Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie/Tome I/Chapitre V

La bibliothèque libre.

CHAPITRE V

LE ROI DU CHAWA. — DABRA TABOR. — LA WAÏZORO MANANN. — LE RAS ALI.


De Moussawa à Gondar, j’avais voyagé plutôt comme géographe que comme ethnologue. Les Éthiopiens me paraissaient barbares, ignorants et peu dignes d’intérêt, si ce n’est par quelques traits de mœurs bibliques qu’ils ont conservés plus qu’aucun autre peuple de l’Orient. Leur langue n’étant point absolument inconnue en Europe, je jugeai qu’il me serait inutile de l’apprendre, un drogman intelligent suffisant à mes rapports avec eux. À Gondar, ces opinions commencèrent à se modifier. Le Lik Atskou parlait l’arabe ; vieilli dans la magistrature, il se plaisait à m’expliquer le train des hommes et des affaires ; mes préventions se dissipaient, mes yeux se dessillaient, et ses compatriotes m’intéressaient chaque jour davantage. Sentant que je m’étais mépris sur leur compte, je dédaignai moins de me rapprocher d’eux en me conformant à leurs habitudes. Mes habits européens s’usaient à vue d’œil ; je me décidai à revêtir une toge, et quoique je fusse loin de savoir me draper dans ce vêtement, de tous peut-être le plus difficile à porter, je m’aperçus qu’il me valait de la part de tout le monde, même de mes domestiques, un abord et des façons plus convenables. La curiosité souvent blessante qui se manifestait à mon aspect fit place à l’inattention ou à des démonstrations polies. Je dus reconnaître la puissance de la forme qui, même dans ses manifestations les plus futiles en apparence, influence les hommes, les captive ou les éloigne. Plus tard, les Éthiopiens m’ont dit maintes fois : « Si tu retournes dans ton pays, l’habitude que tu as contractée de nos mœurs civilisées te fera trouver tes compatriotes bien barbares. » Plus d’un peuple entretient une vanité analogue, et presque tous se sentent flattés qu’on se conforme à eux.

Quelques jours avant le départ de mon frère, trois soldats de la garde de Sahala Sillassé, Polémarque héréditaire du Chawa, étaient arrivés à Gondar, en mission confidentielle. Surpris par les pluies, ils avaient dû hiverner chez le Lik Atskou, qui entretenait des relations amicales avec leur maître.

Les ancêtres de Sahala Sillassé avaient pu, grâce à la transmission héréditaire de leur pouvoir, étendre les frontières de leur État, surtout du côté du Sud, aux dépens de populations païennes et peu aguerries. Ils avaient aussi amassé de grandes richesses ; leur cour était la plus opulente de l’Éthiopie, et le Chawa passait pour être la province la plus populeuse et la plus sagement gouvernée. Afin d’augmenter son influence, Sahala Sillassé entretenait des intelligences et étendait ses libéralités jusqu’à Gondar et même jusqu’à Adwa. Cependant, les trois envoyés de ce prince ne faisaient que maigre chère à Gondar ; quelques notables, qui avaient eu part aux libéralités de leur maître ou qui espéraient s’en attirer, les invitaient bien de temps en temps à dîner, mais leur ordinaire chez le Lik Atskou se ressentait de sa parcimonie habituelle. Un jour, mon drogman me conta leurs doléances ; je les conviai chez moi et ne tardai pas à leur fournir régulièrement le vivre et le couvert. Quand la décrue des eaux leur permit de repartir pour leur pays, je leur fis un petit cadeau à chacun, et je leur remis quelques boîtes de capsules pour leur maître, qui en manquait, m’avaient-ils dit.

Environ un mois après, cinq nouveaux envoyés m’arrivèrent avec une belle mule et une esclave de race gouragué, dont Sahala Sillassé me faisait présent. Le plus âgé s’inclina devant moi, la poitrine découverte en signe de respect, puis, se redressant avec assurance, il me dit :

— Mon Seigneur m’a chargé de vous faire entendre ces paroles :

« Je te salue, quoique étrangers l’un à l’autre et je te salue encore. Tu dois être fils de bonne mère ; je ne te louerai donc pas de ta libéralité envers mes hommes délaissés par ces Gondariens que j’ai si souvent gratifiés ; mais je désire que tu me mettes à même de reconnaître tes bons procédés. On me dit que tu projettes d’aller en Innarya ; je suis assez puissant pour t’y faire conduire en sûreté. En tout cas, puisque tu as quitté ton pays pour visiter les peuples de la terre, tu ne saurais traverser l’Éthiopie sans voir la cour d’un prince comme moi, de même qu’il convient que j’y attire un chrétien venu de si loin. J’ai fait prévenir de ton passage le Ras Ali et les chefs du Wallo ; tous te protégeront en mon nom. Reçois cette esclave : elle te servira fidèlement ; quant à la mule, qu’elle te fasse voyager sans fatigue. Ces présents n’ont de valeur que comme signe manifeste du salut que je t’envoie. Viens au plus tôt ; je saurai combler tes souhaits. Tu trouveras dans mon royaume le meilleur blé de l’Éthiopie, les meilleurs chevaux et des hommes de bonne souche, braves à la guerre, sages au conseil et disposés à traiter en frère l’ami de leur maître. »

Mon drogman répondit selon l’usage :

— Que Dieu continue le bonheur à votre maître !

Et après un repas copieusement arrosé d’hydromel, ils se retirèrent.

Quelques jours après, ils m’annoncèrent que, leurs affaires étant terminées, ils attendaient que je me misse en route avec eux. Je leur dis que, pour le moment, mes projets m’entraînaient ailleurs, et que je remettais à un autre temps l’honneur de saluer en personne leur prince ; qu’en ma qualité de voyageur, je devais me restreindre le plus possible ; qu’une mule et une esclave me deviendraient un surcroît ; que je les leur rendais, mais que je gardais précieusement ma reconnaissance pour leur maître et que je les priais de lui faire agréer ma réponse, n’ayant rien désormais à redouter plus que d’encourir le déplaisir d’un si puissant prince.

En me quittant, ils m’assurèrent que Sahala Sillassé finirait bien par m’attirer en Chawa.

