Du beau dans l’art

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Du beau dans l’art
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 887-908).

DU


BEAU DANS L'ART.




REFLEXIONS ET MENUS PROPOS D'UN PEINTRE GENEVOIS,
ouvrage-posthume de M. Töpffer[1]




On connaît les Nouvelles genevoises de M. Töpffer ; elles ont été ici même appréciées par une plume trop habile, trop ingénieuse, pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Le Presbytère, l’Héritage, la Bibliothèque de mon oncle et surtout la Peur sont de petits chefs-d’œuvre où Sterne, Xavier de Maistre et Bernardin de Saint-Pierre se fondent heureusement dans une originalité d’une saveur toute locale ; aujourd’hui, c’est sous un autre point de vue que nous allons envisager M. Töpffer.

L’auteur des Nouvelles Genevoises, de Rosa et Gertrude, des Voyages en Zigzag, était, comme chacun sait, maître de pension, quoiqu’il ait d’abord tenté la carrière des arts. Entraîné vers la peinture par une vocation sincère, il y renonça bien à regret, à cause de la faiblesse de ses yeux, sinon totalement, du moins comme profession formelle. Nous n’avons vu de M. Töpffer ni tableau ni « lavis à l’encre de Chine, » ce que nous regrettons beaucoup ; mais, si nous ignorons sa peinture sérieuse, nos doigts ont feuilleté et refeuilleté les albums comiques où, dans une suite de dessins au trait, il nous a déroulé les aventures de MM. Crépin, Jabot, Vieux-Bois, Cryptogame et autres personnages grotesques de son invention. Le grand Goethe daigna sourire aux fantaisies drolatiques du caricaturiste genevois, et ses petits cahiers lithographiés obtinrent un succès européen.

Il serait difficile de trouver en France des équivalens pour faire comprendre le talent de M. Töpffer comme dessinateur humoristique : ce n’est ni la finesse élégante de Gavarni, ni la puissance brutale de Daumier, ni l’exagération bouffonne de Cham, ni la charge triste de Traviès. Sa manière ressemblerait plutôt à celle de l’Anglais Cruikschanck ; mais il y a chez le Genevois moins d’esprit et plus de naïveté : on voit qu’il a étudié avec beaucoup d’attention les petits bons-hommes dont les gamins charbonnent les murailles avec des lignes dignes de l’art étrusque pour la grandeur et la simplicité ; c’est même le sujet de l’un des plus charmans chapitres de son livre. Il a dû également s’inspirer des byzantins d’Épinal. Les belles images d’Henriette et Damon, du Juif errant Isaac Laquedem, de Geneviève de Brabant, de Pyrame et Thisbé, devaient, à coup sûr, orner son musée ou son cabinet de travail. Il en a appris l’art de rendre sa pensée, sans lui rien faire perdre de sa force, en quelques traits décisifs, dont la préoccupation des détails anatomiques et de la vérité bourgeoise ne vient pas troubler une seule minute la hardiesse sereine. Aussi quelques-unes de ses planches peuvent-elles être mises à côté des vignettes qui ornaient l’ancienne édition du Diable amoureux de Cazotte, et dont les illustrations les plus soignées et les mieux finies n’ont pu faire oublier le gribouillage primesautier et profondément significatif.

Nous avons un peu insisté, avant d’arriver aux Réflexions et menus Propos, sur le caractère du dessin de M. Töpffer, du moins tel qu’on peut le deviner d’après des cahiers de charges croquées à la plume, pour charmer les loisirs des soirs d’hiver et réveiller la gaieté du cercle intime. Il voudrait, autant que possible, entre la pensée et la réalisation de cette pensée, atténuer ou supprimer le moyen ; il trouve avec raison cette figure de soldat griffonnée par un écolier, où les buffleteries, les épaulettes, les boutons de l’uniforme, sont indiqués d’une manière presque hiéroglyphique, supérieure à ce guerrier romain ombré soigneusement par un rapin au bout de deux ans d’atelier. Dans le charbonnage informe, l’idée de soldat éclate avec bien plus de force que l’idée de guerrier dans le dessin savamment fini. S’il eût continué ses études pittoresques, M. Töpffer eût assurément cherché le naïf, car, bien que la naïveté soit ou paraisse être plus que toute autre chose un don inné, on peut néanmoins la cultiver et la préserver d’altération comme une plante précieuse, quoique semée d’elle-même, et, qu’on entoure de soins délicats.

Les Réflexions et menus Propos d’un peintre genevois devaient être primitivement un traité sur le lavis à l’encre de Chine ; mais l’auteur, après avoir achevé le premier livre, s’aperçut qu’il n’y était question ni de lavis ni d’encre de Chine, ce qui est un bien petit malheur. En effet, quelle raison aurait un écrivain de caprice de gêner sa fantaisie pour le mince avantage de faire cadrer son œuvre avec le titre ?

M. Töpffer débute par un chapitre sur le sixième sens, car, au-delà du tact, de l’ouïe, de la vue, de l’odorat, il existe une perception des choses naturelles qui ne se rapporte à aucun de ces sens. Ce sixième sens se sert des autres comme d’humbles esclaves : lui assigner une place certaine est difficile ; il réside peut-être dans le cerveau, mais qui pourrait l’affirmer ? Les animaux en sont privés et beaucoup d’hommes aussi, car l’homme se divise en trois classes : — l’homme végétatif, l’homme animal, l’homme intellectuel. Plusieurs, très braves gens du reste, voient la nature comme l’arbre voit le ciel ou comme le mouton voit le pré ; d’autres, plus forts, ont la perception du bleu et du vert, mais sans en déduire aucune conséquence ; quelques-uns remarquent les différences et les rapports de ces tous, et il en résulte pour eux une sensation de beauté, une idée qui n’est ni dans le ciel ni dans la prairie. Ceux-là jouissent du sixième sens : ils ont la bosse, quoique non bossus, ils possèdent ce que Boileau appelait l’influence secrète.

