Du cartésianisme et de l’éclectisme

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DU CARTÉSIANISME
ET
DE L’ÉCLECTISME.

i. — Le Cartésianisme ou la Véritable Rénovation des Sciences,
PAR M. BORDAS-DEMOULIN.
II. — Histoire et Critique de la Révolution Cartésienne,
PAR M. FRANCISQUE BOULLIER.
OUVRAGES COURONNÉS PAR L’INSTITUT.

Le moment est critique pour la philosophie européenne. Elle trouve des obstacles et des inimitiés dans les dispositions les plus contradictoires. Les langueurs et les dédains d’une sceptique indifférence ne lui sont pas moins hostiles que l’orgueil de l’industrialisme. De l’autre côté du Rhin, l’entraînement de beaucoup d’esprits vers le mysticisme, en France l’ambition et l’intolérance de l’église, suscitent à la philosophie beaucoup d’écueils et d’embarras. Ce que des écoles triomphantes croyaient avoir résolu est remis en question : on s’évertue sur les mêmes problèmes que semblaient avoir remués nos devanciers d’une manière efficace. On dirait que la vérité, comme une autre Eurydice, nous a été ravie, et qu’il faille prononcer au sujet des fatigues de l’esprit humain le mot du poète sur la descente d’Orphée aux enfers :

Ibi omnis
Effusus labor
.

En est-il ainsi ? La pensée spéculative s’agite-t-elle dans une impuissance toujours nouvelle et toujours irréparable ? Non, car de la comparaison des systèmes de la philosophie antique avec ceux de la philosophie moderne, il ressort que, si dans l’antiquité l’individualité des penseurs était plus forte, dans les temps modernes les résultats de la pensée sont meilleurs. Les philosophes contemporains du polythéisme eurent à déployer plus de vigueur et d’originalité que les philosophes modernes : l’initiative leur échut en partage. Se figure-t-on quels plaisirs d’intelligence dut goûter Anaxagore lorsque, s’inspirant de ses propres méditations et de certains pressentimens qu’eurent avant lui quelques-uns, il posa nettement ce principe, que l’esprit est la force motrice des choses ! Voilà, au milieu de la pluralité des dieux, l’unité de l’esprit érigée en souveraine maîtresse : à ce culte, Anaxagore convie Périclès, le chef de la république, le poète Euripide, qui a l’audace de mettre dans la bouche de sa muse tragique quelques-uns des secrets de la philosophie, et Archélaüs le physicien, qui, un des premiers en face du monde visible, parla de l’infini. Ainsi la politique, la poésie, la science de la nature, trouvaient leur point d’appui dans une grande et neuve métaphysique.

La rapidité avec laquelle l’esprit grec parcourut toutes les questions philosophiques est merveilleuse. Déjà tout avait été agité quand vinrent Aristote et Platon. Avant eux, d’immenses travaux avaient été accomplis avec cette prompte vigueur qu’a toujours l’humanité dans les époques primesautières. Les opinions de Cratyle et d’Héraclite, les traditions de Pythagore, les enseignemens de Socrate, fournirent à Platon les élémens d’une philosophie qui garda son nom parce qu’il y mit l’empreinte d’une imagination divine. Avec Aristote, la critique domina partout, dans la politique, dans la littérature, dans l’histoire de la philosophie, dans l’étude de la nature, enfin dans la science même des principes constitutifs de l’esprit humain. Avançons encore, et dans Zénon de Cittium, dans son école, dans l’illustre série des stoïques depuis Chrysippe jusqu’à Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle, nous trouvons un enseignement encyclopédique où toutes les notions physiques et morales découlent d’un panthéisme idéaliste qui identifiait la vertu et la science. Cependant, quelque temps avant l’apparition de Zénon, Épicure s’était mis à la recherche du bonheur et de l’utile. Nous n’aurons garde de nous compromettre ici par l’éloge d’Épicure, dont se sont chargés d’ailleurs Gassendi, Molière et Bentham.

Que restait-il aux modernes, après d’aussi abondantes moissons dans le champ des idées ? Il faut rendre cette justice au génie moderne, qu’il a débuté par l’admiration des anciens. La révolte n’est venue qu’après l’enthousiasme. C’est à ces deux dispositions contradictoires que les modernes doivent leurs progrès.

Ils doivent aux anciens la connaissance des nombreux écueils où ceux-ci, en dépit de leur vigueur, ont fait naufrage, et la possibilité de poser les questions les plus difficiles d’une façon plus claire. Cette position plus avancée des problèmes n’en est pas encore la solution, mais elle y achemine les esprits. Voilà ces résultats meilleurs dont nous parlions : quant à l’originalité individuelle, il serait insensé d’en disputer la palme aux anciens. En effet, il a été donné à la Grèce d’identifier son génie avec la philosophie même de l’esprit humain, et de rester dans l’histoire l’immortelle patrie des idées.

En veut-on une preuve actuelle et flagrante ? De l’autre côté du Rhin, le plus grand évènement philosophique est le débat entre M. Schelling et l’école de Hegel. Or, dans ce débat, c’est l’esprit de Platon et l’esprit d’Aristote qui luttent ensemble. Platon s’est toujours proposé de rattacher ses opinions et ses principes aux croyances religieuses, aux traditions sacrées les plus antiques et les plus profondes. Il accepte ces croyances et ces traditions comme des faits supérieurs aux spéculations de l’esprit, et avec lesquels la raison humaine est heureuse de se trouver d’accord. Schelling est aujourd’hui dans les mêmes voies : lui aussi travaille à la concordance de son système avec les traditions et les croyances religieuses, et il incline à reconnaître dans la révélation chrétienne un fait primitif, fondamental et souverain, qu’il faut maintenir au-dessus de toute discussion. Après Platon, Aristote, tout en déclarant que l’ami de la philosophie est aussi celui des mythes, a élevé au-dessus de tous les faits une philosophie première, science des premiers principes, science de l’être, science de l’intelligence et de l’intelligible tout à la fois. Avec le système d’Aristote, tous les faits, quels qu’ils soient, trouvent leur explication dans l’entendement, puissance passive qui prend toutes les formes, reçoit toutes les idées, et ils trouvent leur raison dans l’intelligence absolue, activité créatrice qui pousse l’action jusqu’à la pensée de la pensée. Hegel a de nos jours reproduit cette doctrine avec une admirable énergie, et son école, qui professe pour la théodicée du christianisme un respect intelligent, a l’ambition d’en donner une profonde et philosophique explication. Ainsi donc, devant l’Évangile comme en face de la mythologie grecque, c’est encore le génie de Platon et celui d’Aristote qui se font la guerre, parce que la nature des choses ne change pas, parce que le fond du débat est toujours le même entre les élans de l’imagination et de la foi et les exigences absolues de la science et de la pensée.