Cependant, je me lassais de mon inaction forcée. Le printemps s’écoulait, et la caravane pour l’Innarya, à laquelle je comptais me joindre, remettait indéfiniment son départ, à cause de certaines rumeurs inquiétantes : le pays se préoccupait de moins en moins, il est vrai, des dangers d’une invasion de troupes égyptiennes, mais quelques princes semblaient se préparer à la guerre.

J’appris un jour que le Dedjadj Gabrou, frère et chef de l’avant-garde du Dedjadj Conefo, venait d’arriver dans sa maison du quartier de l’Itchagué. Il m’envoya un soldat pour me dire de me présenter chez lui ; le message, fort laconique du reste, finissait par ces mots : « Sache, ô Turc, qu’il y a à gagner à me servir, car je suis celui qu’on nomme Gabrou. »

Cette forme me parut d’autant plus blessante qu’à Gondar, où l’on ne connaissait des Turcs que leurs vices, l’appellation de Turc passait pour injurieuse.

Je fis répondre évasivement. Bientôt, je reçus un second message moins brutal, puis un troisième ; enfin, je vis arriver un homme âgé, à manières conciliantes, chargé de m’amener à la volonté de l’impatient Gabrou. Cet homme me dit que depuis la bataille contre les Turcs, son maître, qui s’y était signalé, croyait que tout étranger au teint pâle devait appartenir à la nation turque ; que d’ailleurs, il était malade, jeune, impétueux, et que je devais excuser son inexpérience et l’orgueil bien naturel que lui inspiraient son rang et ses succès militaires.

J’acceptai les explications de ce médiateur et je promis ma visite pour le lendemain.

Dès le matin, Gabrou m’envoya saluer courtoisement ; dans l’après-midi, je me présentai et je fus introduit sans attendre. Il était à demi couché sur un alga, au fond d’une pièce obscure, pleine de ses hommes d’armes, debout ou accroupis à terre, et conversant entre eux. Il fit lever d’un signe deux notables assis sur un escabeau, au pied de son alga (lit sans panneaux), me fit asseoir à leur place et se mit à presser mon drogman de questions sur mon compte. Celui-ci, rusé et spirituel musulman, avait le don de se concilier son monde ; il intéressa le personnage et me donna l’occasion de l’observer à mon aise.

Le Dedjadj Gabrou pouvait avoir vingt-huit ans ; ses traits fins et accentués dénotaient une intelligence vive et se prêtaient merveilleusement, malgré leur sévérité, à un sourire d’un grand charme ; son front large et fuyant, son regard mobile et incisif, son cou long et nerveux, ses membres souples et élégants, la mâle brusquerie de ses gestes, tout semblait concorder avec le courage téméraire, la prodigalité, la susceptibilité fantasque, la générosité, les habitudes indisciplinées et les mœurs licencieuses qu’on lui attribuait. Paysans et citadins regardaient son passage comme un fléau ; les hommes de marque se garaient de lui ; le Ras redoutait sa présence à causes des dures vérités que Gabrou lui avait dites ; la Waïzoro Manann ne l’admettait plus chez elle ; il était l’épouvantail des femmes et l’idole de la soldatesque. Sa toge défaite laissait à découvert tout le haut de son corps ; il était couché sur le côté, la tête appuyée sur sa main ; un jeune et beau soldat, étendu en travers, lui tenait lieu de chevet.

Faire d’un homme un traversin, me parut un monstrueux abus d’autorité. Dans la suite, lorsqu’ayant adopté les mœurs des camps, j’eus occasion de me conformer quelquefois à cette coutume, je n’y vis que l’effet d’une bienveillance réciproque, qui confond dans une mâle et passagère intimité les chefs les plus puissants et leurs plus humbles soldats.

Le Dedjazmatch me fit verser un grand verre d’eau-de-vie ; mon drogman dut affirmer par serment que je n’en buvais jamais.

— Étrange ! étonnant ! dit Gabrou ; quant à moi, je ne recule devant quoi que ce soit.

Il saisit le verre, le vida d’un trait et se remettant avec peine :

— Voyons, reprit-il, parlons un peu de ma maladie ; ces soudards sont mes intimes ; on peut tout dire devant eux.

J’eus beau alléguer que je n’étais pas médecin, mes allégations passèrent pour pure modestie ; il fallut se résigner à diagnostiquer. Gabrou me détailla ses souffrances et me demanda quelque remède héroïque, si violent qu’il pût être, disait-il. Son cas me parut mortel ; je ne pus que lui donner des conseils encourageants, et je pris congé, satisfait de la réception qu’il m’avait faite, mais préoccupé de la pensée de son triste destin. Il avait fait signe à ses gens de me reconduire. Deux d’entre eux me suivirent plus loin que les autres, en me pressant tellement de leur découvrir mon opinion sur l’état de leur maître, que je leur dis :

— Vous me paraissez de fidèles serviteurs ; le plus sûr est de demander à Dieu de vous conserver votre prince.

Ils baissèrent la tête.

— Nous espérions encore ! Cependant, merci de ta franchise, dirent-ils, et que Dieu t’épargne la perte de ceux que tu aimes.

Le Lik Atskou m’attendait, impatient d’apprendre les détails de ma visite.

— À la bonne heure ! s’écria-t-il ; voilà une maladie qui consolera les honnêtes gens ! Encore une mauvaise herbe de moins. Que Dieu continue de sarcler de la sorte !

Gabrou voulait absolument des remèdes : il s’adressa à un transfuge turc, ancien aide-vétérinaire dans la cavalerie égyptienne, qui s’était établi dans le quartier musulman de Gondar, où il tâchait de subsister en pratiquant la médecine. Cet homme s’engagea à guérir le Dedjazmatch et le suivit à Fandja, où il campait avec le Dedjadj Conefo ; là, il le médicamenta, lui fit des saignées répétées et l’acheva en moins de quinze jours. Accusé d’homicide, tout d’une voix, il eût probablement payé de sa vie son insuccès, si la célèbre Waïzoro Walette Taklé, mère des deux Dedjazmatchs, une des femmes les plus distinguées de l’Éthiopie par ses charmes, son esprit et ses vertus, ne l’eût couvert de sa protection.

— Mon pauvre Gabrou, dit-elle, n’a que trop versé de sang durant sa courte vie ; pourquoi en verser encore sur son tombeau ? Moi, sa mère, je pardonne à celui qui a peut-être hâté sa mort ; personne n’a le droit d’être plus inflexible que moi.