Si vous n’avez pas la bosse, cherchez quelque honnête métier, quelque emploi lucratif ; mais, croyez-m’en, ne passez jamais votre pouce dans le trou d’une palette, ne vous servez du papier que pour faire des factures ou des quittances, et gardez-vous de laisser tomber vos doigts sur l’ivoire d’un clavier, car vous n’êtes, ne fûtes et ne serez jamais que ce que les étudians allemands appellent un philistin, et les artistes français un bourgeois. Les arts ont cela d’admirable et de particulier, que l’esprit le plus lucide, le raisonnement le plus juste, joints à l’érudition la plus vaste et au travail le plus opiniâtre, ne servent à rien quand on n’a pas le sixième sens. Ceci ne veut pas dire que les gens doués ne doivent pas étudier, mais que l’étude est parfaitement inutile à ceux qui ne le sont pas. L’art, différent en cela de la science, recommence à chaque artiste. Hors quelques procédés matériels de peu d’importance, tout est toujours à apprendre, et il faut que l’artiste se fasse son microcosme de toutes pièces. En art, il n’y a pas de progrès : si le bateau à vapeur est supérieur à la trirème grecque, Homère n’a pas été dépassé, Phidias vaut Michel-Ange, auquel notre âge n’a rien à opposer. Chaque poète, chaque peintre, chaque sculpteur emporte son secret avec lui ; il ne laisse pas de recettes. Le grain des toiles, la manutention des couleurs, le choix des pinceaux dont il se servait, voilà tout ce que l’on peut s’approprier de son expérience. Un chimiste, un mathématicien, un astronome, prennent la science juste au point où leurs illustres prédécesseurs l’ont laissée, et la conduisent, autant que leur génie le permet, à un point où d’autres la reprendront ; mais cette conception du beau, qui emploie pour se produire les formes et les symboles extérieurs qui l’ont excitée, n’est pas additionnellement perfectible. Tout homme qui n’a pas son monde intérieur à traduire n’est pas un artiste. L’imitation est le moyen et non le but ; par exemple, Raphaël est virginal, Rubens sensuel, Rembrandt mystérieux, Ostade rustique. Le premier cherche dans la nature les formes qui se rapprochent le plus de son type préconçu ; il choisit les plus belles têtes de femmes et de jeunes filles, il épure leurs traits, allonge les ovales de leurs figures, amincit leurs sourcils vers les tempes, arque leurs paupières et leurs lèvres pour les faire coïncider avec le sublime modèle qu’il porte au dedans de lui-même. Rubens a besoin de chairs satinées, de chevelures blondes, de bouches et de joues vermillonnées, de velours miroitans, de soies chiffonnées, de métaux lançant des paillettes de feu. Pour traduire la fête éternelle, la kermesse royale qui se donne dans son ame, il emprunte la pourpre, l’or, le marbre et l’azur partout où ils se rencontrent. Rembrandt, ame de songeur, d’avare, d’antiquaire et d’alchimiste, prend aux vieux édifices leurs arcades noires, leurs vitraux jaunes, leurs escaliers en colimaçon qui grimpent jusqu’aux voûtes et se perdent dans les caves, aux marchands de bric-à-brac leurs anciennes armures, leurs vieux coffres, leurs vases bossués, leurs ajustemens étranges ou tombés en désuétude, aux synagogues leurs rabbins les plus chauves, les plus chassieux, les plus ridés, les plus sordides et les plus rances, et, de toutes ces formes douteuses, bizarres, effrayantes, qu’il plonge dans l’ombre fauve de son atmosphère, il fait son œuvre lumineuse et sombre, il réalise ses rêves ou plutôt ses cauchemars. Ostade, quand il asseoit un Flamand près d’un tonneau, à cheval sur un banc de bois, dans un de ces intérieurs où le sentiment du foyer rustique se traduit d’une façon si pénétrante, ne copie pas le manant qu’il a devant lui, bien qu’il paraisse quelquefois en faire le portrait ; il le fait servir à la reproduction de l’idéal rustique qu’il porte en lui-même. Aussi, on peut dire que nulle vierge ne l’est autant qu’une madone de Raphaël, que nulle santé ne s’épanouit aussi vivace que celle des femmes de Rubens ; que jamais alchimiste n’a regardé d’un œil plus inquiet, plus scrutateur, plus profond, le macrocosme rayonner aux murs de sa cellule, que cet homme esquissé en deux coups de pointe, qui se lève à demi de son fauteuil, dans une des formidables eaux-fortes de Rembrandt, et que le rustre le plus lourd, le plus pataud, le plus bizarrement taillé à coups de serpe, le plus vêtu de haillons bruns, le plus terreux et le plus enfumé, est presque un citadin à côté d’un paysan d’Ostade. Où ces peintres ont-ils vu une semblable vierge, une telle courtisane, un pareil alchimiste et un paysan de cette tournure ?

De tout ceci, il ne faut pas conclure que l’artiste soit purement subjectif ; il est aussi objectif : il donne et reçoit. Si le type de la beauté existe dans son esprit à l’état d’idéal ; il prend à la nature les signes dont il a besoin pour les exprimer. Ces signes, il les transforme : il y ajoute et il en ôte, selon le genre de sa pensée, de telle sorte qu’un objet qui, dans la réalité, n’exciterait aucune attention ; prend de l’importance et du charme étant représenté ; car les sacrifices et les mensonges du peintre lui ont donné du sentiment, de la passion, du style et de la beauté. Tous les jours, on voit des vaches dans des prairies, des ponts ruinés, des animaux qui passent des ruisseaux à gué, et l’on n’y prend pas garde : d’où vient que ces mêmes choses, sous le pinceau de Paul Potter, de Karel du Jardin, de Berghem, vous arrêtent et vous séduisent ? Est-ce la vérité de l’imitation qu’on admire ? Nullement ; les tableaux les plus vrais n’ont jamais fait illusion à personne, et l’illusion n’est pas le but de l’art. Sans cela, le chef-d’œuvre suprême serait le trompe-l’œil, et le trompe-l’œil est exécuté par les peintres les plus médiocres avec une certitude mathématique. Les diorama, les panorama, les navalorama, ont produit en ce genre des effets merveilleux, et cependant Peter Neef, Van de Velde et Backuysen, dont les toiles ne trompent qui que ce soit une minute, sont restés les rois de l’intérieur, de la vue architecturale et de la marine.

La peinture n’est donc pas, comme on pourrait le croire d’abord, un art d’imitation, bien que son domaine semble circonscrit à la représentation des choses extérieures : le peintre porte son tableau en lui-même, et, entre la nature et lui, la toile sert d’intermédiaire. Quand il veut faire un paysage, ce n’est pas l’envie de copier tel arbre, tel rocher ou tel horizon qui le pousse, mais bien un certain rêve de fraîcheur agreste, de repos champêtre, de mélancolie amoureuse, d’harmonie sereine, de beauté idéale, qu’il cherche à traduire dans la langue qui lui est propre. Même, s’il s’astreint à représenter une vue exacte, sa pensée personnelle ne cessera pas d’être sensible pour cela : si elle est triste, il assombrira la nature la plus riante ; si elle est gaie, il saura trouver des fleurs dans l’aridité la plus sablonneuse ; c’est son ame qu’il peindra à travers une vue de forêt, de lac ou de montagne. C’est ce sentiment de beau préconçu qui inspire au sculpteur une statue, au poète une églogue, au musicien une symphonie ; chacun tente de manifester avec son moyen cette rêverie, cette aspiration, ce trouble et cette inquiétude sublimes que causent au véritable artiste la prescience et le désir du beau.

Mais nous voici bien loin du lavis à l’encre de Chine ; il faudrait cependant en parler un peu. L’encre de Chine authentique se distingue à sa cassure, qui est nette et brillante, à la finesse de son grain, à sa dureté extrême et à son inconcevable divisibilité ; — nul atrament ne peut offrir une gamme de nuances plus étendues. La sépia, le bistre, qui séduisent d’abord par leurs teintes chaudes et rousses, sont grossiers à côté des gris fins et des noirs intenses de l’encre chinoise ; résistez à l’attrait vulgaire de la sépia et du bistre, et vous en serez récompensés. Vos lavis, plus froids de ton, auront plus de délicatesse et de légèreté ; surtout évitez le maigre, le léché, la minutie patiente, les petits pinceaux à poils tenus, ou vous ferez des dessins de demoiselle, sans largeur et sans force ; prenez-moi un pinceau dont la pointe soit fine, mais dont le corps fasse un peu ventre, qui puisse retenir dans ses flancs la goutte d’eau chargée de matière colorante et fournir une teinte franche et sans reprise ; quant au papier, la question est grave : il faut mettre de côté tout esprit de nationalité, et acheter du papier anglais, qu’on soit Suisse, Allemand, Espagnol ou Français. — Que ce papier soit du Wattman ! Laissez le papier torchon aux escamoteurs qui cherchent leurs effets dans des pâtés de noir, des blancs égratignés, des touches traînées et grenues.

Ici M. Töpffer fait une jolie digression sentimentale sur les degrés d’attachement que peuvent inspirer à l’homme qui s’en sert les objets animés. Le bâton d’encre de Chine, tout couvert de dorures, de dragons bleus et de caractères énigmatiques pour nous, par sa durée, par l’égalité de son service, par sa complaisance à se laisser tourner dans le godet, par la faible odeur ambrée qu’il répand lorsqu’il est échauffé sous les doigts, par mille qualités secrètes et sûres, inspire une amitié mêlée d’estime ; c’est un compagnon fidèle que l’on retrouve toujours tel qu’on l’a laissé : sérieux, tranquille, sans rancune, tenant à votre disposition, comme si vous l’aviez quitté de la veille, toutes ses nuances, depuis le gris de perle le plus imperceptible jusqu’au noir le plus vigoureux. Ce bâton d’encre de Chine sera d’ailleurs votre bâton de vieillesse ; à peine si tous vos essais, tous vos barbouillages, toutes vos cavernes de Fingal et tous vos clairs de lune l’ont diminué d’une ou deux lignes ; il durera autant et plus que vous.

Le pinceau n’est pas d’un commerce aussi sûr : il est plein de hasards et de caprices ; aujourd’hui bon, demain mauvais, il laisse tomber la goutte d’eau qu’on lui confie au plus bel endroit du dessin ; il crache, il éclate, il bavoche, il perd un de ses poils au milieu d’une touche de sentiment, d’autres fois il écarte traîtreusement ses pointes, comme les pivots d’une dent arrachée, sans qu’on puisse les rejoindre en les pressant des lèvres ou en l’appuyant sur le bord du verre, et puis l’on a plusieurs pinceaux ; le pinceau est un favori, et non un ami ; on le prend et on le rejette.

