Du Chômage

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La Revue blancheTome XXV (p. 119-130).

Du Chômage

Parallèlement à la transformation du travail industriel, se développe le fait social qui en découle nécessairement : le chômage. Aucun phénomène ne se produit d’une manière si nette et si forte. Aucun n’affecte ce caractère de permanence et d’universalité : il sévit sur tous les points du globe « civilisé », soit à l’état chronique, soit à l’état de crise soudaine et meurtrière. Rechercher les causes de ce grand fait économique, en montrer l’étendue et l’intensité, la répercussion et les conséquences, c’est l’objet de cette étude.

INTENSITÉ

L’un des documents les plus instructifs que nous ayons sur le chômage est l’étude statistique établie par le colonel Wright en Massachussetts (États-Unis).

D’après cette étude prise en considération par les rédacteurs de l’Office du Travail (ministère du commerce français), en 1885 sur 816 470 habitants du Massachussetts pouvant se réclamer d’une profession, 241 589, c’est-à-dire plus de 29 % étaient fréquemment sans travail. La moyenne du chômage pouvait être évaluée à 4 mois et 10/11 par an pour chaque chômeur. Ce chiffre de 241 589 individus privés de travail près de cinq mois par an équivaut à 82 744 individus privés de travail d’un bout de l’année à l’autre, soit 11 % de la population laborieuse.

Or il est à remarquer que le chômage va croissant (de 1879 à 1885, cet accroissement a été de 110 %).

Au surplus, le Département fédéral du Travail des États-Unis a aussi entrepris en 1892 une enquête générale sur les quartiers populeux des grandes villes. Ont été considérés comme chômeurs ceux qui, durant l’année finissant au 31 mars 1893, sont restés inoccupés pendant plus d’un demi-mois). Les résultats ont été les suivants :

DURÉE MOYENNE DU CHÔMAGE
Baltimore, 3 mois, 6 Intensité 8 %
Chicago, 3 1 15 %
New-York, 3 1 9 %
Philadelphie, 2 9 15 %

En 1885, le colonel Wright estimait que le nombre des sans-travail de l’Union Américaine ne devait pas s’éloigner de deux millions.

Quant au nombre des sans-travail qui subissent tous les ans un chômage de 2 à 5 mois et qui sont forcés de vivre pendant ce chômage sur le salaire des temps laborieux, il s’élève au moins à six millions. Le colonel Wright estime d’ailleurs que le salaire moyen (contrairement à la croyance aux hauts salaires américains répandue en Europe) s’élève à 1 dollar 16 cents par jour.

En France, un travail statistique établi en 1895, a donné des résultats presque identiques. La population ouvrière, prise dans son ensemble, ne trouve pas à effectuer 250 journées de travail en moyenne par individu et par an. Ce qui représente une moyenne de chômage de quatre mois par an.

D’autre part, d’après les évaluations fournies par les syndicats ouvriers, dit M. Lucien Mardi, ingénieur à l’Office du Travail, le chiffre de la population ouvrière totale, pour un effectif moyen de 100, pourrait être fixé à 115 (cela signifie que 115 ouvriers se succèdent au même poste de 100, en raison de déplacements volontaires ou involontaires). On a ainsi établi le tableau suivant :

Sur un total de 115 ouvriers :

Présents en moyenne à l’atelier 
 100
Occupés toute l’année 
 75

Les ouvriers occupés toute l’année composeraient donc les deux tiers de la population totale (75 : 115), et ceux occupés seulement d’une façon temporaire, un tiers. Quant à la population flottante, les ouvriers qui la composent effectueraient en moyenne 170 journées par an. (V. Journal de la Société de Statistique de la Ville de Paris, octobre 1898.)

Enfin, voici un document plus récent :

D’après les résultats du recensement professionnel du 29 mars 1896, 269 600 personnes des deux sexes étaient en chômage à cette date, Elles se répartissent ainsi suivant le temps depuis lequel elles se trouvent sans travail à cette date :

Une semaine et plus 
10, 3 %.
Deux                         
11, 3 —
Trois à quatre 
15, 4 —
Cinq à huit 
12, 0 —
Neuf à douze 
9, 6 —
Treize à vingt-cinq 
12, 3 —
Vingt-six à cinquante et une 
2, 5 —
Un an et plus 
9, 4 —
Durée inconnue 
17. 2 —

En éliminant les deux dernières catégories, dit l’Office du Travail, la durée moyenne peut être évaluée à deux mois. Mais quelle singulière restriction ! On élimine ceux qui chôment constamment…

Ce phénomène se produit dans presque tous les pays de civilisation avancée.