La mort du Dedjadj Gabrou ne laissa à Gondar aucun regret.

Le Lik Atskou ayant divulgué mes pronostics sur sa maladie, on ne tarda pas à assurer que j’avais prédit le lieu, le jour et jusqu’à l’heure de sa mort.

Quelques jours après, le Dedjadj Imam, frère utérin du Ras Ali, vint loger dans le quartier de l’Itchagué, avec six ou sept cents soldats indisciplinés. Il était âgé de seize ans ; j’allai le visiter, et il me fit un accueil amical, conforme à son âge ; mais il s’éprit de mon sabre à première vue, et, quand je fus rentré chez moi, il m’envoya dire qu’il aurait grand plaisir à ce que je lui en fisse don. Je refusai ; il insista, m’envoya message sur message et finit par recourir aux menaces.

Je m’apprêtai au pire. Outrés d’un pareil procédé, le Lik Atskou et quelques notables allèrent avertir l’Itchagué, avec qui j’entretenais des relations amicales.

Ce dignitaire fit au jeune prince de sévères remontrances et le menaça, s’il ne se désistait, d’aller en personne porter sa plainte au Ras Ali et à la Waïzoro Manann.

La cupidité de mon jeune tyran fut ainsi réfrénée. Le lendemain, à la grande joie des habitants, sur lesquels ses soldats vivaient à discrétion, il partit, me laissant plein de reconnaissance envers les notables de Gondar, qui s’étaient tous émus en ma faveur.

Le Lik Atskou m’avait plusieurs fois conseillé, pour assurer ma position dans le pays, de me présenter chez le Ras Ali. Chaque fois que mon excellent hôte abordait ce sujet, il en profitait pour médire à fond de l’état de son pays.

— Ne va pas t’imaginer, disait-il, qu’il en soit ici comme chez vous, où les us et les lois sont en force ; nous aussi, nous avons des us, des lois, et en quantité, mais nous soufflons dessus tantôt le chaud et tantôt le froid. Les lois, les us et coutumes, vois-tu, sont des êtres abstraits, intangibles, parfums de la sagesse de nos pères ; et de même que les parfums des fleurs se dissipent, lorsque la bise prévaut, le véritable esprit de la législation d’un peuple se dissipe, lorsque la violence prend le dessus. Alors, l’autorité se dénature, son utilité devient sa justice, et les illégalités lui servent de marche-pied. Tu as vu Gabrou : son frère Conefo ne vaut pas mieux : tu viens de voir ce louveteau d’Imam, car, entre nous, sa mère Manann est une louve doublée d’hyène. On dit que le Ras est bon : où sont les effets de sa bonté ? Oubié est un bâtard, un usurpateur des droits de son frère Meurso, l’enfant légitime du Dedjadj Haïlo ; il en est de même de presque tous nos Princes, autant de coqueplumets, de goguelus, d’impudents bouchers ; ils coupent, ils rognent, ils taillent le pays et les hommes, et ils appellent ça gouverner. De temps à autre, j’éclate, je dis à tous leurs vérités ; ils s’entreregardent, rient en se reconnaissant, et l’instant d’après, retournent à leurs sottises de plus belle, en disant : « Comme cet Atskou est intéressant ! L’avez-vous entendu aujourd’hui ? » Que veux-tu, c’est inutile de s’échauffer la bile ; il faut subir le ton du pays où l’on vit. Pour le moment, il s’agit de te prémunir contre les avanies ; concilie-toi le bon vouloir du Ras, cela en imposera aux pillards. Quant à moi, je suis sans crédit, mon fils ; je te serais plutôt nuisible, puisque je représente la loi et le droit. Au commencement de ton séjour, je pouvais te servir de protecteur ; on te prenait pour un Turc ou pour quelque Égyptien sans conséquence ; aujourd’hui, l’on parle de toi autrement ; et, si quelque bandit de haut parage te voulait du mal, je ne pourrais que partager ton sort.

L’espoir de quitter Gondar avec la caravane pour l’Innarya m’avait fait négliger ces sages avis ; mes deux dernières aventures me décidèrent à les suivre, d’autant plus que, mon séjour se prolongeant, mon abstention devenait de plus en plus désobligeante pour le Ras. Le Lik Atskou, tout joyeux, résolut de m’accompagner à Dabra-Tabor, où le Ras et sa mère tenaient leur cour ; depuis quatre ou cinq ans, il s’était abstenu de leur faire la visite annuelle que tout fonctionnaire ou client doit à son seigneur.

— Cette fois, dit-il, je leur dirai que c’est ma visite de congé, car je ne peux tarder à être recueilli auprès de mes pères.

Depuis quelques années, toute la politique de la haute Éthiopie reposait principalement sur deux personnages : la Waïzoro Manann et le Dedjadj Oubié.

La Waïzoro Manann ayant perdu son mari, le Dedjadj Aloula, pendant la première enfance de leur fils Ali, vivait dans un état voisin de la gêne, lorsqu’à la mort du Ras Marié, de la famille de Gouksa, tué dans une bataille en Tegraïe, Ali, son héritier légitime, fut proclamé Ras par les grands feudataires ; et comme il n’avait que treize ans, il fut soumis à un conseil de régence, sous la direction du Dedjadj Ahmédé, Polémarque du Wora-Himano et parent de la Waïzoro ; mais cette dernière sut, par ses manœuvres, désunir le conseil et s’arroger l’autorité souveraine, au nom de son fils. En quelques circonstances, les membres du conseil se concertaient encore ; leur opposition prévalait rarement, mais servait du moins à tempérer le pouvoir de la vindicative usurpatrice. Peu après l’avénement de son fils, elle prit pour époux le Dedjadj Sahalou, Polémarque sans importance, mais cité pour la distinction de ses manières et son esprit conciliateur ; elle en avait eu trois enfants et venait de le perdre. Cupide, avare, astucieuse, violente, ambitieuse, despote, vaniteuse et coquette, elle passait pour ne reculer devant aucun moyen ; on l’accusait même d’avoir donné à son fils Ali des breuvages magiques, afin de prolonger son enfance intellectuelle.