Quant au papier, il ne sert qu’une fois, c’est tout dire : avec lui point d’intimité, point d’habitude, il est passif et ne s’associe en rien à votre travail ; il ne palpite pas sous une main habile, il ne se révolte pas sous une main ignorante, il souffre tout, suivant une expression vulgaire. Cette lâche complaisance le caractérise suffisamment. Le papier ne parle donc en rien au cœur. On ne peut l’aimer. Pour notre compte, nous allons plus loin que M. Töpffer, nous sentons pour lui l’aversion la plus prononcée. Quoi de plus funèbre qu’une grande page blanche, morne, glacée, posée sinistrement sur un pupitre, et qu’il faut remplir d’un bout à l’autre de caractères menus ! A cet aspect, le frisson saisit les plus intrépides, et l’on se sent triste jusqu’à la mort. Le papier à dessin ne renferme pas, il est vrai, dans ses steppes neigeuses autant de mélancolie que le papier à écrire.

Arrivé là, M. Töpffer prend pour thème de ses démonstrations un âne dans un pré ; nous partageons le goût du peintre genevois pour l’âne. Le sien est un âne suisse aimablement rustique, « rousset » de pelage, stoïcien de caractère, quoique épicurien dans la pratique, lorsque l’occasion d’une feuille de chou ou d’un chardon se présente ; serviable, mais non servile, et prouvant au besoin son indépendance dans le passage des ruisseaux. Nous qui avons vécu familièrement avec l’âne espagnol, tout fier d’avoir porté Sancho Panza, tout historié de pompons, de plumets et de grelots, honoré presque autant que le cheval, admis à la même mangeoire, ami de la famille, et recevant sur son poil brillant et soyeux les tapes amicales des jolies señoras, nous qui l’avons vu cheminer triomphant et superbe sur les étroites corniches des sierras, parmi les mules aux couvertures bigarrées et les chevaux andaloux, ses pairs et compagnons, nous trouverons peut-être l’âne de M. Töpffer un peu pelé, un peu pauvre, un peu mesquin ; mais, tel qu’il est, il a encore son charme. Ses oreilles énervées penchent avec une certaine mélancolie, son œil est rêveur, et ce poil blanc sous le ventre produit un excellent effet.

M. Töpffer se place devant cet honnête quadrupède, et il en obtient une première image à l’aide d’un simple linéament. A peine avons-nous commencé, que nous voilà en pleine fausseté. Le début de l’art est un mensonge, car dans la nature il n’y a pas de lignes. Les contours s’enveloppent les uns dans les autres, le trait n’existe pas, et cependant comment limiter la place qu’un objet occupe, au milieu de l’espace, sans cet utile auxiliaire ? Avec une simple ligne tirée de l’échine à la tête, nous découpons la silhouette de notre âne dans tous ses détails : voilà les oreilles et la queue ; bien que les yeux et les naseaux ne soient pas désignés, personne, pas même un enfant de trois ans, ne méconnaîtra un baudet dans ce tracé élémentaire ; quelques traits intérieurs indiqueront ces détails ainsi que les saillies des côtes et des muscles donnant un profil quelconque. Ceci est le premier pas de l’art : ensuite, en teintant d’encre plus ou moins chargée les portions que n’éclaire pas le soleil, on obtient le modelé, le relief, la forme, il ne reste plus que la couleur à mettre, et la ressemblance sera complète : vous aurez un âne qui, outre les caractères généraux de sa race, présentera les signes de son individualité propre et même de son individualité du jour et du moment ; il sera songeur, joyeux ou renfrogné. Maintenant prenez vingt-cinq peintres habiles et donnez-leur ce baudet pour modèle, vous obtiendrez vingt-cinq baudets complètement différens les uns des autres. Ceux-ci l’auront fait gris, ceux-là roussâtre ; le premier lui aura donné un air austère, le second une physionomie ingénue. Chacun aura fait ressortir le caractère le plus en harmonie avec son talent. Mais faites copier vingt-cinq ânes par un seul peintre, et tous ces ânes se ressembleront, ce qui prouve que les peintres dessinent d’après un modèle intérieur auquel ils plient les formes du modèle extérieur.

Les animaux sont-ils capables de comprendre la peinture ? Un chat qui se voit dans un miroir joue avec son reflet, qu’il prend pour un autre chat ; mais le mouvement complète l’illusion. Se reconnaîtrait-il dans une peinture très bien faite, convenablement exposée et éclairée ? Cela est plus douteux, en dépit des rares exemples qu’on pourrait alléguer ; à coup sûr il ne se reconnaîtra pas dans un simple trait, et l’on aura beau présenter au plus intelligent des chats, même au chat Murr, une feuille de papier où son image sera tracée : il affectera de la méconnaître, tandis que le paysan le plus obtus, l’enfant le moins attentif, le sauvage le plus abruti n’hésitera pas une minute. Mylord, le célèbre bouledogue de Godefroy Jadin, aboyait, il est vrai, avec fureur devant son image peinte par son maître, et tâchait de mordre la toile ; mais Mylord était un chien de lettres élevé parmi des artistes et des poètes, et devenu par cette fréquentation un être presque humain.

Et cependant le trait, quoique ce soit une chose abstraite et de pure convention, ou peut-être à cause de cela, suffit aux conceptions les plus élevées, aux plus nobles besoins de l’art. Donnez à Michel-Ange un bout de fusin et un coin de muraille, et en quelques traits il va faire naître en vous l’idée du beau, du grandiose, du sublime, d’une façon si vive, que rien ne pourra dépasser l’impression de ce charbonnage. Ce grand artiste lui-même n’obtiendra pas de plus grands effets dans un tableau achevé. Entre sa pensée et le public, il n’y a eu que le signe graphique le plus indispensable, et cette simple ligne vous a introduit dans le monde gigantesque, au milieu des créations surhumaines qui peuplent l’ame du peintre.

De ces observations, M. Töpffer tire une conclusion qui nous semble manquer de justesse, savoir : que la ligne est au-dessus de tout, que plus l’art s’élève, moins il a besoin de l’effet et de la couleur. Sans doute on peut, par le dessin seul, réaliser les conceptions les plus nobles et les plus poétiques, et, avec les simples ressources de la grisaille et de la gravure, produire l’impression du beau. Suivant M. Töpffer, à mesure que l’art s’éloigne de son but sévère, il est forcé d’employer des procédés plus matériels et plus complexes. Si une vierge de Raphaël, une sibylle de Michel-Ange, peuvent, par la noblesse de leurs lignes, se passer du prestige de la couleur ; des scènes familières, des personnages d’une moins haute nature ont besoin d’y recourir. Le paysage ne saurait s’en passer, car il n’existe que par les variétés de nuances, les oppositions de lumière et d’ombre, toutes choses qui nécessitent l’intervention de la palette. Le dessin d’un paysage n’a pas la même rigueur que celui d’une figure : un tronc peut pencher à droite ou à gauche, un rocher avoir telle ou telle cassure, un bouquet de feuilles s’insérer plus haut ou plus bas ; la ligne est donc ici moins importante. Nous ne partageons pas tout-à-fait la doctrine de M. Töpffer, à laquelle lui-même met çà et là de judicieuses restrictions ; l’anatomie du paysage a des lois moins visibles que l’anatomie du corps humain, mais tout aussi rigoureuses. Ce n’est pas le hasard qui incline ou redresse le tronc des arbres, et il n’est pas indifférent de diriger une branche d’un côté ou d’un autre ; chaque plante a ses attitudes particulières dont il faut saisir le secret, et, pour ce qui est de croire que la beauté d’un paysage ne puisse être exprimée par un simple linéament, tout comme celle d’une déesse ou d’une madone, si M. Töpffer avait pu voir les dessins à la plume ou au crayon de MM. Aligny, Bertin, Corot, Bellel, il aurait compris que l’idéal d’un arbre pouvait être rendu par les moyens les plus sobres et les plus élémentaires.