Plus âgé que Parménide lorsque celui-ci vint à Athènes pour les grandes panathénées, Schelling, qui, à soixante-dix ans, professe aujourd’hui la philosophie à Berlin, n’a pas craint d’exposer sa vieillesse aux contradictions les plus ardentes. Peut-être toutefois, quand il se détermina à quitter Munich pour la capitale de la Prusse, ne se faisait-il pas une assez juste idée de toutes les inimitiés philosophiques qui l’attendaient. Quand il arriva, il fut reçu comme il devait l’être, et ses adversaires eurent le bon goût et l’habileté de garder un silence profond. Il put annoncer sans opposition aucune qu’il venait sur un théâtre nouveau rendre à la philosophie de plus importans services qu’il n’avait fait jusqu’à présent[1]. On prit note de cette grande promesse, et on écouta. Peu à peu, la foule d’élite qui s’était pressée au cours du doyen de la philosophie européenne s’éclaircit : on s’apercevait que les nouveautés promises ne venaient pas. Les disciples de Hegel se regardaient avec une satisfaction qui consentit quelque temps encore à rester silencieuse. Cependant toutes les paroles qui tombaient de la bouche de Schelling étaient recueillies avec soin. Enfin les attaques commencèrent. Au milieu de l’été de 1842, un professeur de l’université de Berlin, M. Michelet, hégélien érudit, ouvrit un cours sur les derniers développemens de la philosophie allemande ; c’était pour faire l’histoire de la lutte entre Schelling et l’école de Hegel, et cela se passait à quelques pas de la salle où professait Schelling. Noble exemple de la liberté académique. Dans les premiers mois de cette année, M. Michelet a livré ce cours à la publicité[2]. La polémique contre Schelling en est l’intérêt principal. C’est aux premiers écrits de son illustre adversaire que M. Michelet demande ses plus puissans moyens de réfutation. Schelling, pour échapper au reproche d’avoir changé, prétend que sa philosophie actuelle est un développement ultérieur de son système. Il a débuté par une philosophie négative qui devait le conduire à une philosophie positive. L’erreur de Hegel, toujours suivant M. Schelling, serait d’avoir pris pour un résultat définitif ce qui n’était qu’une préparation. M. Michelet s’élève avec chaleur contre de semblables prétentions. « Je défendrai, dit-il, le système de Schelling contre lui-même ; ce système ne saurait être considéré comme une capricieuse création de jeunesse ; il appartient à l’histoire de la philosophie, à la nation allemande ; il est la base du développement scientifique qui fait notre vie[3]. » Le disciple de Hegel montre avec amertume Schelling sorti des grandes directions de la philosophie pour tomber dans un mysticisme confus, et ayant renoncé depuis long-temps à rien publier, parce qu’il ne s’entend plus avec lui-même. Il semble que, pour éclater contre Schelling, on n’attendait que le signal donné par un professeur même de l’université de Berlin. On vit alors s’élever à l’horizon comme un essaim de réfutations et de critiques dont nous ne saurions songer à donner une indication même sommaire[4]. Cependant il est impossible de passer sous silence la publication du docteur Paulus, qui a si fort affligé Schelling. Avec Paulus reparaît dans l’arène ce rationalisme intraitable qui fit à Heidelberg, il y a plus de vingt ans, une si rude guerre à Creuzer et à Gœrres. Alors c’était Henri Voss qui dénonçait à l’Allemagne le mysticisme de ceux qui écrivaient l’histoire des religions sous l’inspiration de la philosophie mise au monde par Schelling. Aujourd’hui le vieil ami de Voss reprend les armes, et cette fois c’est pour combattre Schelling lui-même. Paulus nous rend les volumineuses discussions du moyen-âge. Dans un énorme volume de huit cents pages, il suit la pensée de Schelling depuis les premiers débuts du successeur de Fichte ; il apprécie le premier caractère de sa philosophie, les variations de son système ; il insiste sur les magnifiques promesses par lesquelles Schelling a ouvert son cours de 1841 ; il expose les idées actuelles du professeur, il le cite in extenso ; enfin il poursuit les principes du rival de Hegel dans toutes leurs applications[5]. La polémique de Paulus est aussi virulente que diffuse, et elle va presque jusqu’à l’injure. Le vieux rationaliste de Heidelberg s’est proposé de prouver l’impuissance de Schelling à doter la philosophie de résultats nouveaux et bons, et il lui crie :

Quid tanto dignum feret hic promissor hiatu ?

Schelling ne répondra pas. Non-seulement il a résolu de s’abstenir de toute polémique, mais il est fort probable que ses livres dogmatiques tant annoncés ne paraîtront qu’après sa mort. En attendant, il y a ceci de bizarre, que le représentant le plus célèbre de la philosophie européenne est désavoué par les philosophes et revendiqué par les croyans et les mystiques. Il est à nous, disent de l’autre côté du Rhin les théologiens et les piétistes. Il a perdu le sens philosophique, répondent les disciples de Kant, de Fichte et de Hegel. On ne peut méconnaître que la singulière situation de Schelling ne soit un sujet de triomphe pour le mysticisme.

Mais nous n’avons pas le dessein de parler aujourd’hui de la philosophie allemande : c’est l’éclectisme français surtout, dans son application à l’histoire des systèmes, qui nous occupera ; nous considérerons notamment le cartésianisme.

Quand, du haut d’un système dans lequel on a foi, on considère l’histoire de la philosophie, on est frappé de l’unité rigoureuse qui la constitue et des lois nécessaires qui président à ses développemens. On comprend tout ce qu’il y a de providentiellement fatal dans la chaîne sacrée des conceptions humaines et dans l’apparition successive des grands philosophes, ces héros de la pensée. Nous sommes là dans le monde des idées, et le hasard n’y prévaut pas. C’est un plaisir vraiment rationnel de voir la pensée vivante de son temps, produite au jour par les travaux et par les révolutions du passé, les couronner comme une conclusion légitime et féconde. L’esprit philosophique n’était pas en France à cette hauteur, quand, il y a trente-deux ans, on s’y mit à s’enquérir un peu des systèmes qui ne concordaient pas avec l’école de Condillac. La philosophie écossaise fut le premier objet d’une curiosité encore timide. Elle était d’ailleurs dans une sorte de proportion avec les forces de ceux qui s’aventuraient en dehors des routes battues. L’essor philosophique ne s’élevait pas alors bien haut, et l’école écossaise fut considérée comme un abri commode entre les bas-fonds du sensualisme qu’on voulait quitter et les hauteurs du spiritualisme qui paraissaient encore inaccessibles On commença donc par se loger dans cet asile qui s’offrait à propos : peut-être seulement y fit-on un séjour trop long. Nous avons été toujours étonné qu’un esprit aussi énergique dans sa sobriété que celui de Jouffroy ait consenti si long-temps à s’effacer devant les écossais, qui, à coup sûr, ne lui étaient pas supérieurs. Quoiqu’il en soit, l’école d’Édimbourg fut la première pierre de l’éclectisme.

La seconde fut le kantisme. Cette fois, l’enseignement que nous demandions à la raison philosophique d’un autre peuple était vraiment substantiel. Jusqu’à quel point l’esprit humain a-t-il le droit d’être dogmatique ? Telle est la question fondamentale approfondie par Kant, et dont l’examen était opportun pour le génie français en quête d’un système. Dans le pays de Kant, on profita de ses Critiques sans s’arrêter à ses conclusions, qui inclinaient trop au scepticisme. Tout en procédant du philosophe de Kœnigsberg, Fichte, Schelling et Hegel se crurent en droit de le contredire, en fondant un dogmatisme nouveau. Nous regrettons qu’une fois engagé dans l’examen de la pensée allemande, l’éclectisme n’ait pas outrepassé l’étude de Kant. Il s’est arrêté à l’exposition du drame métaphysique joué au-delà du Rhin.