Voici des renseignements fort éloquents sur le chômage subi par les membres de la Trade Union de mécaniciens « The amalgamated Society of engineers » dans les districts de Manchester et de Leeds. Ils sont fournis par l’OfTice du Travail anglais, et extraits de « l’Abstract of labour » du Labour Department (1894-1895).

Nombre total des membres de la Trade Union des deux districts (moyenne pendant les quatre années 1887, 1888, 1889. 1890) 
 5 918
Nombre total des membres ayant chômé un temps quelconque 
 1 775


ce qui fait 30 % de chômeurs.

Voici comment se répartit la durée :

335 chômeurs sont privés de travail de 1 jour à 1 semaine par an.
635 1 semaine à 4 semaines par an.
282 4 8
152 8 12
96 12 16
62 16 20
47 20 24
40 24 28
28 28 32
21 32 36
22 36 40
17 40 44
15 44 48
23 48 52

On remarquera que si le nombre des membres qui ont chômé plus de 20 semaines ne représente en moyenne que 3, 6 % du nombre total des associés, cette minorité fournit à elle seule la moitié du nombre global des jours de chômage subis par le groupe considéré. Ce qui signifie que la situation de cette catégorie de chômeurs, loin de présenter un caractère accidentel, présente un caractère permanent. C’est la détresse continue.

Cette intensité du chômage, si frappante en Angleterre, se retrouve en Allemagne à un degré non moins élevé.

Voici, d’après le Reichsanzeiger, quelques renseignements sur le chômage en Prusse d’après les recensements des 14 juin et 2 décembre 1895.

En relevant le nombre des chômeurs dans dix-huit grandes villes, dont la population totale était de 4 473 440 habitants, on a constaté que ces villes renfermaient 39 % de chômeurs le 14 juin et 23 % le 2 décembre.

D’autre part, au 2 décembre 1893, il y avait dans le royaume de Prusse un total de 553 676 chômeurs (hommes et femmes).

Dans ce nombre, 129 350 chômaient depuis un temps qui variait de un mois à trois mois ; 61 340 étaient en chômage depuis plus de trois mois ; 42 665 chômaient depuis un nombre de jours inconnu.

ORIGINES

Le ministère du commerce et de l’industrie a publié, au mois de décembre 1895, les résultats, en France, d’une enquête sur le chômage.

Voici le relevé des « causes » : 1° d’après les membres du Conseil supérieur du travail ; 2° d’après les syndicats ouvriers :


Conseil supérieur du travail.
22 membres ont indiqué les transformations rapides des machines et de l’organisation du travail ;
38 membres, les variations de la production à l’étranger, — concurrence étrangère ;

14 membres, l’influence des saisons ;

27              l’irrégularité de la production, — surproduction ;

28              l’abus de la concurrence et de la spéculation ;

31              la prolongation excessive de la durée du travail.


Syndicats ouvriers.

14 membres ont indiqué l’influence des saisons ;

22              la transformation rapide des machines ;

27              l’irrégularité de la production, — surproduction ;

31              la prolongation excessive de la durée du travail ;

38              les variations de la production à l’étranger ;

29              le sweating system (le système suant), l’abus de la concurrence des travailleurs entre eux ;

30 membres, l’abus de l’emploi des femmes et des enfants.

Ces divisions ne laissent pas d’être fort contestables. On a confondu souvent avec les causes du chômage « les circonstances qui résultent de la nem-application des mesures que l’on suppose capables de le restreindre ». (Office du Travail.)

Examinons ces diverses causes d’un peu près. Et demandons-nous, par exemple, si certaines explications ne sont pas illusoires et si d’autres ne font pas double emploi.

Dans le premier groupe d’appréciateurs, 14 membres désignent l’influence des saisons ; ce sont d’ailleurs les moins nombreux. Peut-on prendre au sérieux cette explication ? Les aléas climatériques sont de toujours : le chômage est moderne.

31 membres ont indiqué la prolongation excessive de la durée du travail ; comme si c’était une cause ! Il s’agit, nous le savons, d’une allusion à une mesure déjà proposée pour y remédier, (les 8 heures…).