Assurément la couleur a besoin du dessin, et l’on ne conçoit pas qu’elle existe sans lui. Les nuances pour s’étaler nécessitent une délimitation quelconque ; même en atteignant les corps par les milieux et en évitant toute espèce de trait, on arrive malgré tout à un dessin caché qui n’est pas moins réel, mais de cette conséquence il ne résulte à nos yeux aucune infériorité pour la couleur. Le dessin, c’est la mélodie ; la couleur, c’est l’harmonie : qu’on nous permette cette comparaison empruntée à un autre art. La mélodie peut bien subsister indépendamment de l’harmonie, cela est vrai, mais de quelles prodigieuses richesses de nuances, de quelle puissance d’effet ne serait-on pas privé en supprimant cette dernière ! L’idée du beau se rend aussi bien par un choix de teintes que par un choix de lignes. Quand Paul Véronèse fait monter dans un ciel bleu de turquoise la blanche colonnade d’un portique, quand Rubens frappe d’une plaque rose une joue d’un gris argenté, le Vénitien et le Flamand ont exprimé tout aussi nettement leur idée d’élégance, de beauté et de splendeur, que Raphaël en caressant le contour de la Fornarina.

Pour appuyer son opinion, M. Töpffer, remontant à la peinture antique, prétend qu’elle devait briller plutôt par la perfection du dessin que par la science du coloris. Il ne nous reste rien d’Apelles, de Parrhasius, de Timante, de Polygnote, de Zeuxis. Le temps impitoyable a fait tomber, comme la poussière de l’aile d’un papillon, ces œuvres sublimes dont la renommée seule est arrivée jusqu’à nous ; les tablettes de bois de laryx, les parois de marbre qu’elles recouvraient, ont disparu. A peine trouve-t-on dans Pline et les auteurs anciens quelques indications sur les procédés dont se servaient ces artistes célèbres. Sans les découvertes d’Herculanum et de Pompéia, l’on en serait réduit à de simples conjectures ; malheureusement les fresques déblayées dans ces deux cités momies sont des œuvres de pure décoration exécutées par des artistes inférieurs : cependant l’on peut, d’après elles, se faire une idée assez juste de ce qu’était la peinture des Grecs et des Romains. Les statues que nous a laissées l’antiquité ne permettent pas de douter un instant de la hauteur où l’art s’était élevé sous le règne du polythéisme et d’une religion anthropomorphique ; la peinture est trop intimement unie à sa blanche sœur la statuaire, pour ne pas marcher à côté d’elle d’un pas égal : une époque qui produit de grands sculpteurs fournit aussi de bons peintres. — Les anciens ne connaissaient pas la peinture à l’huile, ils peignaient à fresque, en détrempe, à l’encaustique ; à l’aide de ces moyens, l’on arrive à des résultats satisfaisans. Nous ne pensons pas, comme M. Töpffer, que les tableaux d’Apelles brillassent uniquement par la composition, le style et la pureté du dessin : ils devaient avoir une couleur blonde, lumineuse, tranquille, d’une localité simple et forte, d’une harmonie solide et mate comme les toiles claires de Titien. La Campaspe d’Apelles ressemblait sans doute à la maîtresse du Vecelli pour le ton et l’effet. Le coloris ne consiste pas, comme on le croit trop souvent, dans l’emploi du vert, du bleu, du rouge, en nuances vives, mais bien dans la gamme suivie d’un bout à l’autre, dans l’harmonie de l’ensemble. Les Grecs étaient coloristes en ce sens, et l’on voit, par le vernis qu’Apelles appliquait à ses peintures pour donner de la transparence aux parties embues et de l’austérité aux nuances trop fleuries, l’importance qu’ils attachaient à cette partie de l’art. Comment croire d’ailleurs que les Grecs n’avaient pas le sentiment de la couleur, eux dont l’architecture était polychrome, eux qui peignaient et doraient leurs statues ?

Rendons au coloris la place qui lui est due. Le dessin, le relief, la couleur, forment la trinité pittoresque. La couleur a une telle importance et se lie si fortement aux autres parties de l’art, qu’elle se fait sentir jusque dans les gravures, jusque dans les lavis. N’entendez-vous pas tous les jours un sculpteur dire devant une statue blanche partout : Comme les cheveux sont colorés ! ou d’autres expressions équivalentes ?

Que ce mot de statue nous serve de transition pour débattre avec M. Töpffer la question de la statuaire. Le sculpteur emprunte au monde réel une masse d’argile et un bloc de marbre pour manifester sa manière de comprendre le beau. Praxitèle a un rêve de beauté, d’amour et d’harmonie, et il fait sa Vénus. Avec le marbre, cette matière froide, noble et neigeuse, il faudra qu’il rende la souplesse et la tiédeur de la vie, il faudra qu’il force la pierre rebelle à céder aux caprices de sa pensée. La femme, la déesse se dégage lentement du bloc. Tout le monde l’admire, bien qu’elle ait des yeux blancs, des cheveux incolores et s’éloigne de la réalité de toute la distance de l’idéal au vrai. Qui trouve invraisemblable sa pâleur étincelante et pure ? Qui pense à lui demander, du moins maintenant, car les anciens teignaient leurs statues, le fard des joues et des lèvres, les prunelles marquées, les cheveux et les sourcils noirs, qui rendent les figures de cire pareilles à des fantômes dérisoires ? L’art n’a donc pas besoin de vérité absolue, mais seulement de vérité relative, puisqu’un morceau de marbre taillé qui ne reproduit pas l’aspect complet du modèle excite, quand l’ame d’un grand artiste l’a réchauffé de sa flamme, l’amour, l’enthousiasme et l’admiration. Cette Vénus, polie par les baisers des siècles, et qui nous paraît d’une beauté si parfaite, sans doute Praxitèle en était mécontent ; plus d’une fois, quand il y travaillait, le ciseau a dû tomber de ses mains découragées. A quel type préconçu comparait-il cette forme exquise et supérieure en perfection aux plus belles femmes, pour ne pas en être entièrement satisfait ? Quels bras, quelle poitrine, quelles épaules avait-il vus dans les réalités de la chair qui pussent lutter contre les sublimes mensonges de son marbre ? Raphaël aussi, peignant la Galatée, se plaignait de ne pas rencontrer de modèles qui le satisfissent ; il se servait d’une certaine idée qu’il avait en lui. « Je manque de belles femmes et de bons juges ! » écrivait-il au comte Castiglioni.

Tout au rebours de ces grands hommes, les artistes médiocres sont toujours heureux de leurs œuvres. Si mince que soit le résultat, il est à la hauteur de la conception. L’habileté de main, les hasards du travail, produisent même quelquefois des effets inattendus dont ils sont joyeux et surpris ; l’exécution dépasse la pensée.

Ainsi donc, il demeure prouvé que la peinture, que l’on considère comme un art d’imitation et qui est plutôt un art de transformation, agit souvent avec d’autant plus de force qu’elle s’éloigne de la nature. Ce que le peintre doit chercher avant tout, c’est l’interprétation et non le calque des objets ; qu’il rende l’apparence et non la réalité.