Il n’est pas fort surprenant qu’au sein de l’éclectisme on n’ait songé à Descartes qu’après avoir étudié Reid et Kant. Dans les premiers momens de la réaction contre Condillac, on manquait de la force nécessaire pour atteindre jusqu’au cartésianisme, et ce ne fut qu’un peu plus tard qu’on put sentir la valeur du spiritualisme du XVIIe siècle. En 1824, M. Cousin commença de publier une édition complète de Descartes. Depuis cette époque, Descartes a été l’objet d’une attention persévérante de la part de tous ceux qui font de la philosophie une sérieuse étude. Sur ce point, il y a eu abondance d’analyses, d’expositions, d’appréciations partielles, de jugemens généraux. Enfin, il y a deux ans, l’Académie des Sciences morales, où domine l’éclectisme, mit la question du cartésianisme au concours. Elle demanda qu’on déterminât le caractère et qu’on recherchât les conséquences de la philosophie de Descartes, qu’on appréciât particulièrement l’influence de ce système sur celui de Spinoza et celui de Malebranche, qu’on assignât le rôle et la place de Leibnitz dans le mouvement cartésien, enfin qu’on fît la part des erreurs et des vérités dans ce glorieux héritage. Il est évident qu’un pareil programme ne pouvait avoir été tracé que par des hommes ayant fait de Descartes une longue étude et professant sur les questions capitales de son système des opinions arrêtées. Aussi notre étonnement n’a pas été médiocre quand nous avons vu M. Huet, qui s’est fait l’éditeur du livre de M. Bordas-Demoulin, parler de ce lauréat comme si celui-ci avait le premier, dans le XIXe siècle, restauré Descartes. Or, depuis près de vingt ans, la philosophie de Descartes est présente à tous les esprits. Pour le prouver, je ne produirai qu’un nom que je ne prendrai pas parmi les vivans ; c’est celui de Jouffroy. Qui plus tôt, qui plus souvent et mieux parla de Descartes ? Dans un remarquable fragment édité en 1825, sur le spiritualisme et le matérialisme, Jouffroy, traitant d’une manière approfondie de la révolution philosophique du XVIIe siècle, disait : « Le Discours sur la Méthode est la préface de la philosophie moderne ; les Méditations en sont le premier chapitre. ». Il faut donc que M. Huet renonce pour M. Bordas-Demoulin à la gloire d’avoir découvert Descartes.

Pourquoi M. Huet a-t-il cru nécessaire de se faire l’introducteur de M. Bordas-Demoulin dans le monde philosophique ? Il nous semble que le suffrage de l’institut était le meilleur des laisser-passer. D’ailleurs on a pu remarquer que les assertions de M. Huet ont besoin d’être contrôlées. Dans un discours préliminaire, il insiste sur la nécessité de la réformation de la philosophie, et il nous indique le réformateur : c’est M. Bordas-Demoulin. Avant de vérifier l’exactitude d’une proposition aussi énorme, nous dirons un mot, un seul, sur le morceau composé par M. Huet, ancien élève de l’Université de Paris, aujourd’hui professeur à Gand. Dans le domaine de la science et de la pensée, nous concevons tous les désirs de rénovation qui peuvent tourmenter surtout de jeunes esprits aspirant avec ardeur au vrai. Rien d’étonnant, si les solutions données ne les satisfont pas et si une invincible inquiétude les pousse à se frayer des voies nouvelles. Mais la première condition de ces révoltes et de ces mouvemens est une complète indépendance. La cause de la philosophie ne compose pas avec des intérêts d’un autre ordre, et elle est étrangère à tout autre sentiment que la sainte ambition des idées. Il peut être fort avantageux à M. Huet, qui professe aujourd’hui à Gand sous la haute surveillance du catholicisme belge, de parler comme il l’a fait du péché originel et de tonner contre le rationalisme ; seulement nous n’aurons pas la simplicité de prendre cette tactique, cette souplesse pour les symptômes d’un mouvement scientifique dont il y ait à tenir compte.

Descartes fut admiré et suivi par son siècle, non parce qu’il s’insurgea contre Aristote, d’autres l’avaient fait avant lui, mais parce qu’à la philosophie dont il vint prononcer la déchéance il substitua sur-le-champ un système complet. Il se trouva que l’homme qui nia toute la science reconnue de son temps, avec une si inflexible clarté, était doué du génie le plus affirmatif et le plus dogmatique. Débutant par l’équation sublime de la vie et de la pensée[6], Descartes voit la meilleure preuve de l’existence de Dieu dans l’idée de sa perfection ; puis de cette métaphysique et de cette théodicée il passe vivement à l’étude de l’univers qu’il renouvelle avec la même puissance. C’est par cette verve créatrice qu’il s’empara si fort de l’esprit de ses contemporains. Après avoir douté de tout, Descartes ne douta plus de rien, et il régna avec une autorité aussi despotique que cet Aristote qu’il avait jeté bas du trône. Il imposa la foi la plus entière aux incrédules qu’il avait faits lui-même, et qui passèrent d’un joug à un autre. C’est ainsi que se comporte l’humanité. Il créa trois élémens pour expliquer le monde, et la nature ne fut plus admise qu’à servir de justification à ses hypothèses. C’est précisément l’audace de ce dogmatisme qui charma toutes les têtes : on raffola des tourbillons, on en parla jusque dans les ruelles. Le cartésianisme était considéré comme donnant sur tout, sur l’homme, sur Dieu, sur le monde, d’infaillibles lumières ; on l’acceptait tout d’une pièce : c’était comme au moyen-âge un ars magna et generalis. Ajoutons aussi que Descartes se montra animé de cette fierté altière qui sied si bien à un chef d’école : il avait un mépris naturel pour tout ce qui n’était pas sa pensée, et il dédaigna tous ses contemporains, jusqu’à Galilée lui-même. Enfin, avec tant d’orgueil dans l’esprit, il avait beaucoup de politique dans sa conduite. Il se tint également éloigné des discussions religieuses et des affaires publiques : pour ne pas manquer l’unique intérêt de sa vie, le succès de son système, il sut ménager toutes les puissances établies. Il était en bons termes avec le cardinal de Mazarin, il chercha à capter la Sorbonne par une dédicace habile, il n’épargna rien pour dissiper les ombrages des jésuites, et il se garda de contredire Rome, lorsqu’elle décréta l’immobilité de la terre. Grace à cette sagesse, Descartes vivait paisible, et ses idées circulaient impunément. Quand les agressions de quelques théologiens de Hollande furent parvenues à troubler la tranquillité dont il jouissait près de La Haye dans sa retraite d’Egmond, où l’amitié de la princesse palatine Élisabeth venait l’honorer, il se trouva à point nommé une reine pour offrir au philosophe un glorieux asile qu’il accepta plutôt par orgueil que par nécessité. Descartes n’était pas fâché d’opposer aux clameurs de ses ennemis d’Utrecht et de Leyde le suffrage de Christine de Suède. Quand il mourut son système était la loi philosophique de l’Europe.

À force d’étudier Descartes, on dirait que M. Bordas-Demoulin est arrivé parfois à penser qu’il lui ressemblait. Il affecte les allures d’un génie contempteur et solitaire : sa discussion est amère et sans révérence pour les plus grands noms. À l’entendre, Locke débite des puérilités et il appelle cela philosopher ; Kant a l’habitude de renchérir sur les erreurs qu’il veut combattre ; Fénelon est un faux mystique, Bacon, Gassendi, sont les fléaux de la métaphysique ; enfin, en enfantant la logique, Aristote a exterminé la philosophie, et sa métaphysique n’est qu’un recueil d’abstractions creuses, de classifications arbitraires, et de misérables subtilités. Quand on parle ainsi, ou on est sa propre dupe, ou on prétend duper les autres. Si l’on affiche un pareil mépris pour de grandes intelligences, afin de donner de soi une plus haute idée, le calcul est aussi faux que misérable ; si, au contraire, celui qui parle ainsi a le malheur, dans cette circonstance, de penser ce qu’il dit, évidemment son esprit, tout en se montrant sur certains points sain et vigoureux, sur d’autres est faible et malade.