Ali touchait à sa vingt-deuxième année et n’avait encore manifesté de goût que pour la chasse, le jeu de mail et le jeu de cannes. Exceller à la lutte, au maniement du cheval, au tir à la carabine ou à lancer la javeline, tels avaient été jusqu’alors les meilleurs moyens de s’attirer sa faveur. On le disait intelligent, réfléchi, discret, timide, d’une sobriété, d’une tempérance exceptionnelles, économe, facile à émouvoir à la pitié, et d’une simplicité qui contrastait avec l’ostentation habituelle de sa mère. On craignait qu’il n’inclinât vers l’Islamisme : il comptait plusieurs musulmans dans sa parenté, allait rarement à l’église et affectionnait les locutions et les allures des cavaliers du Wora-Himano, où prévalaient la religion et les mœurs musulmanes. Cependant on espérait encore en lui. Depuis quelques mois, il tenait en personne ses plaids, présidés jusqu’alors par ses officiers, et les opprimés, les cultivateurs surtout, le trouvaient accessible à leurs plaintes. Tous ses sujets désiraient lui voir prendre en main l’exercice du pouvoir ; on le savait las de l’impérieuse tutelle de sa mère ; mais ses serviteurs les plus dévoués craignaient de le seconder dans ses tentatives d’émancipation, se rappelant que, dans des circonstances analogues, sa vigilante mère l’avait décontenancé et réduit à disgracier ses confidents.

Cet état de choses favorisait l’esprit d’indépendance des grands vassaux ; la régente avait souvent dû les réprimer par les armes ; ils étaient encore menaçants. La responsabilité de la Waïzoro s’aggravait à chaque victoire, et son impopularité augmentait à mesure que son fils approchait de l’âge d’homme. Néanmoins, malgré les rébellions, malgré les tiraillements, qui énervaient l’autorité, la prépotence acquise par la dynastie de Gouksa était telle, que la cour de Dabra-Tabor conservait son ascendant sur l’Éthiopie, depuis Moussawa jusqu’à l’Innarya, et depuis Wohéni jusqu’à Ankobar, capitale du Chawa.

Comme il a été dit plus haut, pendant les quelques années qui précédèrent le démembrement effectif de l’Empire, les Empereurs avaient attribué au Ras Bitwodded, ou Grand Connétable, Gouverneur du Bégamdir, une sorte de suprématie sur plusieurs Dedjazmatchs, qui devinrent ainsi les vavasseurs ou arrière-vassaux de l’Empire. Les successeurs de Tallag Ali, s’appuyant sur ce précédent, ont prétendu à l’hommage de tous les Gouverneurs de l’ancien Empire, et, selon les circonstances, ils ont cherché à faire prévaloir par les armes cette prétention, point de départ de toute leur politique. Cette politique consistait à prévenir ou à dissoudre les ligues que formaient naturellement les Gouverneurs du Tegraïe, du Samen, du Lasta, du Gojam, du Damote, de l’Agaw Médir et du Dambya, dont les forces réunies eussent été plus que suffisantes pour balayer, sans combat, du Bégamdir, une famille étrangère, entachée, aux yeux des indigènes, de son origine musulmane.

Lors de mon arrivée dans le pays, la suzeraineté effective du Ras Ali s’étendait sur les plus riches contrées ; ses principaux feudataires étaient :

Le Dedjadj Conefo, Gouverneur du Dambya et de l’Agaw Médir ;

Le Dedjadj Guoscho, Gouverneur du Damote, du Metcha et de l’Ybaba ;

Le Fit-worari Birro, fils du Dedjadj Guoscho, Gouverneur de la plus grande partie du Gojam ;

Le Dedjadj Ahmédé, Gouverneur du Wora-Himano, du Wadla, du Dawonte et d’une portion du Wallo ;

Le Dedjadj Farès Aligaz, Gouverneur de l’Idjou et d’une partie du Lasta ;

Le Wagchoum Wacen, Gouverneur du Wag, du Tcharatch-Agaw et de la meilleure partie du Lasta ;

Le Dedjadj Ceddet, Gouverneur de l’Armatcho ;

Le Dedjadj Deureusso, Gouverneur de Erbabe, de Basso et de quelques districts du Gojam ;

Le Dedjadj Béchir, Gouverneur du Délanta, des districts voisins du Wallo et de l’Amara ;

Le Dedjadj Brillé, Gouverneur de l’Amara ;

Enfin, quelques Dedjazmatchs répartis dans les gouvernements du Bégamdir.

De ces leudes ou vassaux, le moindre en importance était le Dedjadj Deureusso, qui se rendait à l’appel de son suzerain à la tête d’un contingent de 5 à 6,000 hommes, et le plus important, le Dedjadj Ahmédé, qui en conduisait, dit-on, près de 40,000. On estimait qu’en convoquant le ban et l’arrière-ban, Ali devait rassembler une armée d’au moins 140,000 hommes. Mais depuis la régence de la Waïzoro Manann, la fidélité des grands vassaux n’était que précaire ; les Dedjazmatchs Farès, Guoscho et Conefo donnaient le plus à craindre.

Aligaz Farès, parent éloigné du Ras, gouvernait un pays difficile, dont les habitants aimaient la guerre, et où il était très-populaire ; quatre fois vaincu par l’armée d’Ali en bataille rangée, il était tombé deux fois aux mains des vainqueurs ; mais il avait été réintégré, grâce à sa famille toujours unie, grâce aussi à son habileté politique et aux séductions de son esprit.

Le Dedjadj Guoscho tenait par sa mère à la famille impériale ; son père, le Dedjadj Zaoudé, Gouverneur du Gojam, du Damote, de l’Agaw Médir, du Metcha et de l’Ybaba, était mort captif du Ras Gouksa, contre lequel il avait combattu plusieurs années pour son indépendance. Le Dedjadj Guoscho, quoique réduit au gouvernement du Damote, du Metcha et de l’Ybaba, était encore redoutable. Princes, gens d’église et cultivateurs, tous le tenaient en grande considération, tant à cause de sa haute naissance que de la bonté de son caractère.

Le Dedjadj Conefo, Gouverneur du Dambya et de l’Agaw Médir, séparé du Bégamdir par des frontières indécises au point de vue militaire, eût été peu à redouter, malgré ses forces importantes et son esprit indépendant, mais il passait pour être ligué secrètement avec le Dedjadj Guoscho, pour lequel il professait une amitié dévouée.