Les 38 et les 28 (voir le premier tableau) ont en vue : la concurrence de l’étranger sur le marché français et la concurrence des producteurs entre eux à l’intérieur. En réalité, ces deux causes n’en font qu’une : d’où qu’elle vienne, la concurrence est invariable dans son fonctionnement général et surtout dans ses conséquences.

Les 27 membres qui indiquent l’irrégularité de la production (surproduction) ne paraissent pas avoir compris que ce phénomène découle : 1° de la forme et de la nature même de la production, c’est-à-dire des procédés de fabrication coûteux (par l’emploi d’un outillage cher) qui exigent une production abondante et rapide ; 2° de la concurrence elle-même qui oblige les producteurs à fabriquer beaucoup et vite par raison d’économie.

On voit donc qu’il ne reste en présence que deux considérations de réelle valeur : 1° celle qui est indiquée par les 22 membres annonçant la transformation rapide des machines et de l’organisation actuelle du travail ; 2° celle qui est indiquée explicitement ou tacitement par les 38, les 28 et les 27 : la concurrence.

On remarquera que le tableau des causes fourni par les syndicats ouvriers est presque identique à celui que nous venons d’analyser lequel émane des patrons ou des membres du Conseil supérieur du travail. Remarquons néanmoins que dans le second tableau figure une explication nouvelle : les syndicats ouvriers dénoncent l’emploi des femmes et des enfants dans l’usine comme une cause de chômage. C’est une apparence. L’introduction de la femme et de l’enfant est le plus souvent une conséquence de l’outillage mécanique, qui peut s’accommoder dans beaucoup de cas d’un simple manœuvre ou d’un être faible.

Disons en passant que ce n’est pas par « compassion » que l’ouvrier s’indigne de l’emploi de la femme et de l’enfant à l’usine. Sa rude existence, l’habitude et la nécessité, ne lui permettent guère d’entrer dans ces considérations. La vérité, c’est que la femme et l’enfant ont fait baisser le taux des salaires dans la plupart des métiers.

Reste donc deux causes capitales, concurrence et machinisme. Mais, à bien considérer, ces deux causes se confondent ; ou mieux, elles l’engendrent. Qu’est-ce que le machinisme, en effet, sinon le moyen par excellence de concurrencer ? L’outillage mécanique est l’arme ; la concurrence, le stimulant ; l’enrichissement, le but.

La principale cause du manque de travail, c’est précisément le perfectionnement et la transformation de ce travail. D’ailleurs, si la machine apparaît en première ligne n’oublions pas qu’il faut compter aussi avec les progrès de la chimie, les méthodes de culture intensive, etc.

Le développement de la machinerie considéré comme facteur important du chômage est signalé par :

M. Chappée, fondeur, secrétaire de la Chambre de Commerce du Mans ;

M. Charvet, teinturier, président du Conseil des prud’hommes de Lyon (tissus) ;

M. Delahaye, mécanicien à Saint-Ouen ;

M. Deville, ouvrier bijoutier ;

M. Favaron, président de la Chambre consultative des Associations ouvrières de production ;

M. Jour, membre du Conseil d’administration de la Chambre syndicale ;

M. Keufer, typographe, secrétaire général de la Fédération Française des travailleurs du livre ;

M. Millerand, député (aujourd’hui ministre) ;

M. Parché, charpentier, conseiller prud’homme à Paris ;

M. Portaillier, président du syndicat des ouvriers plombiers, couvreurs, zingueurs de la Seine ;

M. Rey, président du syndicat des ouvriers palissonniers d’Annonay ;

M. Rochat, contre-maître tisseur, à Lyon-Brotteaux ;

M. Villay, menuisier, membre du Conseil des prud’hommes de Lille ;

M. Bairaillay fils, constructeur de navires à Lormont (Gironde) ;

M. Boude, raffineur de soufre, membre de la Chambre de commerce de Marseille.

Voici quelques exemples de l’intensité de la production des machines et des conséquences qui en résultent. Je les emprunte à M. Carroll D. Wright, commissaire du travail aux États-Unis, correspondant de l’Institut de France (cité par M. E. Levasseur, de l’Institut).