On comprendra maintenant de quelle immense ambition est possédé M. Bordas-Demoulin. Il proclame sans détour que, s’il a pu juger le XVIIIe siècle, c’est qu’il s’est placé au-dessus de lui, en renouvelant la théorie des idées. Sa prétention en effet est d’avoir trouvé deux théories destinées à changer la face du monde métaphysique, celle de l’infini et celle de la substance. Par quelle manie fâcheuse un homme de talent, au lieu de se contenter de l’estime qui lui est due et que nul ne songe à lui refuser, réclame-t-il d’un ton impérieux la palme du génie ? M. Bordas-Demoulin est un écrivain philosophe distingué ; il doit à de savantes excursions dans les mathématiques et dans la physique d’avoir pu donner de grands aspects à son exposition du cartésianisme ; sa pensée a de la force, et il n’est pas rare de sentir dans son style une passion sincère et contenue qui l’anime et le colore. Ces qualités sont précieuses ; toutefois entre elles et le génie il y a un abîme, et pour le franchir ce n’est pas assez de l’orgueil.

« Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, dit Descartes dans sa seconde Méditation, ne demandait rien qu’un point qui fût ferme et immobile ; ainsi, j’aurai droit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable. » Ce point, cette chose, Descartes les a trouvés dans l’esprit humain. Je suis une chose qui pense, voilà pour lui le premier fondement de la certitude. C’est ainsi que dans la première partie du XVIIe siècle commença véritablement l’ère de la philosophie moderne. Jusqu’alors, ce qu’on appelait la philosophie n’avait été qu’un long commentaire du péripatétisme couronné par des conclusions chrétiennes : on avait employé des siècles à ménager un compromis entre Aristote et saint Augustin. Enfin, avec Descartes, la pensée, s’affranchissant de cette double tradition, s’affirma dans son indépendance et son autorité. Cette liberté fut féconde. Elle suscita des penseurs qui, par leur apparition presque simultanée, formèrent, dans un court espace de temps, comme un grand cycle philosophique. Cinquante ans après la mort de Descartes, qui fut comme un point d’intersection entre les deux moitiés du XVIIe siècle[7], la philosophie moderne était fondée d’une manière inébranlable par Spinoza, Malebranche, Locke et Leibnitz, illustre postérité de l’auteur des Méditations et des Principes, radieuse constellation.

Nous ne savons rien de plus intéressant à contempler dans l’histoire des idées que l’éveil donné au génie de Spinoza par l’initiative de Descartes. La vigoureuse netteté du bon sens français provoque aux spéculations philosophiques la pensée d’un juif solitaire. Ici encore l’esprit de l’Occident vient exciter le génie oriental. Descartes avait établi le dualisme de l’ame et du corps, de l’esprit et de la matière ; Spinoza enseigne l’identité du fini et de l’infini dans une unité suprême, et dans un dieu qui ne se distingue pas des deux termes dont il est l’éternelle harmonie. C’est en affirmant la pensée dans son individualité qui contient à la fois l’homme et Dieu, que Descartes conduisit Spinoza à conclure que Dieu était à la fois la chose qui pense par excellence et la chose étendue. Ainsi, la grande doctrine de la substance unique déposée depuis des siècles dans les traditions de la synagogue et des religions orientales revenait à la lumière par une irrésistible évocation, et la solidarité de la pensée humaine donnait de sa force et de sa permanence un témoignage nouveau.

M. Bordas-Demoulin reconnaît bien que Descartes a suscité Spinoza ; cependant il ne consacre à l’exposition du système de ce dernier que quatre pages : en vérité, ce n’est pas assez quand on entreprend de tracer l’histoire de la métaphysique au XVIIe siècle. Après avoir énoncé la doctrine de la substance unique, M. Bordas-Demoulin ajoute : « Les choses particulières ne sont que des affections, des modifications qui expriment les attributs de Dieu d’une manière certaine et déterminée. C’est pourquoi Spinoza avoue sans détour que l’esprit humain est une partie de l’intelligence infinie, et qu’il n’y a ni bien ni mal en soi. » Cette brièveté touche à l’injustice, car elle doit nécessairement donner au lecteur une idée fausse du système de Spinoza.

Il semblerait, d’après les paroles que nous avons citées, que Spinoza ne reconnaissait ni bien ni mal moral ; or, cela n’est pas. Spinoza, dans son Éthique, s’élève contre la manie qui travaille l’homme de prêter à Dieu ses manières de voir et de sentir. L’homme se fait centre de l’univers, et dans les jugemens qu’il porte il met les affections de son imagination à la place des choses. C’est ce que condamne Spinoza, et c’est en ce sens qu’il ne reconnaît pas le bien et le mal tel que se le représente le vulgaire. Voilà la partie négative. Maintenant entrons dans le dogme du spinozisme. L’esprit humain, partie de l’intelligence infinie, doit se proposer de s’en approcher le plus possible. Le bonheur et la liberté de l’homme consistent dans un constant et éternel amour de Dieu. Cet amour de l’intelligence humaine pour Dieu devient une partie de l’amour infini par lequel Dieu s’aime lui-même, et, de son côté, l’entendement de l’homme est arrivé à sa perfection, parce qu’il comprend Dieu et tous ses attributs. C’est par un retour à Dieu que l’esprit de l’homme acquiert sur ses passions une puissance souveraine, et ne conçoit plus les choses que frappées d’un caractère d’éternité, sub specie æterni. Alors s’élève dans l’ame de l’homme une joie divine, et tous ses désirs proviennent de la raison. L’homme libre rejette loin de lui la pensée de la mort, et sa sagesse est une perpétuelle méditation de la vie, et ejus sapientia non mortis, sed vitæ meditatio est. Ainsi identité du bonheur et de la vertu, identité de la liberté humaine et de la volonté divine, identité de la vie terrestre avec l’éternité de l’univers, voilà la morale de Spinoza. Évoquons nos souvenirs. N’avons-nous pas déjà vu quelque chose de semblable dans l’histoire des idées humaines ? Plutarque et Stobée ne nous ont-ils pas appris que c’était là à peu près le fond de la morale du portique ? Par sa métaphysique, Spinoza touche à l’Orient et à Moïse ; par sa morale, il donne la main à Zénon, à Chrysippe, à tous les grands stoïciens. Oui, il y a eu dans tous les temps de fortes ames qui ont dédaigné les illusions et les promesses dont la foule a besoin, et qui, se considérant comme partie intégrante de l’ordre éternel des choses, ont placé leur bonheur et leur vertu dans l’exécution libre et désintéressée des décrets de Dieu. Sur ces ames, ce qui trouble si fort les autres hommes a peu de prise car dans les profondeurs de la pensée elles trouvent la paix.