Telles étaient à cette époque les conditions générales de la puissance de la maison de Gouksa.

Environ huit ans avant l’avènement d’Ali, le Dedjad Oubié usurpa les droits de son frère Meurso au gouvernement du Samen, et s’accrut bientôt de tout le pays situé entre Gondar et le Takkazé, à l’exception toutefois de la petite province d’Armatcho. Afin de mieux assurer son indépendance, il avait conclu avec le Dedjadj Sabagadis, Gouverneur de tout le Tegraïe, une alliance offensive et défensive ; mais sommé par le Ras Marié de venir lui faire à Dabra Tabor sa visite de foi et hommage, il s’y refusa, fut surpris, battu et fait prisonnier par le Ras Marié, qui le réintégra immédiatement dans son gouvernement, à condition qu’il marcherait sur-le-champ avec lui, en qualité de vassal, contre son ancien allié Sabagadis.

Le Ras Marié envahit le Tegraïe avec toutes ses forces ; Oubié conduisait l’avant-garde. La bataille eut lieu à Feureusse-Maïe ; le Ras y périt, léguant la victoire à son armée. Sabagadis fut mis à mort, le lendemain, et en retournant vers le Bégamdir, les grands feudataires donnèrent à Oubié l’investiture d’une portion du Tegraïe. Le Dedjadj Kassa, fils de Sabagadis, restant en possession d’une notable partie du gouvernement de son père, Oubié conclut avec ce nouveau rival une alliance qu’il transgressa presque aussitôt. Les hommes éminents du clergé intervinrent ; ils amenèrent les rivaux à une réconciliation, et Oubié prit pour femme la sœur du Dedjadj Kassa. Mais il ne put contenir ses projets de conquête, et, après des alternatives de paix armée et d’hostilités sans importance, il venait, pendant mon séjour à Gondar, de vaincre dans une bataille le Dedjadj Kassa et de s’emparer de sa personne. Oubié se trouvant ainsi maître incontesté du pays, depuis Gondar jusqu’à la mer Rouge, pouvait réunir désormais une armée inférieure en nombre, disait-on, à celle du Ras, mais redoutable à cause de la quantité de ses armes à feu. Il protestait, il est vrai, de son obédience au Ras Ali, lui envoyait des présents, mais trouvait des prétextes pour se dispenser de faire à Dabra Tabor la visite annuelle de rigueur pour tout vassal ; il s’attachait à capter par ses soins et ses libéralités la Waïzoro Manann et les membres du conseil de régence ; il entretenait des intelligences avec Ali Farès, le Dedjadj Conefo et d’autres feudataires de son Suzerain, et il les excitait à la rébellion contre cette maison de Gouksa qui, disait-il, finirait par réduire l’Éthiopie à l’Islamisme.

Cependant, l’opinion que le Ras allait prendre en main son pouvoir s’accréditait ; on présageait que son premier acte serait de sommer le Dedjadj Oubié de venir à Dabra Tabor, et, en cas de refus, qu’il marcherait contre lui. On parlait aussi de la défection du Dedjadj Guoscho, dont le fils Birro, Fit-worari ou général d’avant-garde du Ras, faisait déjà ombrage à son Suzerain. Cet état de choses causait une inquiétude générale, suspendait les relations de province à province, et empêchait les caravanes de trafiquants d’entreprendre des expéditions lointaines.

Nous partîmes pour Dabra Tabor. Comme le Lik Atskou, à cause de son âge, ne pouvait voyager qu’à petites journées, nous n’y arrivâmes que le quatrième jour.

Le village de Dabra Tabor, situé au sud de Gondar, à une distance de cette ville de 130 kilomètres environ, en raison des sinuosités de la route, prend son nom de la petite montagne du Tabor, sur le flanc de laquelle il est assis. Les prédécesseurs d’Ali avaient choisi cette localité à cause de sa position centrale et avantageuse au point de vue militaire, et à cause de l’abondance de ses pacages, de sa chasse et de l’agréable fraîcheur de sa température. En y rentrant, après leurs expéditions toujours heureuses, ils congédiaient leurs grands feudataires et y tenaient leur cour avec une garde qui variait, selon les éventualités, de deux à dix mille hommes. Le Ras Ali affectionnait Dabra-Tabor et y séjournait tout le temps qu’il n’était pas en campagne. La grande plaine située au pied de la montagne lui servait à jouer au mail et au djerid ou jeu de cannes, à essayer ses chevaux et à passer ses revues, lorsque, selon l’usage, à la Maskal ou fête de l’Invention de la Croix, tous ses vassaux se rendaient auprès de lui. Au nord du village, et sur la partie culminante de la montagne, deux grandes enceintes concentriques, formées d’un fort clayonnage renfermaient plusieurs vastes huttes rondes éparses, où il demeurait avec une partie de son service ; les huttes construites en clayonnage étaient recouvertes de toits coniques en chaume. Il y avait la maison dite des chevaux, celle des cuisinières, celle de l’hydromel, celle des orfèvres, celle du confesseur et des clercs, tant écrivains que légistes, celle du trésor qu’on disait être ordinairement dégarni, et enfin la demeure de la femme du Ras et de ses suivantes favorites. En dehors des enceintes, se dressaient sans ordre seize à dix-sept cents maisons, huttes, cases de toutes dimensions, quelques tentes même, où demeuraient les officiers et soldats de service, les compagnies de fusiliers, les courtisans, tous ceux enfin qui vivaient habituellement auprès du Ras.