Fabrication de 400 essieux de voitures
Nombre d’ouvriers
employés
Nombre
d’opérations
Nombre
d’heures
Dépense totale
en main-d'œuvre
À la main 
2 6 466,40 56 dol. 93
À la machine 
33 24 43,25 8 dol. 20


Bien que le nombre de travailleurs employés soit infiniment supérieur avec la machine (conséquence de l’extrême division du travail), le chef d’industrie a fait une économie de temps égale à neuf dixièmes et une économie de salaire égale à six septièmes.


Fabrication de 100 paires de bottes
Nombre d’ouvriers
employés
Nombre
d’opérations
Nombre
d’heures
Dépense totale
en main-d'œuvre
À la main 
2 83 1456 408 dol. 50
À la machine 
113 122 154 35 dol. 40

Ainsi, on emploie un neuvième du temps, on dépense un douzième en salaire. (Évidemment, la moyenne du salaire a baissé.) Comme il y a économie de temps et accroissement de la production, et que la consommation n’est pas illimitée, il y a forcément chômage : la surproduction entraîne les lock-out ou grèves patronales.


Fabrication de 20 000 clous
Nombre d’ouvriers
employés
Nombre
d’opérations
Nombre
d’heures
Dépense totale
en main-d'œuvre
À la main 
3 3 236.25 20 dol. 24
À la machine 
83 20 1.49 0 dol. 29

Ici le temps de travail est réduit de 150 à 1 et le coût de la main-d’œuvre de 100 à 1. Le bénéfice est prodigieux.


Table de marbre (25 pieds carrés) 2 mq 32
Nombre d’ouvriers
employés
Nombre
d’opérations
Nombre
d’heures
Dépense totale
en main-d'œuvre
À la main 
2 1 6 000       500 dol.    
À la machine 
3 3 11.30 2 dol. 2

M. Ringelman a fourni à M. Levasseur, sur les travaux agricoles, des renseignements comparatifs d’où il résulte que le labour d’un hectare de terre prend 80 jours à la bêche et 2 jours ½ seulement avec une charrue attelée de chevaux : que la récolte d’un hectare de blé dure 3 jours à la sape et de un tiers à un cinquième de jour à la moissonneuse-lieuse.

Pour le battage du blé, le travail comparé est plus saisissant :

Au fléau, un homme donne de 1 hectolitre ½ à 2 hectolitres de blé par jour ; la machine (batteuse à double nettoyage à vapeur, desservie par 40 personnes) donne 190 à 200 hectolitres par jour.

C’est l’emploi de ces 40 personnes qui fausse l’opinion des économistes sur le chômage : « 40 personnes au lieu d’une, disent-ils, c’est donc qu’il y a occupation énorme de la main-d’œuvre.

Mais combien de temps dure cette occupation ? Tout est là. En effet, 200 hectolitres de grain représentent environ 100 à 150 journées au fléau. Il y a donc diminution considérable du temps de travail, c’est-à-dire chômage.

On pourrait multiplier les citations. Les résultats sont toujours pareils : économie de temps, économie d’argent sur la main-d’œuvre, augmentation apparente des ouvriers occupés (apparente à cause de la division du travail), en réalité diminution du temps de travail total, c’est-à-dire chômage normal, naturel, inévitable. Ajoutons enfin que pour les privilégiés qui travaillent, le salaire moyen a diminué. En effet, en additionnant les 672 cas de l’enquête Carroll D. Wright, on trouve 190 838 dollars pour le travail à la main et 12 185 dollars pour le travail à la machine, soit environ 15 fois et demie moins.

CONSÉQUENCES

La machine perfectionnée, multipliée, a nécessité la concentration de la grande industrie : la petite industrie et le petit métier ne pouvant pas disposer d’un outillage aussi coûteux. Il faut des capitaux, beaucoup de capitaux. Nous ne sommes plus à l’époque où « l’économie, l’épargne » faisaient quelque chose pour l’avenir et le développement d’une industrie. Aujourd’hui, les économies sont inutiles, insuffisantes et peut-être même dangereuses.

Nous avons dit que la grande industrie avec son outillage perfectionné rendait le « métier » superflu. En effet, les professions d’artisans disparaissent. Dans tous les pays industriels, le nombre de ceux qui travaillent pour une clientèle personnelle diminue. En 1897, le Reichstag allemand, inquiet de la décadence du métier, a voté un projet de loi qui rend obligatoire, en certains cas, l’association corporative. Nos socialistes français n’ont pas pris garde à la haute signification de ce fait. La même inquiétude a inspiré au gouvernement autrichien des modifications au code industriel de l’Empire. Les corporations ont reçu le droit de se créer des ressources en levant des taxes sur l’inscription de leurs membres et de leurs apprentis, de se fédérer par districts. Mais toutes ces mesures ne trahissent que la transformation du travail sans pouvoir y apporter un remède sérieux. On n’entrave pas une pareille évolution économique à coups de décrets.