La morale de Spinoza n’est pas celle du christianisme, mais elle a sa grandeur et sa beauté. C’est ce que ne doit pas méconnaître aujourd’hui un écrivain philosophe, à quelque école qu’il appartienne. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la doctrine de Spinoza fut peu connue. Ceux qui l’avaient critiquée le plus vivement n’en avaient donné qu’une idée fausse, presque toujours par impuissance, quelquefois par perfidie. Enfin, en 1785, Jacobi publia ses lettres sur la doctrine de Spinoza. Depuis cette époque, il ne fut plus permis en Allemagne de ne pas comprendre ou de calomnier le philosophe d’Amsterdam. Aujourd’hui, en France, le jour de la justice s’est aussi levé pour l’auteur de l’Éthique. Un jeune et savant professeur de l’Université, M. Émile Saisset, a donné des œuvres de Spinoza une traduction où se rencontrent l’exactitude philosophique et l’élégance littéraire. Grace à ce travail que rehausse encore une introduction lumineuse, on ne comptera plus les personnes qui auront lu Spinoza, et ce philosophe sera dans toutes les mains comme Malebranche et Locke. Ce qui frappera surtout, nous le croyons, les esprits qui feront connaissance avec ce penseur, c’est sa puissance de concentration. Des principes que vous voyez épars chez beaucoup de philosophes sont rassemblés par Spinoza avec une fermeté féconde, et il en tire des conséquences et des applications nouvelles, ou qui du moins avant lui n’avaient été entrevues que confusément. En ce sens, Spinoza est un merveilleux artiste dans le monde des idées. En effet, sous les apparences de sa méthode géométrique, il y a un art infini, et nous ne craindrons pas de le dire, une chaleur vivifiante. On croyait n’être aux prises qu’avec un démonstrateur, et on se trouve en face d’une personnalité ardente qui vous émeut en vous illuminant. Voilà pourquoi dès l’origine Spinoza eut des sectateurs silencieux, mais dévoués. Ce n’est pas une des moindres singularités de la destinée et du génie de cet homme extraordinaire, que sa métaphysique provoque la foi et l’enthousiasme comme une religion. Autant M. Bordas-Demoulin est insuffisant sur le compte de Spinoza, autant il a d’ampleur et de solidité quand il parle de Malebranche. Il l’a fortement étudié, il connaît toutes les profondeurs, il juge les inconséquences de cette belle imagination philosophique, il peint Malebranche se débattant violemment contre le panthéisme ; mais il a beau faire, remarque M. Bordas-Demoulin, le panthéisme l’envahit et le déborde de tous côtés, il sort par tous les points de son système. C’est un des endroits les meilleurs du livre de M. Demoulin que celui où il montre l’auteur de la Recherche de la vérité attaqué par deux formidables adversaires, Arnauld et Leibnitz. C’est là de la bonne critique philosophique. Arnauld et Leibnitz triomphent quand ils signalent les faiblesses et les erreurs du système de la vision en Dieu ; mais les opinions qu’ils y substituent sont vulnérables, et c’est ce que démontre M. Bordas-Demoulin avec une nerveuse et pressante logique.

Malebranche est, pour ainsi dire, un néo-platonicien de la grande époque alexandrine égaré dans les temps modernes. Il eut une foi sincère dans l’orthodoxie chrétienne, et en cela il était bien différent de Descartes ; mais une imagination qu’il ne pouvait maîtriser l’emportait dans des visions qui eurent de frappantes analogies avec des théories contemporaines de la formation du dogme catholique. Aussi Malebranche fut-il combattu tant au nom de la foi qu’au nom de la raison, et sa vie fut une polémique continuelle, en dépit de la douceur de son caractère, en dépit de son amour du silence et de la paix. Vers la fin de ses jours, l’auteur de la Recherche de la vérité trouva non pas un adversaire, mais un curieux incommode dans un jeune savant qui débutait alors et qui fut depuis secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Dortous de Mairan, dans sa première jeunesse, avait été conduit par un de ses parens chez le père Malebranche, et il avait reçu du célèbre oratorien, comme il le dit lui-même, plusieurs instructions de mathématique et de physique. Plus tard, il passa de la lecture de Descartes, de Malebranche et de Pascal à celle de Spinoza ; il médita surtout l’Éthique, dont la forme abstraite, concise et géométrique le frappa vivement, et il lui arriva de ne pas savoir comment rompre la chaîne des démonstrations spinozistes. Mairan imagina de s’adresser à Malebranche pour qu’il voulût bien lui faire toucher au doigt les paralogismes de l’Éthique. C’est avec une répugnance visible que Malebranche s’engagea dans une correspondance à ce sujet. Ses réponses ne satisfaisaient pas Mairan, qui, avec l’indiscrète franchise d’un jeune homme, en signalait l’insuffisance pour renverser les démonstrations de Spinoza. Malebranche eut encore la patience de revenir à la charge, mais sans plus de succès sur l’esprit de Mairan, qui lui adressa une réfutation en forme de la théorie que le métaphysicien de l’Oratoire opposait à celle du philosophe panthéiste. Cette fois Malebranche pria Mairan de trouver bon qu’ils cessent de travailler inutilement. Il dit à son jeune correspondant qu’il n’espérait pas pouvoir le dissuader de ses sentimens par de courtes réponses. Il ajoutait que l’ame ne se connaît nullement elle-même, et surtout qu’étant finie, elle peut encore moins connaître les attributs de l’infini. Comment donc faire sur cela des démonstrations ? « Pour moi, disait Malebranche en terminant, je ne bâtis que sur les dogmes de la foi, dans les choses qui la regardent, parce que je suis certain, par mille raisons, qu’ils sont solidement posés. Si j’ai découvert quelques vérités théologiques, je le dois principalement à ces dogmes, sans lesquels je me serais égaré comme plusieurs autres qui ne se sont pas assez défiés d’eux-mêmes. Je prie Jésus-Christ, qui est notre sagesse et notre lumière, et sans lequel nous ne pouvons rien, qu’il vous découvre les vérités qui vous sont nécessaires pour vous conduire dans la voie qui conduit à la possession des vrais biens[8]. » C’était un an avant sa mort que le vieux Malebranche se réfugiait ainsi dans la foi. À cette ame contemplative la controverse convenait alors moins que jamais. Dans la jeunesse, dans l’âge mûr, on discute, on combat avec pétulance, avec énergie. À ces deux époques de la vie, la polémique est une source d’émotions, elle exerce vos forces, elle justifie vos idées ; mais plus tard, mais près de la tombe, le dédain des jugemens d’autrui s’empare de l’ame, qui n’a plus d’autre souci que de recueillir toutes ses puissances pour mieux quitter la terre.