Un artiste d’un immense talent, de Laberge, mort il y a quelques années, a consumé ses forces dans une lutte folle contre la nature. Il ne voulait rien peindre de convention. S’il faisait un arbre, il le copiait avec une exactitude désespérante ; chaque feuille était un portrait ; les cassures des petites branches, les rugosités, les nœuds et les mousses du tronc, il reproduisait tout plus fidèlement que le daguerréotype, car il y joignait la couleur. Souvent l’automne venait effeuiller le modèle avant que de Laberge eût fini l’étude commencée au printemps. Pour un chardon ou une bardane, il faisait quelquefois trente ou quarante cartons. Dans les derniers temps de sa vie, il travaillait à un tableau représentant dans un fond de paysage, d’après la fable de La Fontaine, Perrette et le pot au lait. Pour arriver à rendre le lait répandu aux pieds de la fillette éplorée, que de cruches il versa sur la terre dans la cour de sa petite maison de l’avenue Sainte-Marie ! Quand il se portait encore bien, il faisait bâtir devant le pommier, le pan de mur ou la plante qu’il voulait rendre, une hutte de feuillage ou de paille où il travaillait des mois entiers, usant à ce minutieux labeur de pygmée l’audace et le génie d’un titan, car l’idée de de Laberge était tout bonnement de se substituer à la nature ; il voulait, avec la largeur d’aspect, avoir l’infini des détails, produire l’effet de loin et de près, réaliser la vérité absolue. La perspective devait se produire par le recul du spectateur et non par des sacrifices de la part de l’artiste. S’il peignait un toit de masure, à six pas le toit seul était perceptible, à un pied chaque tuile avait sa physionomie particulière, sa nuance spéciale, sa fêlure, son angle écorné, sa lèpre de mousse. Sa vue prodigieuse le servait dans ce travail d’horloger suisse et de Prométhée dérobant le feu du ciel. Lorsque les progrès de la maladie l’empêchèrent de sortir, il fit scier dans les forêts des arbres qu’on apportait à son atelier. Son dernier effort fut une toile grande comme les deux mains et représentant sur le revers d’un fossé un mouton gardé par une vieille femme accroupie. Les plus précieux hollandais sont des Vanloo à côté de cela. Certes, si jamais homme a été bien doué pour la peinture, ce fut de Laberge. — Nous avons vu de lui un ou deux portraits qui ne le cèdent en rien à ceux d’Holbein. — Mais, égaré par un système faux, quoique ayant toutes les apparences de la vérité, il ferma son microcosme et peignit d’après le modèle extérieur et non d’après le modèle intérieur ; il repoussa l’intuition, la déduction, le souvenir, et n’admit que l’imitation immédiate. D’artiste il se fit miroir. Chose étrange ! malgré ce scrupule inoui, cette fidélité prodigieuse, ses paysages absolument vrais ne le paraissaient pas plus que ceux de Jules Dupré, de Cabat, de Flers, où l’effet remplace la réalité, car ces artistes à la vérité relative joignent leur intelligence et leur sentiment, et ce qui manque dans l’exactitude du détail est largement compensé par la sincérité de l’ensemble.

L’imitation seule de la nature, comme l’a prouvé l’exemple de ce pauvre de Laberge, perdu dans cette voie qui pourtant semble ne pas offrir de péril, ne doit donc pas être le but de l’artiste. Alors quel sera ce but ? Le beau ? Mais qu’est-ce que le beau ? C’est là une question très complexe, très abstruse, très difficile, et sur laquelle on écrirait des volumes sans en être beaucoup plus avancé. Sucette question n’est pas déjà fort claire lorsqu’il s’agit du beau littéraire, elle l’est encore moins lorsqu’il s’agit du beau plastique. Pourtant ce ne sont pas les définitions qui manquent.

Le beau existe-t-il en lui-même ou relativement ? Une fleur est-elle belle par sa virtualité propre ou seulement parce qu’elle nous paraît ainsi ? La qualité esthétique des choses, au point de vue du beau, est, selon Kant, toute subjective, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas réellement belles, mais qu’elles nous apparaissent belles en vertu des lois de notre esprit. Certes, c’est une noble et grande idée que celle qui fait résulter le beau de la conformité des intelligences humaines et lui assure un caractère universel, immuable ; mais un principe ainsi posé ne conduit-il pas à nier la réalité, quand on la voit réduite à de simples apparences ? Cet idéalisme effréné ne supprime-t-il pas trop décidément le monde matériel ? Autre question : Le beau de l’art est-il le beau de la nature ? Ce chêne fait-il aussi bien dans la forêt que dans le tableau ? Souvent il fait mieux dans le tableau, car dans la forêt on ne le remarque guère ; ce n’est pas tout pourtant : voici un chêne superbe, vigoureux, puissamment feuillu, digne de Dodone et des bois druidiques ; en voilà un autre au tronc contrefait et crevassé, à la tête découronnée par la foudre, aux branches rompues et semblables à des moignons, un chêne ragot, comme dit M. Töpffer ; eh bien ! s’il est reproduit par un pinceau habile, il sera préféré au premier par plus d’un amateur. Cependant la beauté d’un chêne est-elle d’être déjeté, fendu, plein de coudes et de rugosités difformes, à moitié chauve ou coiffé d’un feuillage lacéré et roussi ? Certes, rien n’est plus éloigné de l’idée d’un bel arbre que de semblables traits : le peintre, par un dessin énergique, un style farouche, une touche âpre, fera exprimer à cette bûche contournée des pensées de vieillesse, de majesté, de solitude et de mélancolie. S’il veut effrayer, il saura donner au tronc un vague profil humain, une attitude de fantôme ; avec tous les élémens de la difformité, il arrivera au beau par le pittoresque et le caractère. C’est ainsi que d’affreuses peintures de l’Espagnolet, représentant des martyrs éventrés ou des gueux en haillons, sont aussi belles et plus belles que des toiles du Guide ou de l’Albane, oui la mythologie rit en sujets gracieux, et où l’on ne voit que femmes de neige dans des prés d’émeraude, qu’amours roses dans des ciels d’outremer ; c’est ainsi que des vers de Virgile, décrivant une épizootie et la mort d’un taureau qui vomit des flots de sang noir mêlés de sanie et d’écume, ont toute la beauté que l’art réclame, et valent la fraîche et verdoyante poésie de Tempé ou de Galatée s’enfuyant vers les saules.

Ceci nous conduit tout droit à la fameuse formule de l’art pour l’art que M. Töpffer n’a nullement entendue et qu’il déclare absurde. « L’art pour l’art, s’écrie-t-il tout-à-fait indigné, c’est comme si l’on disait : La forme pour la forme, le moyen pour le moyen. » Dans cette doctrine bien comprise, tous sujets sont indifférens et ne valent que par l’idéal, le sentiment et le style que chaque artiste y apporte. Lorsque plus loin M. Töpffer loue Shakespeare et Molière d’être à la fois objectifs et subjectifs et de marcher librement à la recherche esthétique du beau, tout en blâmant Voltaire de faire servir sa poésie à ses projets et à ses plans particuliers, il ne s’aperçoit pas qu’il fait l’éloge de la doctrine qu’il déclare insensée. L’art pour l’art signifie, pour les adeptes, un travail dégagé de toute préoccupation autre que celle du beau en lui-même. Quand Shakespeare écrit Othello, il n’a d’autre but que de montrer l’homme en proie à la jalousie ; quand Voltaire fait Mahomet, outre l’intention de dessiner la figure du prophète, il a celle de démontrer en général les inconvéniens du fanatisme et en particulier les vices des prêtres catholiques ou chrétiens de son temps : sa tragédie souffre de l’introduction de cet élément hétérogène, et, pour atteindre l’effet philosophique, il manque l’effet esthétique du beau absolu. Quoique Othello ne sape pas le moindre petit préjugé, il s’élève de cent coudées au-dessus du Mahomet, malgré les tirades encyclopédiques de celui-ci.

Le programme de l’école moderne, que M. Töpffer attaque en plusieurs rencontres au point de vue étroit de Genève, est de rechercher la beauté pour elle-même avec une impartialité complète, un désintéressement parfait, sans demander le succès à des allusions ou à des tendances étrangères au sujet traité, et nous croyons que c’est là assurément la manière la plus élevée et la plus philosophique d’envisager l’art.

La grande erreur des adversaires de la doctrine de l’art pour l’art et de M. Töpffer en particulier, c’est de croire que la forme peut être indépendante de l’idée ; la forme ne peut se produire sans idée, et l’idée sans forme. L’ame a besoin du corps, le corps a besoin de l’ame ; un squelette est aussi laid qu’un monceau de chair qu’une armature ne soutient pas. La comparaison de M. Töpffer d’un beau vase bien ciselé, qui ne contient qu’une liqueur médiocre, n’est pas heureuse. Une buire d’argent de Benvenuto Cellini, où des anges sortent du calice des lotus et s’embrassent à l’ombre de leurs ailes dans les enroulemens des anses, ne contînt-elle que du vin de Surêne ou d’Argenteuil, vaut mieux qu’une bouteille de verre à long goulot et à long bouchon remplie de vin de Bordeaux, grand Lafitte et retour de l’Inde. L’on sera de cet avis, à moins d’être un sommelier ou un gourmet dégustateur. Les formes de l’art ne sont pas des papillotes destinées à envelopper des dragées plus ou moins amères de morale et de philosophie, et leur chercher une utilité autre que la beauté, c’est montrer un esprit fermé à tous les souffles supérieurs et incapable de vues générales. M. Töpffer lui-même désavoue de semblables tendances, qui amèneraient à mettre au-dessus de tout les quatrains de Pibrac et les sentences du conseiller Matthieu.