En France, le mouvement est non moins rapide. Il résulte d’une enquête ouverte, il y a quelques années, par l’Office du Travail que les professions d’artisans diminuent :

À Lyon, c’est la Croix-Rousse, berceau de la soierie, qui se dépeuple d’apprentis et d’ouvriers ; les ébénistes émigrent ou changent de profession ; les sculpteurs sur bois en sont réduits à la trolle pour les bazars ; l’orfèvrerie, la bijouterie, le bronze, la tréfilerie manquent non seulement de spécialistes de haute valeur, mais d’ouvriers ordinaires ; il n’y a plus de relieurs, les verriers vivent misérablement.

À Marseille, dans l’ébénisterie et la menuiserie, le nombre des artisans diminue chaque jour. La bijouterie, qui avait conquis une grande réputation par une fabrication spéciale très soignée, est en décadence complète. Tombée aussi la ferronnerie d’art, il y a quarante ans très prospère. À Nîmes, disparition de l’ébénisterie, de la ferronnerie, de la bijouterie et de l’imprimerie, industries fort brillantes dans la première partie de ce siècle. À Toulouse, patrons et ouvriers ébénistes déclarent que dans vingt ans l’industrie n’existera plus. On ne trouverait pas un ferronnier d’art, et pourtant autrefois, sur ces bords de la Garonne, le fer forgé était en grand honneur. L’industrie des vitraux d’art est à la veille de sa disparition. Plus d’ateliers importants de bijoutiers et d’orfèvres comme il en existait tant jadis.

À Bordeaux, les ateliers d’ébénisterie sont fort menacés par la concurrence à bon marché des usines rurales du Midi, les bijoutiers et les orfèvres, les peintres décorateurs et les sculpteurs ornemanistes végètent.

À Nantes, dans toutes les industries, on réclame des réformes radicales pour le recrutement des apprentis, pour l’enseignement professionnel des ouvriers (tout cela est contradictoire puisque ce sont les perfectionnements mêmes de la fabrication qui ont rendu l’apprentissage inutile).

À Rennes, bientôt on ne trouvera plus de ces ébénistes, menuisiers et verriers qui étaient renommés il y a moins d’un demi-siècle dans toute la Bretagne.

Autrefois, après Paris, Rouen passait pour la ville de France possédant le plus de sculpteurs, statuaires et ornemanistes d’une habileté incontestée ; elle avait aussi des ébénistes et menuisiers fort habiles ; en fait de métiers d’art elle ne peut offrir aujourd’hui que quelques ferronniers et verriers. Tous ces travaux se font mécaniquement.

En résumé, la situation de notre pays n’apparaît pas différente de celle qui a provoqué en Allemagne la loi sur les corporations de métiers.

La décadence du métier, l’expansion de la machinerie à toutes les branches de la production, la rapidité de cette production, son intensité prodigieuse ont donc rendu une grande partie de la main-d’œuvre superflue.

En 1880, M. Evans écrit de Midland : « Malgré l’état de dépression sur le marché, l’exploitation du charbon s’est accrue de 1/2 million et la quantité d’ouvriers a diminué. » À 295 000 tonnes de plus à Worcestershire, correspond 1 500 ouvriers de moins. En général, depuis 1874, les régions minières sont atteintes de surpopulation chronique, le va-et-vient des bras employés, tantôt en baisse, tantôt en hausse, aboutit finalement en 1888 à la hausse de 27 % de la production, et à la suppression de 38 000 ouvriers.

Les travaux statistiques de Schippel établissent rigoureusement que le nombre des travailleurs réguliers diminue sans cesse.

Plusieurs économistes se plaisent à répéter que la machine élève les salaires. Cela est vrai pour une minorité, cela est tout à fait inexact pour la masse. Du reste, voici une opinion orthodoxe :

« Comme il n’y a pas de surproduction dépassant la mesure des besoins, et que l’immigration fait affluer dans les cités industrielles plus de sujets que n’en peuvent occuper les machines, il arrive que l’excédent se trouve refoulé vers la petite industrie, et, par suite de la concurrence des demandes de travail, y fait réduire les salaires ; c’est donc un effet indirect de l’emploi des machines, en ce sens que celles-ci font naître des espérances illimitées suivies de déceptions » (Alfred des Cilleuls. Discussion à la Société d’Économie politique, 5 février 1898).