Nous blâmons le mépris que M. Bordas-Demoulin prodigue à Locke, et voici pourquoi. Quand un homme a fait avec un livre une impression profonde sur l’Europe et fondé une école, il est impossible que dans l’homme et dans le livre il n’y ait point de la puissance et de la vérité. C’est une mauvaise manière que de juger uniquement les choses humaines par leurs défauts et par les côtés qui vous blessent. Locke n’a pas de rigueur dans la pensée, mais il a de l’étendue ; il n’a pas l’art de systématiser tout ce qu’il voit, mais il aperçoit beaucoup. On a déjà remarqué que, pour lui, la sensation n’est pas la source unique des connaissances, et qu’à côté de la sensation il avait mis la réflexion. Or il y a dans l’Essai sur l’entendement humain quelque chose de plus décisif. Dans le quatrième livre, qui est consacré tout entier à la théorie de la connaissance, Locke établit expressément que nous avons la connaissance de notre propre existence par intuition, celle de l’existence de Dieu par démonstration, et celle d’autres choses par sensation. Plus loin, il s’attache à démontrer que le plus haut degré de notre connaissance est l’intuition sans raisonnement. C’est là le plus haut point de la certitude humaine. Comment, dans l’homme qui parle ainsi, méconnaître un spiritualiste ; et un spiritualiste d’autant plus remarquable, que, tout en professant, d’après Descartes, que l’entendement est à lui seul une source d’idées, Locke approfondissait la théorie de la sensation. L’originalité de Locke est d’avoir étudié la partie sensible de l’homme sans ressembler à Gassendi ; sa faiblesse est surtout dans l’inexactitude, dans l’impropriété de sa phraséologie philosophique. Hume a remarqué avec raison que le mot idée est employé par Locke dans un sens vague et multiple, qu’il désigne à la fois les perceptions, les sensations, les passions et les pensées. Cette confusion a enfanté bien des malentendus, et, dans un métaphysicien, elle est un défaut fâcheux. Néanmoins la critique philosophique, pour rester équitable, doit mettre dans la balance les qualités grandes et solides qui font contrepoids. M. Bordas-Demoulin aurait pu se rappeler aussi que l’injustice envers Locke n’avait plus le mérite de la nouveauté depuis que M. de Maistre avait lancé contre le sage d’Oxford une de ses plus virulentes diatribes.

Le plus important contradicteur de Descartes fut Leibnitz, qui porta dans ce rôle non-seulement la vigueur de son génie, mais une véritable passion. L’espèce de dictature que Descartes exerçait sur les intelligences de son siècle lui était insupportable. Il écrivait un jour à l’abbé Nicaise : « Je ne sais ce qu’on doit attendre d’un livre intitulé : Conjuration contre Descartes. Il faut que l’auteur du livre s’imagine que Descartes est devenu le souverain de l’empire de la philosophie, à peu près comme le dictateur César l’était de celui de Rome. » Leibnitz se considérait aussi comme appelé à défendre le christianisme contre les opinions de Descartes. Dans une autre lettre à l’abbé Nicaise, nous trouvons cette phrase : « On peut dire que Spinoza n’a fait que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Descartes, de sorte que je crois qu’il importe effectivement pour la religion et la piété que cette philosophie soit châtiée par le retranchement des erreurs qui sont mêlées avec la vérité. » Voilà les deux sentimens qui ont excité Leibnitz à combattre Descartes, l’amour de la gloire, le désir d’établir la conformité de la foi avec la raison.

Leibnitz a fait la guerre à Descartes non-seulement avec ses propres forces, mais avec toutes celles que pouvait lui prêter la science du passé. Il créa un système, et il fit reparaître sur la scène l’histoire de la philosophie. Un mot sur le système.

Ce qui avait le plus choqué Leibnitz dans la philosophie de Descartes c’était la passivité des substances. Descartes n’avait pas absorbé la matière dans l’esprit, mais il avait fait l’esprit aussi passif que la matière. Leibnitz voulut renverser ce système d’un seul coup d’autorité et de génie, et il affirma l’activité des substances. Pour lui, tous les êtres possibles sont des forces, des causes. Le monde est l’agrégation de ces causes et de ces forces. On pourrait dire que le système des monades de Leibnitz est une sorte de polythéisme métaphysique.

La liberté, si compromise, suivant plusieurs, par Descartes et Spinoza, est donc sauvée par Leibnitz ? Non, et la voilà encore une fois subordonnée aux convenances de l’ordre et de l’unité ; car enfin toutes ces substances ont sans doute une action les unes sur les autres, l’esprit et la matière s’influencent mutuellement, et toutes les forces éparses dans l’univers sont aux prises. Qui nous préservera de l’anarchie ? Une harmonie divine. Ici tout change ; en effet, de la sphère de la liberté nous tombons sous l’empire d’une fatalité providentielle et absolue. Voici comment. Les substances sont actives, de plus elles sont indépendantes : c’est-à-dire que, suivant Leibnitz, et non pas suivant la réalité, elles n’agissent pas les unes sur les autres. C’est Dieu (pour le coup, voilà bien Deus ex machinâ !), c’est Dieu qui a réglé d’avance tous les rapports, et qui gouverne le monde par une harmonie préétablie.

L’histoire des idées, comme toutes les autres histoires, offre des accidens comiques. Leibnitz, qui avait voulu, dans l’intérêt de la religion, châtier le système de Descartes par le retranchement de ses erreurs, arrive de conséquence en conséquence à sa célèbre conclusion de l’optimisme : c’est-à-dire qu’il ôte à Dieu toute liberté, car il déclare que Dieu n’a pu faire que ce qu’il a fait, et qu’il a tout fait pour le mieux. Dieu, en vertu même de sa raison divine, a été obligé de former le meilleur univers possible. Et cependant, avec son optimisme, Leibnitz se croyait chrétien !

Si Leibnitz parvint, vers la fin du XVIIe siècle, à contrebalancer l’influence de Descartes, ce n’est pas tant par ses idées dogmatiques que par sa vaste et intelligente érudition dans l’histoire de la philosophie. Descartes, Malebranche et Locke, chacun par des motifs et dans des degrés différens, avaient inspiré à leurs contemporains un certain mépris de la sagesse antique. Leibnitz la remit en honneur, Ce grand esprit n’accepta pas le rôle usé de la révolte contre Aristote. M. Bordas-Demoulin prétend que Leibnitz ne s’occupa de logique que pour opposer Aristote à Descartes et se parer du titre de savant universel[9]. Dans ces paroles il y a une grande légèreté. Comment M. Demoulin, qui a beaucoup lu Leibniz, ne s’est-il pas rappelé le premier chapitre des Nouveaux Essais sur l’entendement humain, où l’un des interlocuteurs, Théophile, parle ainsi : « Il faut que je vous dise pour nouvelle que je ne suis plus cartésien, et que cependant je suis plus éloigné que jamais de votre Gassendi, dont je reconnais d’ailleurs le savoir et le mérite ? J’ai été frappé d’un nouveau système dont j’ai lu quelque chose dans les journaux des savans de Paris, de Leipzig et de Hollande, et dans le merveilleux dictionnaire de M. Bayle, article de Rorarius. Depuis, je crois voir une nouvelle face de l’intérieur des choses. Ce système paraît allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de tous côtés, et que puis après il va plus loin qu’on n’est allé encore. » Voilà la clé de la philosophie leibnitzienne. Cette philosophie, dans la pensée de son auteur, était la conclusion pacifique du mouvement insurrectionnel de Descartes ; elle était aussi la résurrection nécessaire des résultats de la sagesse antique, laissée dans un injurieux oubli ; elle était enfin une prétention hardie à des résultats meilleurs. C’est la destinée de tous les novateurs d’être à moitié suivis, à moitié contredits par des éclectiques. Après Aristote et Platon, quelle nuée de conciliateurs ! Leibnitz, qui vaut bien à lui seul une armée de philosophes, entreprend de terminer la révolution cartésienne par une transaction qu’il estime satisfaire aux prétentions légitimes de tous les grands systèmes aussi bien qu’à toutes les exigences de la raison et de la foi. La transaction a été déchirée par Kant, qui a joué dans le dernier siècle un rôle révolutionnaire analogue à celui de Descartes, et nous avons vu de nos jours Hegel, reprenant par d’autres voies l’œuvre de Leibnitz, développer un système avec lequel il ambitionnait d’embrasser et de concilier tout. Quant à Schelling, il est probable qu’il finira comme Malebranche, sans vouloir discuter, et dans le sein de la foi.