Est-ce à dire pour cela que l’art doive se renfermer dans un indifférentisme de parti pris, dans un détachement glacial de toute chose vivace et contemporaine pour n’admirer, Narcisse idéal, que sa propre réflexion dans l’eau et devenir amoureux de lui-même ? Non, un artiste avant tout est un homme ; il peut refléter dans son œuvre, soit qu’il les partage, soit qu’il les repousse, les amours, les haines, les passions, les croyances et les préjugés de son temps, à la condition que l’art sacré sera toujours pour lui le but et non le moyen. Ce qui a été exécuté dans une autre intention que de satisfaire aux éternelles lois du beau ne saurait avoir de valeur dans l’avenir. La besogne faite, l’on jette l’outil de côté. Piocher n’est pas sculpter, et s’il peut être utile à un certain moment de renverser un mur, de creuser une mine, le mur tombé, la mine ayant fait explosion, l’habileté et le courage de l’ouvrier loués comme il convient, il ne reste rien de tout ce labeur. Que les artistes se gardent donc bien de s’atteler au service d’une école de philosophie ou d’une coterie politique, qu’ils laissent les fourgons chargés de théories embourbés dans leurs profondes ornières, et croient avoir fait autant pour le perfectionnement de l’humanité que tous les utilitaires par une strophe harmonieuse, un noble type de tête, un torse aux lignes pures où se révèlent la recherche et le désir du beau éternel et général. Les vers d’Homère, les statues de Phidias, les peintures de Raphaël, ont plus élevé l’ame que tous les traités des moralistes. Ils ont fait concevoir l’idéal à des gens qui d’eux-mêmes ne l’auraient jamais soupçonné et introduit cet élément divin dans des esprits jusque-là matériels.

L’art pour l’art veut dire non pas la forme pour la forme, mais bien la forme pour le beau, abstraction faite de toute idée étrangère, de tout détournement au profit d’une doctrine quelconque, de toute utilité directe. Aucun maître ou disciple de l’école moderne n’a entendu autrement cette formule devenue célèbre par des polémiques sans intelligence et sans bonne foi. Puisque nous en sommes à chercher chicane à M. Töpffer, reprochons-lui des attaques de mauvais goût contre un des plus grands poètes de notre temps, dont les vers sont dans toutes les mémoires et sur toutes les lèvres. Ces tons de pédagogue vont fort mal à l’esprit fin et délicat capable d’écrire les Nouvelles genevoises ; ces critiques arriérées ont quelque chose de provincial et de suranné qui fait tache dans un livre aussi remarquable.

Revenons maintenant aux définitions du beau. Voici celle que donne M. Töpffer : « Le beau de l’art procède absolument et uniquement de la pensée humaine affranchie de toute autre servitude que celle de se manifester par la représentation des objets naturels. » - Cette proposition est suivie d’une autre ainsi conçue : « Dans l’art en général et dans la peinture en particulier, les signes de représentation qu’on emploie sont conventionnels à un haut degré, puisque, quand ils ne devraient varier qu’avec les objets naturels dont ils sont la représentation, ils varient au contraire perpétuellement avec les époques, avec les nations, avec les écoles, avec les individus. »

Nous ne sommes pas tout-à-fait de l’avis de M. Töpffer relativement aux variations et aux changemens de ce qu’il nomme les signes conventionnels de la peinture, et qui dès-lors cesseraient d’être représentatifs des objets naturels, qui sont toujours les mêmes : ces différences d’époque, de nation, d’école, d’individu, ont leur raison d’être dans la nature. Le peu de rapports qui existe entre un Teniers et un Léonard de Vinci, entre un Phidias et un Puget, entre un Boucher et un Géricault, ne vient pas de la variation capricieuse du signe conventionnel, mais de la dissemblance des types modifiés par le climat, le temps, le costume, les mœurs, et surtout par la manière de voir, et le style de l’artiste : plus l’imitation même interprétée sera fidèle, plus la diversité sera grande. La Grecque du temps de Phidias dans sa tunique de marbre aux petits plis froissés, la Joconde, ce mystérieux sourire épanoui dans un nuage de demi-teintes, le paysan à forme de magot qui lutine la servante d’un cabaret, la bergère fardée et mouchetée de la régence qui conduit son agneau poudré à blanc, ne sont nullement des caprices, mais bien des représentations exactes de types contemporains. Nous ne saurions admettre non plus que le beau vienne uniquement de la pensée de l’artiste ; l’idéal n’est pas toujours préconçu. Souvent la rencontre d’un type noble, gracieux ou rare, éveille son imagination et suscite des œuvres qui, sans cet événement fortuit, ne seraient pas nées. Un grand nombre de peintres et de sculpteurs reçoivent de l’extérieur l’impression du beau, et procèdent du matériel à l’idéal : ce ne sont donc pas des formes qu’ils empruntent à la nature pour en revêtir la conception à priori qu’ils ont eue du beau ; l’opération, avec eux, est toute contraire : ils prennent à posteriori dans leur esprit un souffle pour faire vivre les types observés et choisis. Au lieu de donner une forme à l’idéal, ils donnent un idéal à la forme ; ce n’est plus l’ame qui prend un corps, c’est le corps qui prend une ame : ce dernier procédé paraît même le plus simple. Le Titan qui souffrit sur les croix du Caucase les douleurs du Calvaire, quand il eut modelé sa statue d’argile, ravit la flamme du ciel, et appliqua une torche au flanc muet du fantôme pétri par ses mains.

La fantaisie du cerveau humain, que l’on croirait immense, est cependant très bornée, car il est impossible d’imaginer une forme en dehors des choses créées. Les chimères les plus monstrueuses sont réelles, leur étrangeté apparente ne provient que de la réunion de parties vraies séparément. Le lion, la chèvre et le serpent ont chacun un membre à réclamer dans la bête hideuse tuée par Bellérophon. Les mégalonix, les icthyosaures, les ptérodactyles, les mammouths, les paloeontheriums, dans la création anté-diluvienne, et, dans une époque plus récente, la zoologie bizarre de la Nouvelle-Hollande, sans compter le monde fourmillant révélé par le microscope à gaz, ont justifié d’avance tous les caprices du crayon et du ciseau. Les griffons, les hydres, les dragons, les harpies, les méduses, les sirènes, les tritons, sont revendiqués par l’histoire naturelle. Dans le champ de l’ornementation, qui semble sans limites, la végétation, avec ses feuillages, ses calices, ses branches, ses brindilles, fournit les motifs de tous les rinceaux, de tous les enroulemens, de tous les ramages. Une fleur de l’Amérique ou de l’Inde se charge bientôt de démontrer au dessinateur, qui croyait avoir inventé une fleur fabuleuse, qu’il n’est qu’un plagiaire ou qu’un copiste. Les Sarrasins eux-mêmes, qui ont cherché le principe de leurs arabesques dans l’enlacement et la complication des lignes, ne sont pas sortis des décompositions du cercle, du triangle, du carré, et des autres figures mathématiques. Ces lacs prodigieux qui serpentent sur les murs de l’Alhambra, ces stalactites qui pendent des voûtes de la salle des Abencerrages et des Deux-Soeurs, n’ont pas une forme dont ne puisse rendre compte la trigonométrie ou la cristallographie. Dans la fabrique des vases, dont les lignes sembleraient toutes d’invention, les types sont fournis par la courge, l’oeuf vidé, le calice des fleurs et aussi par les nécessités du contenu. — Jamais artiste, si grand qu’il fût, n’a imaginé une forme, et, quand on veut rendre des sujets abstraits comme Dieu, les esprits célestes, on est obligé d’en revenir aux types humains, l’invention d’une figure autre que celle-là étant impossible.

