pleine de soupe, dehors, auprès du seuil.

Tou écoutait parler sa maîtresse, remuant une oreille de temps en temps comme pour approuver ses paroles. Elle lui passait la main sur le museau, à rebrousse poil, selon son habitude, et chaque fois sa main rencontrait la langue chaude et caressante du chien. Cependant ce n’était pas celui qui était là qu’elle voyait. Et ses yeux, largement ouverts dans son visage mince, montrèrent un regard comme perdu lorsqu’elle dit :

— Petite boule noire, cher petit frère Tou, comme vous avez mis longtemps à grandir avec si peu de nourriture. Mais, grand Dieu ! comme vous m’aimiez ! Et comme je vous aimais !

Ah ! la bonne causerie de ce beau dimanche de juin. Ce qui venait d’être dit rapprochait encore ces êtres qui s’aimaient jusqu’à l’extrême. Ils firent silence. Et dans le propre silence des choses, ce fut comme s’ils étaient séparés du monde entier. Auprès d’eux les roseaux de l’étang se frôlaient à peine. Et au-dessus d’eux, le bruissement des grands sapins, aussi léger qu’un froissement de plumes d’oiseaux, descendait sur leurs têtes comme une lente et large bénédiction.