M. Bordas-Demoulin a méconnu les raisons de premier ordre pour lesquelles Leibnitz s’est tant occupé d’Aristote et de toute l’antiquité, mais hâtons-nous de dire qu’à cette méprise, à cette lacune il y a dans son livre d’heureuses compensations. La critique de la monadologie est pleine de profondeur. L’influence que les théories de Malebranche exercèrent sur l’esprit de Leibnitz, quand celui-ci créa son système des monades, est indiquée avec une sagacité mordante. Dans un excellent chapitre, consacré à l’exposition de l’optimisme, M. Demoulin, pour mieux combattre Malebranche et Leibnitz, qui arrivent à détruire la liberté de Dieu, appelle à son aide Bossuet et Fénelon. Descartes, en mettant sa politique à s’abstenir de toute excursion dans les matières religieuses, avait, par cette prudence non moins que par son génie, mérité l’estime de Bossuet, qui plaçait le Discours sur la Méthode au-dessus de toutes les productions philosophiques de son siècle. On chercha bien à inspirer à l’évêque de Meaux des doutes sur la sincérité de l’orthodoxie de Descartes ; mais Bossuet, avec son admirable bon sens, trouvait juste et habile de ne pas condamner un philosophe qui avait su éviter toute censure, et garder sur les sujets théologiques un respectueux silence[10]. À l’égard de Malebranche, la conduite de Bossuet fut autre. Quand le célèbre prêtre de l’Oratoire eut publié son Traité de la Nature et de la Grace, Bossuet, qu’effraya la théologie du métaphysicien, sut déterminer Arnauld à le combattre, et il encouragea Fénelon à entrer aussi dans la lice. C’était avant la grande querelle du quiétisme. La réfutation que rédigea Fénelon du système de Malebranche sur la nature et la grace fut revue par Bossuet, qui prit ainsi une part de responsabilité dans ce remarquable travail. Rien ne paraissait plus dangereux à cet inébranlable soutien de l’orthodoxie que les subtiles imaginations de l’oratorien philosophe. Nous en trouvons une frappante et dernière preuve dans ce qu’écrivait Bossuet à un jeune homme qui n’avait pas craint de s’ouvrir à lui de son enthousiasme pour Malebranche. « Un grand nombre de jeunes gens se laissent flatter à ces nouveautés, répondait Bossuet. Je me trompe fort, ou je vois un grand parti se former contre l’église, et il éclatera en son temps, si de bonne heure on ne cherche à s’entendre avant de s’engager tout-à-fait. » Ainsi Bossuet à la fin de sa vie pressentait que l’esprit novateur allait frapper à la porte du sanctuaire : il y a souvent bien de l’amertume dans la prévoyance du génie.

La philosophie de Descartes n’est donc pas, comme le prétendent plusieurs, une philosophie chrétienne ? Éclaircissons ce point. Descartes a fondé un spiritualisme puissant qu’il importe de caractériser avec précision. L’audacieux et habile auteur des Méditations, en offrant son livre à la Sorbonne, s’appuyait sur cette parole de saint Paul aux Romains, que ce qui se pouvait connaître de Dieu avait été manifesté aux hommes, et il en tirait cette conclusion, que tout ce qui peut se savoir de Dieu peut être montré par des raisons qu’il n’est pas besoin de tirer d’ailleurs que de nous-mêmes, et de la simple considération de la nature de notre esprit[11]. On ne pouvait d’une manière plus adroite cacher l’abîme qui sépare l’Évangile du rationalisme ; mais Descartes abusait des paroles de saint Paul. Qu’a dit vraiment l’apôtre ? Ceci : « La colère divine a éclaté contre l’impiété et l’injustice des hommes, parce que, Dieu s’étant fait connaître a eux naturellement, ils n’ont pas fait usage de cette connaissance ; ils se sont égarés dans leurs vains raisonnemens, leur cœur insensé a été rempli de ténèbres, ils sont devenus fous en s’appelant sages. Alors Dieu les a livrés à leurs désirs impurs, à leur sens réprouvé[12]. » Et quelle a été la conséquence de ce triste état de l’humanité ? C’est que Dieu a résolu d’intervenir lui-même au milieu des désordres de l’homme, et de porter remède à l’insuffisance des lumières naturelles par la lumière de sa parole. Voilà le fondement du christianisme. Loin donc que saint Paul puisse être invoqué pour établir la puissance de la raison humaine, c’est dans les écrits du grand apôtre qu’elle est le plus condamnée, car elle y est toujours humiliée devant la grace et devant la foi. Laissons donc de côté la tactique de Descartes, pour ne voir que sa doctrine. Il donne à la démonstration de Dieu un éclat nouveau, mais uniquement par les forces vives de la raison. Au milieu de l’Europe catholique et protestante, Descartes établit un rationalisme formidable et fécond : il est bien moins chrétien que Platon, il est aussi anti-chrétien qu’Aristote, puisqu’il enfante Spinoza.

Nous n’ignorons pas que beaucoup de personnes inclinent à conclure que Descartes est un philosophe chrétien, parce qu’il est au plus haut degré philosophe spiritualiste. Là est l’erreur. Il y a beaucoup de façons d’être spiritualiste ; il n’y en a qu’une d’être chrétien, c’est de mettre avec saint Paul au pied de la croix tous les doctes raisonnemens de la sagesse humaine. Rendons cette justice aux jésuites, qu’ils comprirent de fort bonne heure tout ce que la philosophie de Descartes avait de contraire à la religion révélée. La compagnie qui fut instituée pour combattre Luther devait la première suspecter Descartes. Plus tard, au sein de la société, on a pu changer d’avis, on a pu vouloir s’emparer de la doctrine qu’on craignait pour la dénaturer et s’en servir ; mais cette politique n’efface pas le premier jugement, qui témoigne de la pénétration des jésuites.

En effet, qui a fondé dans le monde moderne l’autorité du sens individuel, si ce n’est Descartes ? Cependant, de son côté, Bossuet nous enseigne que le propre du catholique est de préférer à ses sentimens le sentiment commun de toute l’église. Le rationalisme moderne a pour père l’auteur des Méditations. Nous conseillons à quelques écrivains qui ont prétendu faire de Descartes un philosophe catholique de revenir sur cette canonisation singulière.

Quel contraste entre Descartes et Malebranche ! « Les passions sont toutes bonnes de leur nature, dit Descartes[13], et nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès, contre lesquels les remèdes que j’ai expliqués pourraient suffire, si chacun avait assez de soin de les pratiquer. » Cependant j’entends Malebranche qui s’écrie : « La nature est présentement corrompue ; le corps agit avec trop de force sur l’esprit. Au lieu de lui représenter ses besoins avec respect, il le tyrannise et l’arrache à Dieu… Sans faire une plus longue déduction de nos misères, j’avoue que l’homme est corrompu en toutes ses parties depuis la chute[14]. » Pour Descartes, l’union de l’ame et du corps est la loi de l’homme ; pour Malebranche, elle en est la dégradation. La morale de l’un est toute rationaliste, celle de l’autre toute mystique. Descartes nous enseigne que nous devons développer notre nature tout entière, nos passions non moins que notre esprit. À son école, l’homme apprend à bien employer ses passions, à s’en rendre maître, enfin à les ménager avec tant d’adresse, que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et même qu’on tire de la joie de tous[15]. Malebranche, au contraire, avertit l’homme qu’il est en épreuve dans son corps, et que cette épreuve est rude[16]. La vie est un combat dans lequel nous ne pouvons rien sans l’assistance de la grace divine. Notre nature n’est que corruption et faiblesse : nous devons méditer constamment sur notre indignité et sur la nécessité absolue d’un médiateur qui nous en relève et nous en rachète.