Cette impuissance de rien créer en dehors de ce qui est nécessite, pour la manifestation du beau, l’emploi des formes naturelles. Bien que l’idéal ou le sentiment de la perfection soit inné chez lui, il faut que l’artiste cherche son alphabet dans le monde visible, qui lui fournit ses signes conventionnels, suivant l’expression de M. Töpffer ; mais, si l’idée du beau préexiste en nous, préexiste-t-elle chez un aveugle-né, par exemple ? Quelle image peut se faire du beau de l’art un pensionnaire des Quinze-Vingts ? Par le tact, il peut arriver à une certaine conscience des contours et des saillies ; mais cette notion confuse et partielle est insuffisante pour apprécier même la sculpture, le plus matériel des arts dans son expression. Juger le mérite et la beauté d’une statue à l’aide d’un toucher nécessairement successif serait peut-être possible à un artiste qui aurait perdu les yeux, son éducation faite ; un aveugle de naissance n’y parviendra jamais. Il faut donc admettre que l’idée du beau n’est pas aussi absolument subjective que l’affirme Kant, et qu’elle n’est pas toujours une opinion, mais très souvent une impression. En fermant une des fenêtres qui mettent l’ame en communication avec le monde extérieur, vous rendez obscures celles de ses facultés qui y répondent, et vous annihilez les notions qu’on aurait pu croire innées. Sans doute, on objectera qu’elles subsistent à l’état latent et qu’elles ne semblent anéanties que faute de moyens de se formuler ; mais ceci touche à des questions d’une telle difficulté, à savoir la mutilation qu’opère sur l’ame l’absence d’un sens, que ce n’est pas le lieu de les discuter ici. Revenons à nos définitions du beau.

Suivant Mendelsohn, « son essence est l’unité dans la variété. » Cette formule est incomplète ; le beau existe au-dessus et en dehors des conditions d’unité et de variété. Une œuvre réunit souvent ces deux qualités sans être belle : l’Apollon du Belvédère n’est pas varié, la Transfiguration de Raphaël n’est pas une, et ce sont deux morceaux admirables. Des poèmes et des tableaux très médiocres satisfont quelquefois aux conditions exigées par Mendelsohn sans en valoir mieux pour cela.

Winkelmann prétend que « le beau est une chose dont il est plus facile de dire ce qu’elle n’est pas que de dire ce qu’elle est. » C’est là un aphorisme prudent et d’une vérité incontestable, trop incontestable peut-être, et qui n’avance guère la question. Il en donne ailleurs une autre définition, qui ne nous paraît pas plus satisfaisante : « L’unité et la simplicité, dit-il, sont les véritables sources de la beauté. » Nous accordons que l’unité est, en effet, une des qualités essentielles du beau ; mais que faut-il entendre par simplicité ? Le contraire du riche, du varié, de l’orné, du complexe, et, par extension, du recherché, de l’affecté ? Cependant le riche, l’orné, le complexe, sont des élémens du beau, et, si la formule s’applique assez exactement à l’art antique, dont Winkelmann se préoccupait trop, elle est fautive relativement à la peinture, à la poésie et surtout à la musique modernes, dont beaucoup de chefs-d’œuvre sont compliqués et splendides. À ce point de vue, que deviendraient Rubens, Michel-Ange, Shakespeare et Beethoven, qui assurément ne sont pas simples ? Si, par simplicité, il faut entendre le don d’être naturel, beaucoup de gens ont cette qualité dans une organisation médiocre, et alors ils sont naturellement plats, voilà tout.

Mengs, l’ami de Winkelmann, définit le beau « une perfection visible, image imparfaite de la perfection suprême. » Tieck et Wackenroeder énoncent cette idée-ci, que « le beau est un seul et unique rayon de la clarté céleste, mais qu’en passant à travers le prisme de l’imagination chez les peuples des différentes zones, il se décompose en mille couleurs, en mille nuances. » Tout cela veut dire, en termes plus ou moins clairs, d’après la formule émise par Winkelmann et bien d’autres avant lui, que la beauté suprême réside en Dieu, ou, pour nous exprimer avec plus de rigueur philosophique, que le beau, dans son essence absolue, c’est Dieu.

D’après Burke, le beau serait la qualité ou les qualités des corps par lesquelles ils produisent l’amour ou une passion semblable. Selon le Hollandais Hemsterhuis, l’ame juge le beau ce dont elle peut se faire une idée dans le plus court espace de temps. La première de ces définitions rétrécit l’idée du beau à celle des corps et même uniquement aux corps qui inspirent de l’amour : malgré tout le mérite de Burke, elle n’est réellement pas discutable. Quant à celle d’Hemsterhuis, elle est du grotesque le plus réjouissant. À ce compte, un pavé ou une ligne de gazette vaudraient mieux que le Parthénon ou l’Iliade, car l’ame doit s’en faire une idée dans un espace de temps beaucoup plus court.

Dans son essai, le P. André dit : « Le beau, quel qu’il soit, a toujours pour fondement l’ordre et pour essence l’unité. » Cette définition est incomplète, quoique judicieuse et plausible en apparence, car le beau éclate souvent où l’ordre est violé et manque dans des œuvres parfaitement régulières. S’il faut en croire Diderot, la notion du rapport constitue la beauté. Nous n’en croirons pas Diderot, car la notion du rapport existe entre une foule de choses indifférentes, désagréables ou même décidément affreuses. Marmontel proclame que les trois qualités distinctives du beau sont la force, la richesse et l’intelligence. A quoi M. Töpffer répond, avec beaucoup de raison, que, dans la nature comme dans l’art, le beau se rencontre fréquemment sans la force, et la richesse sans le beau, tandis que l’intelligence a tout autant son rôle dans l’utile, dans le juste, dans le bon, dans le mauvais même, que dans le beau.

Platon, dans son dialogue du grand Hippias, établit « que le beau ne doit être cherché dans rien de particulier, dans rien de relatif ; que tel ou tel objet peut être beau, mais qu’il ne l’est pas par lui-même, et qu’il existe au-delà des choses individuelles un beau absolu qui fait leur beauté. » « Qu’on y pense, dit M. Cousin en commentant ce dialogue, c’est l’idée seule du beau qui fait que toute chose est belle. Ce n’est pas tel ou tel arrangement des parties, tel ou tel accord de formes, qui rend beau ce qui l’est ; car, indépendamment de tout arrangement, de toute composition, chaque partie, chaque forme pouvait déjà être belle encore, la disposition générale étant changée. La beauté se déclare par l’impossibilité immédiate où nous sommes de ne pas la trouver telle, c’est-à-dire de ne pas être frappés de l’idée du beau qui s’y rencontre. On ne peut donner une autre explication de l’idée du beau. »

Arrêtons là cette liste de définitions déjà trop longue, et résumons-nous. Le beau dans son essence absolue, c’est Dieu. Il est aussi impossible de le chercher hors de la sphère divine, qu’il est impossible de trouver hors de cette sphère le vrai et le bon absolus. Le beau n’appartient donc pas à l’ordre sensible, mais à l’ordre spirituel. Il est invariable, car il est absolu, et cela seul peut varier qui est relatif. Descendu de ces hautes régions dans le monde sensible, le beau, non pas en lui-même, mais dans ses manifestations, est soumis aux influences extérieures. Les mœurs, les habitudes, les modes, la corruption, la barbarie, peuvent en troubler la potion. Le temple croule quelquefois ; mais, en déblayant les ruines, on trouvera toujours sous les décombres le dieu de marbre immobile et serein.

Tout cela ne veut pas dire qu’il faille négliger les moyens, les procédés, l’habileté matérielle, l’exactitude physique ; les manifestations du beau caché doivent se soumettre à la règle des formes sensibles seulement que l’artiste à travers les peintures de la vie ou du monde matériel poursuive son rêve idéal, pense au ciel en peignant la terre, et à Dieu en peignant l’homme ; sans quoi ses ouvrages, quelque curieuse qu’en soit l’exécution, n’auront pas ce caractère général, éternel, immuable, qui donne la consécration aux chefs-d’œuvre : il leur manquera la vie.