Nous mîmes pied à terre à l’entrée de la première enceinte, au milieu d’une foule remuante et clameuse. La façon pittoresque et hardie dont la plupart étaient enhaillonnés de leurs toges, les chevelures tressées, les poses fières, les gestes mâles, l’absence de têtes grises, tout indiquait des hommes de main, apprentis pillards au service des seigneurs. C’étaient des pages, des soldats, espèces de menins qui les accompagnent partout et toujours, veillant sur eux, partageant leurs joies et leurs chagrins, toujours prêts à recevoir leurs confidences ou leurs ordres, à l’église, à table, en marche, partout, dormant auprès d’eux, incarnés enfin à ces patrons dont ils empruntent les qualités et les vices, dont ils connaissent mieux les affaires et prennent les intérêts avec plus de vigilance qu’eux-mêmes. En échange de leur dévouement, ils reçoivent des investitures et des positions, qui les mettent souvent à même de devenir à leur tour les protecteurs ou même les patrons de leurs premiers maîtres. Il y avait là des servants d’armes ou porteurs du bouclier et de la javeline du maître ; d’autres portant des estramaçons, sorte d’épée à deux tranchants, à poignée cruciale garnie d’argent, qu’on porte à l’épaule dans de longues housses écarlates, devant les Dedjazmatchs et certains chefs de haute marque ; des palefreniers ; des fusiliers avec leurs carabines à mèche, leurs cartouchières à pulvérin pendant ; mules richement enharnachées ; chevaux de combat piaffant sous leurs housses écarlates ; boucliers aux brillantes lamelles d’argent, de vermeil ou de cuivre ; javelines et sabres de toutes formes ; dards effilés et tragules, lorillarts, esclavines et zagayes, coutelas, bancals, lattes, cimeterres et harpés à l’antique. Ici, un groupe de paysans, aux cheveux courts, guettant le moment propice pour se plaindre de quelque avanie ; là, des bouffons, bouffonnant au milieu des rires ; des pieds poudreux de tout acabit ; des chiens en laisse se hargnant ; des pages émerillonnés, la toge en loques, se glissant partout, se picotant, se bravant entre eux ou chantant pouille à quelque passant malencontreux.

À notre apparition, tout ce monde fit silence et m’entoura avec une curiosité fort peu respectueuse. Le Lik Atskou échangea quelques paroles avec les huissiers, et heureusement ils nous laissèrent pénétrer dans l’enceinte ; là, le spectacle était tout différent. Environ trois cents hommes, quelques-uns debout, d’autres accroupis sur le sol poudreux, conversaient par groupes : leurs toges fines et blanches, les couvraient de la tête aux pieds ; leur maintien annonçait l’aristocratie : c’étaient les maîtres de ce monde bruyant laissé au dehors. Tous portèrent les yeux sur nous, mais avec une curiosité polie. Nous nous assîmes par terre, et le Lik envoya un de ses suivants parlementer avec l’huissier de faction à la porte de la deuxième enceinte, afin qu’il fît prévenir le Ras de notre arrivée. J’eus tout le temps d’observer : quelques-uns des personnages avaient les traits d’une distinction remarquable ; presque tous, l’allure assurée que donne l’habitude du commandement. On me désigna les plus notables : quelques Dedjazmatchs et quelques chefs de bandes nombreuses ; les huissiers leur témoignaient une déférence particulière. Les autres chefs entraient seuls, le sabre au côté ; mais eux étaient admis avec quelques suivants, un servant d’armes tenant leur bouclier et leur javeline, et un page portant à l’épaule leur sabre enveloppé d’une housse écarlate. Tous ces chefs, grands et petits, étaient occupés à faire leur cour, qui consistait à envoyer par les huissiers leurs civilités au Ras. Les plus zélés y passaient la journée ; les autres s’y présentaient matin et soir, pour lui faire souhaiter bonne journée et bonne nuit. Lorsque l’armée était dispersée depuis quelque temps, les vassaux directs du Ras se rendaient pour une quinzaine de jours à Dabra-Tabor, afin de se retremper à l’air de la cour, ou pour hâter la solution de quelque procès ou de toute autre affaire pendante.

Cependant, les huissiers ne faisaient aucun cas de nous ; une grande heure durant nous attendîmes en vain un mot du Ras. Le Lik Atskou prit de l’humeur et se leva en me disant tout haut :

— Allons-nous-en, mon fils. Un homme de mon caractère est mal venu dans une cour où les soudards tiennent le haut bout. Viens chez la Waïzoro Manann.

La demeure de la Waïzoro était à deux cents mètres de là. Sitôt arrivés, le Lik fut introduit, et quelques minutes après, un eunuque vint me dire d’entrer.

La maison consistait en un vaste toit conique de chaume reposant sur un mur circulaire en clayonnage revêtu de bauge, et sur douze colonnettes, ou troncs d’arbres, plantées en rond à l’intérieur, à environ deux mètres du mur de pourtour. Ce mur formant la cage de la maison était de trois mètres de haut, et le diamètre intérieur de dix à onze mètres. L’intérieur n’était éclairé que par deux portes sans vantaux, et percées à l’opposite l’une de l’autre ; la principale était garnie extérieurement d’une vieille toge de soldat en guise de portière, l’autre, plus étroite et réservée au service, éclairait au fond de la maison l’entre-colonnement faisant face à l’entrée, où la Waïzoro se tenait derrière un rideau.

Quatre ou cinq jeunes hommes, la toge ajustée selon la plus stricte étiquette, étaient debout contre les colonnettes, immobiles comme des statues, les pieds enfouis dans l’épaisse jonchée d’herbes vertes qui tapissait le sol.

Je saluai ; une grosse voix sombrée m’arriva de derrière le rideau : c’était la Waïzoro qui me souhaitait la bienvenue. Je pris place à côté du Lik, assis à la turque sur une natte par terre ; la tête basse et l’oreille tendue, il causait avec la même animation que s’il eût été face à face avec son interlocutrice. Il était en veine, et, à en juger par les rires fréquents de la Waïzoro, elle goûtait fort son entretien. Plusieurs fois, je compris qu’il était question de moi ; mon drogman n’avait pas été admis, mais le Lik n’était point en peine de faire les honneurs de ma personne. Je connaissais déjà ces réceptions faites à travers un rideau. À Gondar, il était d’usage que l’Itchagué reçût ainsi ; mais lorsque je l’allais voir, il avait la gracieuseté de lever pour moi un coin du voile. La Waïzoro m’ayant offert des rafraîchissements que je refusai, me dit de passer auprès d’elle ; et une jeune naine toute difforme tint le rideau afin que je pusse m’insinuer le plus discrètement possible.