Ajoutons, avec M. Levasseur, que la machine exerce encore une influence dans le sens de la baisse des salaires chaque fois qu’elle substitue la femme à l’homme, ou lorsqu’elle accomplit automatiquement un travail qui exigeait auparavant un ouvrier très habile, — deux cas très fréquents.

On peut donc dire avec M. Goldberg, qu’une force fatale entraîne vers le paupérisme la société actuelle. Des foules, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants sont condamnés à l’espoir factice du travail à trouver ou aux bonnes grâces de l’Assistance.

Et maintenant, qui peut mettre en doute que la recrudescence de vagabondage et de la prostitution soit la conséquence directe de cet état de choses ? Et comment ne pas rire ou s’attrister aux sottises débitées depuis plusieurs années dans la presse à l’endroit des vagabonds  [1].

Le nombre des chemineaux, des nomades errant de village en village s’accroît dans de telles proportions que le législateur commence à s’inquiéter sérieusement et à réclamer des mesures énergiques. M. Jean Cruppi, par exemple, veut distinguer dans le vagabond le paresseux (le paresseux forcé) d’avec le malheureux. Rien de plus superficiel et de plus fantaisiste que cette distinction [2].

« Les dernières statistiques criminelles, lit-on dans un rapport de M. de Marcère, révèlent que les affaires de vagabondage suivies ou non, atteignent en un an le chiffre de 39 500. D’autre part, une enquête ouverte en 1895, sur les abris communaux a fait ressortir que 466 000 individus avaient, au cours d’une année, passé la nuit dans les abris ruraux. Enfin en 1895 l’ordre fut donné à la gendarmerie d’interpeller le même jour sur toutes les voies de communication, les individus inconnus dans les régions qu’ils parcouraient, de les interroger, de relever leurs papiers d’identité, leur état civil, leur profession et de procéder à une sorte de dénombrement de cette population vagabonde. Beaucoup d’isolés échappèrent à ce recensement, la gendarmerie devant porter ses investigations surtout sur les individus voyageant en bandes et accompagnés de roulottes (autant dire la minorité) ; néanmoins, on peut constater qu’ils étaient au nombre de 25 000. »

Et l’on ne comptait pas les 100 000 (chiffre officiel) de Paris, et ceux de Marseille, de Lyon, de Bordeaux, etc., etc. L’augmentation du nombre des vagabonds est d’ailleurs caractéristique de tous les pays de civilisation industrielle avancée. En Angleterre, le président du Local Government Board, haut fonctionnaire qui a dans ses attributions un grand nombre de celles qu’exerce notre ministre de l’Intérieur, a envoyé, le 25 février 1896, à tous les bureaux des pauvres une circulaire pour se plaindre de l’accroissement du nombre des vagabonds. Une enquête avait démontré qu’en dix ans il avait doublé. Ajoutons que ce fonctionnaire recommande aussi d’appliquer aux vagabonds la cellule toutes les fois que cela est possible, « parce qu’il n’y a que la cellule qui puisse les intimider… »

« À la dernière assemblée du Conseil supérieur des prisons (1897) dit M. Voisin, conseiller à la Cour de Cassation, il a été fait par M. le Directeur de l’Administration pénitentiaire une communication très rassurante au point de vue de l’exécution de cette loi (la loi de 1875), car, en 1898 nous aurons, en plus, de 400 à 500 cellules. »

Tel est, pensent ces messieurs, le remède au chômage.

CONCLUSIONS

Il est donc démontré que le chômage n’est pas un « accident » comme autrefois. Il ne se produit pas à intervalles éloignés : il sévit d’une façon permanente. Il est fonction de la machine. Il est inévitable, irrémédiable. Il est un des anneaux de l’évolution.