Le défaut du livre de M. Töpffer, c’est d’être à la fois trop grave et trop frivole : trop grave, si c’est une fantaisie à la manière du Voyage sentimental ou du Voyage autour de ma chambre ; trop frivole, si c’est un traité sérieux où la question du beau soit considérée d’une façon purement esthétique. Dans le premier volume, la part du caprice, de l’humour et des digressions à la manière de Sterne, est beaucoup plus large que dans le second volume, où la philosophie domine presque exclusivement. De l’encre de Chine, il n’en est plus fait mention. On renvoie le baudet à l’écurie après les utiles services qu’il a rendus. Nous avouons que son absence se fait désagréablement sentir. Cet âne, avec sa mine honnête et pacifique, son œil rêveur, ses oreilles inquiètes et son pelage « rousset, » intervenait à propos entre deux chapitres par trop ardus. L’auteur sent lui-même ce vide, et, pour le remplir, il va, dans un des plus jolis paragraphes de son livre, causer sur le haut d’une colline avec deux hommes qui équarrissent une poutre et dont on voit du pied du coteau se dessiner la silhouette sur le ciel. Leurs coups frappés en cadence font tomber les copeaux sur un rhythme que l’oreille écoute non sans charme. Une femme leur apporte leur modeste repas, et l’auteur, assis sur une des poutres, tout en devisant avec eux, regarde les bruines que le vent fait courir sur les bois, le pâle rayon qui éclaire les cimes dorées, et au fond, dans la plaine sombre, les roseaux jaunissans et les claques d’eau miroitantes du marécage. Ce petit tableau est tracé de main de maître, et, pour notre part, nous le préférons à bien des chapitres d’esthétique. En quelques touches, le peintre fait deviner les lointains, indique les espaces intermédiaires, et accuse les premiers plans avec force et relief. Un rayon de soleil glisse à travers les nuages, dont les flancs déchirés laissent tomber des hachures de pluie, comme les flèches d’un carquois qui se renverse sur les bois qui moutonnent à l’horizon. Quels jolis tons saumon-clair ont les poutres travaillées fraîchement, et comme cette nuance chaude et vivace, qui ressemble à de la chair, fait valoir les gris de perle du ciel et les vapeurs bleutées des fonds ! Enfin le soir vient, le brouillard développe ses ouates, et l’on entend sur l’âpre chemin de la colline grincer l’essieu du chariot estompé par la brume.

Ce n’est rien, et c’est charmant. La lumière glisse, le vent soupire, la forêt palpite ; l’activité humaine, symbolisée par les bûcherons et le charretier, anime le paysage, qui prend, d’un premier frisson d’automne, une mélancolie émouvante. Nous aimons aussi beaucoup les pages où l’auteur, se surprenant à vieillir, tourne au triste d’abord et ensuite à l’amer. — Né avec ce siècle, l’auteur en a la date pour âge, et ce chiffre qui grossit lui rappelle plus cruellement qu’à un autre le déclin de son existence. Il marche avec un compagnon qui lui survivra, et qui sera jeune encore lorsque lui, son jumeau, s’abritera, vieillard frileux, le long de quelque muraille exposée au soleil, ou s’affaissera, dépouille oubliée, sous d’épais draps de terre brune, au milieu des grandes herbes et des orties de l’abandon. Il commence à s’occuper des cyprès qui dépassent le mur d’enceinte du cimetière ; toujours il les retrouve au bout de sa promenade, ces arbres funèbres qui n’attiraient pas son attention autrefois, et que ne remarque pas la jeunesse qu’enivre la fête de la vie et de l’amour.

Nous avons éprouvé, il y a sept ans, un sentiment semblable à Grenade, la ville des califes, la perle des Espagnes, sous l’enchantement du ciel d’Andalousie. Au-dessus de l’Alhambra, la forteresse rouge, s’élèvent dans l’azur implacable deux cyprès dont la vue vous poursuit sans relâche. On les aperçoit du Généralife, de la Silla del Moro, de l’Albaycin, du monte Sagrado, de la sierra d’Elvire, du Soupir du More, de la sierra Nevada. Lorsqu’on redescend du Mulhacen, la première chose qui accroche l’œil, dans la dentelure de la ville couchée sur les croupes de l’Antequerula, ce sont ces deux noirs soupirs de feuillage tristes comme une pensée de mort au milieu de l’allégresse générale, seule teinte sombre dans cet éblouissement d’or, d’argent, d’azur et de rose. Je les voyais, de la terrasse de la maison que j’habitais, si crûment dessinés sur un fond de lumière aveuglante, qu’il me semblait les toucher de la main ; ces memento mori, ces avertisseurs sépulcraux, étaient devenus mon cauchemar, et cependant quelle terre plus douce et plus parfumée eût-on trouvée pour dormir le grand sommeil à l’ombre des myrtes et des lauriers-roses ! — Il est vrai qu’en Espagne on met les morts dans des niches percées au flanc d’une muraille, comme les trous d’un colombier, et que, si j’étais mort là-bas, on m’eût enfourné comme les autres au lieu de confier mes restes à ce sol d’aromates et de poudre d’or. Mais je fais comme M. Töpffer, je tourne au triste ; prenons garde à l’amer, et reposons-nous plutôt dans cette jolie description qu’il trace de la maison paternelle, rustique habitation de paysan, agrandie successivement et embellie d’un peu d’art et de comfort. L’hiver est venu, les flocons de neige tombent assez pressés pour dérober à demi sous leur réseau blanc les grands arbres voisins, les petits oiseaux affamés et transis voltigent en piaillant autour de la haie, un passant paraît au coin du chemin, un chariot rampe le long de la côte. Le vent souffle dans les corridors comme dans des tuyaux d’orgue. Quel plaisir d’être là dans une chambrette bien close, sur un bon fauteuil, près d’un feu bien flambant, laissant errer un regard distrait sur ces correctes gravures de Woolet et ces capricieuses eaux fortes d’Hermann Van Veld, feuilletant quelques pages d’un livre choisi, écrivant quelques lignes interrompues souvent par la pensée ou le rêve, et puis, quand les reflets rougissans de l’âtre indiquent l’arrivée du soir, de se lever et d’aller prendre place à sa table où fume le patriarcal potage au milieu du cercle joyeux de la famille ! Cependant l’hiver est passé, allons faire un tour dans ce verger, un peu âpre, un peu sauvage, attenant à la maison ; à cause de l’élévation de la zone, il n’y pousse que des pommiers, des cerisiers ; la rose n’y vient qu’à l’état d’églantier ; mais, à deux pas, le sapin se groupe en forêts majestueuses, et là-bas, où les prairies s’abaissent, la Mantua roule ses eaux rapides et glacées. Les cimes des Alpes ferment l’horizon de leur couronne d’argent, et scintillent encore long-temps après que l’ombre baigne les lieux inférieurs.

Ces simples esquisses réveillent l’idée du beau mieux que de froids raisonnemens : combien de dissertations esthétiques n’ont servi qu’à ennuyer les gens du monde, ou à faire briller la souplesse de quelques rhéteurs ! Dans le rapport didactique, de pareilles subtilités n’ont trop souvent aucune importance. Les grands artistes s’en sont médiocrement occupés, et l’on peut dire qu’ils y étaient tout-à-fait étrangers aux plus glorieuses époques de l’art. Nous croyons même l’étude de ces mystérieuses genèses de la pensée plus nuisible encore qu’utile aux poètes, aux peintres, aux sculpteurs et aux musiciens. L’inspiration a sa pudeur, elle ne descend pas si un œil trop curieux l’épie ; abandonnons l’embryologie psychique aux philosophes, ces anatomistes de l’ame ; livrons-nous à l’amour, à l’admiration, à l’enthousiasme, au travail et au loisir, à la pensée et au rêve, à toutes les ivresses de l’intelligence, à tous les épanouissemens de la vie ; étincelons comme des flots, vibrons comme des lyres ; soyons traversés, comme des prismes, par les rayons des soleils et les effluves des univers ! Laissons les verbes parler avec nos lèvres ; confions-nous à l’inconnu qui tenait le plectrum d’Homère, le ciseau de Phidias et le pinceau d’Apelles, au visiteur qui vient à l’heure propice et fait soudain resplendir le poème, la statue, le tableau, par un mot, une ligne, une teinte dont nous défions bien les plus subtils analyseurs de se rendre compte, et, s’il nous faut à toute force une définition du beau, acceptons celle de Platon : « Le beau est la splendeur du vrai ! »


THEOPHILE GAUTIER.

  1. Deux volumes in-18, chez Dubochet, rue Richelieu.