Sur un haut alga, garni d’un tapis d’Anatolie, la princesse était assise à la turque, entre deux larges coussins recouverts de taies écarlates tombant jusqu’à terre. Sa chevelure, crêpée avec soin, encadrait avantageusement un front large et haut qu’éclairaient de grands et beaux yeux, intelligents et doux ; les plis de sa toge lui cachaient coquettement le bas du visage, qui perdait une grande partie de son charme, lorsqu’en parlant elle découvrait sa bouche disgracieuse.

De l’autre côté du rideau, le Lik nous servit d’interprète. La Waïzoro s’étonna de ce qu’avec un extérieur si peu fait, selon elle, pour les fatigues et les intempéries, j’eusse pu venir de pays si lointains.

— Car enfin, dit-elle, des hommes comme cela doivent fondre au soleil.

Le Lik s’échauffa pour prouver la supériorité physique et morale des Européens ou hommes rouges, comme ils nous appellent ; il prit ses preuves dans l’histoire d’Alexandre, et dans l’Histoire Sainte, passa au Bas-Empire et aboutit à l’éloge de la valeur française, reconnaissant, il est vrai, que la Bible ne mentionne notre nation que d’une façon fort obscure ; mais, pour confirmer son dire, il offrit de faire venir à Dabra Tabor une femme très-âgée, esclave en Égypte à l’époque du débarquement du général Bonaparte, femme connue, disait-il, pour son discernement et sa véracité. La princesse, quoique peu convaincue, se tint pour satisfaite ; et le Lik me dit en arabe :

— Mettez le feu à une solive, il en sortira une flamme ; mais prêchez-la, il n’en résultera rien.

La Waïzoro me fit des questions sur les Françaises, mais ne s’intéressa que faiblement au récit de nos usages et de nos mœurs. Elle regretta qu’on nous eût refusé la porte du Ras, nous donna une de ses suivantes pour nous introduire chez lui, et nous dit de revenir auprès d’elle sitôt notre visite faite.

Nous retournâmes chez le Ras. Les huissiers ne voulurent rien entendre ; la suivante de la Waïzoro entra seule et revint bientôt, accompagnée d’un page chargé de m’introduire avec mon drogman seulement. Le Lik, me voyant contrarié de son exclusion si formelle, me dit :

— Ne t’en préoccupe pas ; entre ; sois réservé, observe tout, et tu comprendras que je ne perds rien à rester dehors.

Je trouvai le Ras assis sur un tapis persan, devant quelques tisons qui fumaient au milieu de la pièce parsemée de fanes odorantes ; une vingtaine de favoris étaient debout autour de lui. Il avait les beaux yeux de sa mère, le front étroit, pauvre, les traits agréables d’ailleurs, rien qui fît présumer une intelligence ou des passions actives, mais une grande bienveillance que semblaient confirmer ses manières. Il me considéra avec curiosité et me demanda tout d’abord mon âge.

— Voici le quatrième Cophte que je vois, dit-il ; celui-ci du moins pourrait être mon compagnon : nous avons même âge, et il ne me fait pas peur comme cet autre avec ses yeux garnis d’un vitrage.

Il me pria si courtoisement d’ôter mon turban, que j’y consentis, et il exprima son contentement de ce que je n’avais pas les cheveux roux, comme tous mes compatriotes, disait-il. Selon l’usage, je me levai, et, prenant des mains de mon drogman une pièce de mousseline pour turban, je l’offris au Ras. Ce présent, d’une médiocre valeur pour le pays, fut reçu avec la plus grande courtoisie. Je lui dis que si j’étais resté si longtemps dans sa ville de Gondar sans venir lui présenter mes hommages, c’est que j’avais toujours compté sur le départ de la caravane pour l’Innarya, qui, selon l’habitude, devait passer non loin de Dabra Tabor.

— Innarya est bien loin, dit-il, et tu auras à traverser des contrées bien barbares. Arrête-toi ici ; vis avec moi ; tu auras des chevaux, une femme, des pays à gouverner, des fusiliers pour te précéder et de braves cavaliers pour te faire escorte. Reste, et sois un frère pour moi.

Je me confondis en remercîments et je promis de revenir après avoir exécuté les projets d’exploration arrêtés avec mon frère. Il voulut me faire présent d’un cheval, d’une mule, d’une carabine à mèche. La proposition de ce dernier objet fit dire à son oncle le Dedjadj Béchir, musulman renommé pour ses exploits de guerre et sa grande beauté physique :

— Mon Seigneur voudrait faire revenir l’eau à la rivière ; les carabines ne viennent-elles pas du pays de cet étranger ?

— C’est juste, dit le Ras.

Et s’adressant à moi :

— Je suis disposé à ne te rien refuser. Penses-y, et demande-moi ce que tu voudras.

Là-dessus, il reprit sa conversation avec ses favoris.

Nous étions dans une maison plus vaste que celle de la Waïzoro, et construite sur le même modèle. Quatre chevaux, attachés dans les entre-colonnements, la tête tournée vers le centre de la maison, jouaient avec l’herbe amoncelée devant eux ; je leur tournais le dos ; l’un d’eux, qui me flairait amicalement depuis mon entrée, finit par happer mon turban, et s’ébroua en l’emportant dans ses dents ; je ressaisis prestement ma coiffure.

— Très-bien ! dit le Ras en riant ; il ne craint donc pas les chevaux ?

Cet incident rétablit la conversation avec moi. Le Ras passait pour un des plus fins connaisseurs en chevaux ; il s’intéressa à ce que je lui dis de l’équitation et de l’élève des chevaux en Europe et en Arabie, et il me congédia enfin, en me recommandant de revenir le voir le lendemain.

Un huissier nous fit donner une maison ; le Lik s’y établit avec nous. Dans la soirée, je descendis sur le champ de manœuvre ; le Ras, sans toge, et vêtu seulement de haut de chausses et d’une petite ceinture, y jouait au mail ; un triquet recourbé à la main, il courait pieds nus après le tacon, en se bousculant avec les plus humbles de ses soldats. En raison même de l’élévation de leur pouvoir, les princes jeunes et bons sentent le besoin de s’en dépouiller par moments pour se rapprocher des autres hommes, l’homme étant, malgré tout, ce qu’il y a de plus intéressant et de plus attrayant sur la terre. Le Ras Ali aimait à se confondre avec ses sujets, ce qui l’amenait fréquemment à découvrir des injustices commises en son nom ; aussi, les opprimés, découragés par l’avidité de ses officiers, guettaient ses sorties, et souvent parvenaient à lui faire entendre leurs plaintes, malgré les gardiens que la Waïzoro Manann postait aux abords du champ de manœuvre, pour empêcher, disait-elle, son fils de se ravaler devant des étrangers.