« L’élément chômage, dit M. Hector Depasse, membre du Conseil supérieur du travail, fait partie essentielle de la constitution du travail ; le chômage n’est pas en dehors du travail ni contre lui, il est avec lui et en lui ; il est un élément constitutif et reproducteur du travail même. »

C’est là une vérité de fait qui ne peut échapper à aucun observateur attentif. Aussi les grands industriels se montrent-ils sceptiques à l’endroit des palliatifs et des remèdes préconisés contre ce phénomène universel qui « affecte des allures constantes et générales, comme si c’était un phénomène de la nature, et qui peut venir frapper les familles des travailleurs — du bout du monde. »

En 1894, au congrès des Catholiques allemands à Cologne, un industriel, M. Vogeno proclamait que le chômage est dû au système économique actuel :

« C’est, a-t-il dit, le résultat naturel du système de production moderne. Par suite de la concurrence illimitée et de la crise industrielle, le chômage, qui n’était jadis qu’une épidémie éclatant à chaque période de dix ans, est devenu de nos jours une maladie chronique. Nous ne devons pas nous borner à combattre le phénomène dans ses effets, mais à écarter les causes qui le produisent [3]. »

Certains économistes, il est vrai, les théoriciens du libre-échange, attribuent le développement du chômage aux tarifs douaniers : ils prétendent que « c’est parce que les marchés se rétrécissent de plus en plus que les crises surviennent à l’improviste. »

Si cela était vrai, il n’y aurait jamais eu de chômage en Angleterre qui a été libre-échangiste jusqu’à ces dernières années. Or on sait que les lock-out (ou grèves patronales) causées par des crises de surproduction sont fréquentes dans ce pays. D’ailleurs, même sous un régime de libre-échange absolu le chômage existerait au même degré, car la consommation n’est pas illimitée, et comme la production machiniste est abondante et rapide, il doit y avoir forcément arrêt de la production, c’est-à-dire arrêt du travail : chômage.

On conçoit maintenant que ce phénomène bouleverse la société jusque dans ses fondements et qu’il fasse naître les théories les plus extravagantes, les systèmes les plus chimériques, les mouvements les plus incohérents et les plus contradictoires.

Déjà ces conditions d’existence nouvelle — crise du petit commerce, crise de la petite et de la moyenne industrie, disparition des métiers, encombrement forcé des carrières « libérales », c’est-à-dire chômages permanents ou croissants — ont permis à l’antisémitisme, au nationalisme, au catholicisme social, au néo-césarisme et même au socialisme, c’est-à-dire à toutes les formes admises du mécontentement, d’apparaître ou de s’imposer.

Quand le malaise est extrême, on devient agressif et crédule : on s’en prend aux juifs, aux jésuites, aux généraux, aux francs-maçons, aux parlementaires, aux protestants, aux métèques, au gouvernement, à Rothschild, à Rochefort, aux époux Deschanel, à Gyp, etc., etc. Tandis que les uns et les autres ne sont que des jouets, des dupes, des profiteurs ou des victimes.

Le 5 janvier 1897, dans une discussion à la Société d’Économie politique, un économiste distingué prononçait ces graves paroles :

La France a en trop cinq ou six millions de travailleurs.

Nous disons, nous : cinq à six millions d’êtres qui ont terminé leur rôle historique. C’est l’ère du travail humain qui se ferme. Les peuples traversent une crise sans exemple dans l’histoire universelle : ils s’appauvrissent au sein de l’abondance. C’est dans les pays les plus riches (les États-Unis et l’Angleterre) que le paupérisme est le plus intense. Et l’on est en droit de se demander si nous marchons vers une servitude nouvelle ou une liberté inconnue.
Henri Dagan
  1. Voici comment s’exprime un membre du Conseil de la Société générale des Prisons ; « Depuis quelques années, on s’est beaucoup occupé du vagabond ; tous les écrivains s’accordent à le définir par deux mots : il a horreur de travail, et il craint la solitude. » (Séance, 15 déc. 1897, L. Rivière).
  2. « Là sera l’éternelle difficulté : distinguer l’homme manquant de travail sans sa faute de celui qui en manque parce qu’il n’en veut pas trouver. » (Hubert-Valleroux, Économiste français, 4 juin 1898.)
  3. On devine que toutes les expériences d’assurances contre le chômage ont échoué ; celles qui paraissent avoir réussi sont des œuvres d’assistance comme les expériences de Berne et de Cologne. D’ailleurs à Saint-Gall, en novembre 1896, un vote populaire décida que la caisse de chômage cesserait d’exister ; les ouvriers qui chômaient le moins se plaignaient de payer pour ceux qui chômaient le plus : la pauvreté se dépouillait pour l’indigence.