Le jour suivant, à pareille heure, le Ras assista au jeu de cannes. Environ six cents cavaliers, partagés en deux camps, se chargeaient à fond de train, s’évitaient, se poursuivaient, rusant et évoluant de toutes manières, tantôt individuellement, tantôt par escouades, tantôt en masse, et se lançant, en guise de javelines, de longues verges ou même de lourds bâtons. Ils esquivaient ou se dérobaient par voltes, virevoltes et caracoles ; ils s’interpellaient, se provoquaient et poussaient des cris pour applaudir aux coups heureux ; les boucliers résonnaient sous les projectiles ; les chevaux secondaient souvent leurs maîtres par l’intelligence de leurs mouvements, et malgré la fièvre du jeu, les accidents étaient assez rares, me dit-on. J’y vis plusieurs chevaux et des cavaliers remarquables ; le Ras montait bien, mais sans grâce ; en revanche il lançait la canne à des distances considérables.

Il régnait à Dabra Tabor une animation inaccoutumée, causée par l’affluence de chefs et de notables, accourus sous divers prétextes, mais au fond, mus par leur impatience d’être fixés relativement aux bruits contradictoires qui circulaient dans les provinces. On pressentait une campagne prochaine, soit contre le Dedjadj Oubié ou contre le turbulent Ali Farès, du Lasta, soit en Gojam contre le Dedjadj Guoscho ; et l’on attendait de jour en jour que, selon l’usage, le Ras manifestât sa volonté par la publication d’un ban. Les maisons ne suffisant plus, plusieurs chefs campaient sous la tente. Ces circonstances procurèrent au Lik Atskou le plaisir de revoir de nombreux amis qu’il n’espérait plus rencontrer. Sa verve rajeunie ne tarissait plus, et il semblait qu’après l’humiliation essuyée publiquement à la porte du Ras, il fût bien aise de m’avoir pour témoin des égards respectueux dont il était l’objet. Matin et soir, nous étions invités au repas de la Waïzoro Manann, toujours éprise de la conversation de mon spirituel introducteur ; de plus, on nous portait de chez elle un ordinaire pour nous et nos gens ; j’en recevais un également de chez le Ras, ce qui nous mettait dans l’abondance. Nous passâmes huit jours à cette cour ; je revis plusieurs fois le Ras ; il m’engagea de nouveau à rester auprès de lui, et, malgré le soin que je pris de lui en témoigner ma gratitude, il me parut devenir réservé avec moi. Toutefois, en me congédiant, il me dit que sa protection me suivrait dans toute l’étendue de ses États.

Nous reprîmes la route de Gondar. Le deuxième jour, après avoir cheminé la matinée, nous nous reposions à l’ombre d’un arbre lorsque le Lik, qui saluait et questionnait tous les passants, apprit que le Dedjadj Guoscho traversait l’Abbaïe, et que son avant-garde campait déjà près de la rivière Goumara, dans le Fouogara, à une petite journée de nous. Transporté de joie à cette nouvelle, il me pressa vivement de profiter de l’occasion pour faire la connaissance d’un prince aussi puissant, son ami, disait-il, et un des hommes les plus accomplis de l’Éthiopie. Mais j’étais désireux de regagner Gondar, car il était bruit que la caravane pour l’Innarya se mettait enfin en mouvement ; d’ailleurs, le Dedjadj Guoscho devait être prévenu contre moi. Environ deux mois auparavant, sur le rapport exagéré des cures que j’opérais à Gondar, il m’avait fait prier de venir traiter son fils aîné, frappé depuis longtemps d’une espèce d’aliénation mentale, et, afin de me débarrasser plus tôt des instances de ses messagers, j’avais omis de leur offrir l’hospitalité, ce qui était un manque d’égards envers lui. J’engageai le Lik à l’aller voir et à me laisser rentrer à Gondar.

— Je suis vieux, me dit-il ; j’ai fait bien des routes dans ma vie, sans jamais abandonner un compagnon, pour tenter à moi seul une aventure agréable ; je ne veux pas commencer aujourd’hui. Qui a compagnon a maître ; puisqu’il te faut aller à Gondar, allons-y. Tout n’arrive-t-il pas avec la permission de Dieu ?

Chemin faisant, mon drogman, peu suspect de partialité pour le Lik, fut touché de sa résignation, et me fit observer que c’était presque malheureux cette fois d’avoir eu raison de lui, car tout en se faisant fête de saluer un ami dans le Dedjadj Guoscho, il avait espéré obtenir de lui quelques secours pécuniaires. Je m’empressai de dire à mon indulgent Mentor que s’il lui répugnait tant de me laisser rentrer seul, moi, je manquerais toutes les caravanes pour l’Innarya, plutôt que de lui causer à la fois un chagrin et un dommage.

Il m’écoutait bouche béante, riait, regardait nos gens, enfin il m’embrassa.

— Merci, mon enfant ! que Dieu te fasse voir les fils de tes fils, et, quand tu seras vieux, qu’on s’incline devant tes désirs comme tu t’inclines devant ceux d’un vieillard déchu comme moi ! C’est que, vois-tu, ce prince est un honnête chrétien, intelligent, généreux. Figure-toi bien que tu n’as vu jusqu’à présent que des bandits ; tu verras en lui un véritable prince. Cette maison de Gouksa est une caverne d’usurpateurs, de renégats ; celle de Guoscho-Zaoudé est bâtie sur la tradition, le droit, la justice. Je tenais à ce que tu pusses emporter une idée favorable de ce qu’a été notre malheureux pays.

Et se tournant vers mes gens :

— Vous verrez, vous autres, comme nous allons être bien reçus. Ne craignez rien ; c’est ici tout près, un sentier en plaine et des sources partout.

Jusqu’à mon drogman, tous nos gens étaient gagnés par sa joie.

Quant à moi, j’avais refusé à deux reprises de connaître le Dedjadj Guoscho ; je croyais inutile de me présenter devant lui, et cependant je devais partager si longtemps son orageuse destinée !…..