C’est surtout avec Malebranche que M. Bordas-Demoulin est cartésien. À peine indique-t-il les tendances exclusivement rationalistes de Descartes, ce qui est une notable omission, et il abonde tout-à-fait la doctrine du péché originel avec Malebranche et Pascal. Il imite les procédés du métaphysicien de l’Oratoire, qui aime à passer de la question de la grace à des problèmes de géométrie et de mathématiques. Si M. Bordas-Demoulin eût senti plus profondément le caractère absolu et inflexible du rationalisme de Descartes, il n’eût pas imaginé qu’on pût remplir les lacunes ou redresser les erreurs de ce rationalisme avec la manière de philosopher de Pascal. L’auteur des Méditations et l’auteur des Pensées marchent dans des voies trop opposées pour qu’on puisse songer à ménager entre eux, nous ne disons pas une réconciliation, mais une rencontre ; ils comprennent Dieu différemment, ils pensent de l’homme des choses contraires ; l’un exalte la raison avec une tranquille fierté, l’autre travaille à l’humilier avec un sombre désespoir ; Descartes enfin ignore et dédaigne la tradition, Pascal, après des révoltes douloureuses, s’y soumet.

L’ordre suivant lequel les questions se produisent dans le livre de Bordas-Demoulin pourrait être meilleur. Dans un travail consacré à l’auteur du Discours sur la Méthode, on était en droit d’attendre une génération des idées plus méthodique. Nous pouvons, après cette critique, rendre une justice éclatante à la partie de l’ouvrage de M. Demoulin consacrée à la physique et aux mathématiques. On comprendra que nous ne parlons pas ici de certains débats que M. Bordas-Demoulin ne craint pas d’instituer avec des hommes comme Laplace, M. Biot. Nous ne sommes pas juge de ces témérités. Nous louons l’exposition des travaux de Descartes en physique et en géométrie, parce que presque toujours elle est claire, accessible à tous les esprits, parfois écrite avec une admiration chaleureuse qui s’élève à l’éloquence. L’auteur réussit à donner à ses lecteurs cette conviction, que c’est bien Descartes qui a introduit l’idée réelle de la mécanique du monde dans l’esprit humain.

Nous ne saurions prendre congé de M. Bordas-Demoulin sans parler de quelques points qu’il nous donne pour des idées de génie. C’est aux mathématiciens de juger sa métaphysique du calcul différentiel, et sa prétention de présenter le premier la solution du problème posé par les principes de ce calcul. Puisse seulement son originalité en mathématiques se trouver de meilleur aloi que ses découvertes en philosophie ! Parlons un peu de la substance.

Jusqu’à présent, nous résumons ici la pensée de M.   Bordas-Demoulin, la constitution de la substance a été méconnue ; on l’a toujours placée exclusivement dans la force ou dans la quantité. Ni la quantité ni la force n’ont encore été profondément sondées. La dépendance de la force et de la quantité n’a pas encore été comprise. Malebranche a failli la saisir par l’étendue intelligible qu’il met en Dieu, mais il laisse échapper la vérité qu’il touche. Il y a deux élémens, la vie et l’étendue, la force et la quantité, la perfection et la grandeur. Considère-t-on les êtres ? Dans chacun, il y a de l’étendue, et, en tant qu’étendue, il répond aux idées de grandeur. Considère-t-on les actes de la pensée ? Dans chacun, il y a des idées de grandeur, mais aussi il y a des idées de perfection, et il faut distinguer les actes où les idées de grandeur n’entrent qu’afin d’aider les idées de perfection à se produire, de ceux où elles entrent afin de se produire elles-mêmes. Pour ne pas faire cette distinction, il arrive qu’on traite les idées de perfection à la manière des idées de grandeur, et qu’on dénature, qu’on renverse les sciences qui en dépendent. Les idées de perfection échappent à la compréhension rigoureuse du symbole, de la lettre, des chiffres, parce que la force n’est pas, comme la quantité, divisible par essence en parties égales. — Voilà ce que M. Bordas-Demoulin appelle une théorie neuve et véritable de la substance. L’auteur signale avec raison deux ordres d’idées et de faits, et nous ne nous élèverons pas contre une distinction sur laquelle nous avons nous-même plusieurs fois insisté. Il y a plusieurs années, nous écrivions ces lignes : « La confusion de la vérité géométrique et de la vérité morale est dangereuse, car elle fausse et pervertit de nobles efforts. Dans l’ordre géométrique, tout se démontre, parce que tout se calcule et se mesure, et la science produit une certitude qui porte toujours avec elle sa démonstration. Dans l’ordre moral, l’esprit conçoit, il induit, il croit, et la science produit une certitude qui, pour exister, ne peut se passer ni de foi, ni d’espérance. Si vous portez dans l’ordre moral les exigences de l’ordre géométrique, vous le détruisez tout entier, et vous douterez de tout, parce que vous serez dans l’impuissance de rien affirmer mathématiquement… Reprocher à l’idéalisme d’être destitué de la certitude mathématique est d’un esprit peu scientifique. La religion et la philosophie sont en dehors des formules logiques par lesquelles nous nombrons et mesurons les choses[17]. » Voilà, ce nous semble, en d’autres termes, la même distinction qu’a établie M.   Bordas-Demoulin. Maintenant, cette distinction constitue-t-elle une théorie ? Nullement. Observer les faits, puis les expliquer sont deux degrés dans la connaissance des choses qu’il importe de ne pas confondre.

Que penser de Pythagore, qui définit l’ame un nombre qui se meut de lui-même ? Que dire de M. de Maistre, qui appelle le nombre le miroir de l’intelligence ? Enfin quel sens donner à cette parole de Novalis : « Le véritable mathématicien est enthousiaste per se ; sans enthousiasme, point de mathématiques ? » Aux yeux de ces penseurs, la nature complexe de l’homme doit se résoudre dans une unité suprême. Ils étaient les représentans d’une grande doctrine, d’une doctrine éternelle sous la variété des symboles religieux, et au milieu de la multiplicité des écoles philosophiques. Suivant cette doctrine, tant que l’entendement ne franchit pas certains degrés, l’ordre moral et l’ordre géométrique sont distincts. Alors le sentiment et la raison ont chacun leur domaine. Il y a dans ce dualisme de grands développemens pour l’esprit et pour le cœur. L’esprit établit des démonstrations puissantes, le cœur se nourrit de croyances sublimes. Eh bien ! il est une sphère encore supérieure, c’est celle de la vision pure de l’intelligence. Celui qui a la force de s’y élever et d’y vivre plane au-dessus des contradictions de la raison et du sentiment, il comprend l’identité de l’idée et du nombre, de la métaphysique et des mathématiques, et il est en communion avec l’unité suprême qui est substance, force et vérité.

Voilà une théorie. M. Bordas-Demoulin ne s’en fait-il pas lui-même l’interprète involontaire et incomplet, quand, dans son chapitre sur l’infini, il dit : « Si la pensée s’empare des infinis relatifs, ils la remplissent tout entière, et l’infini absolu lui échappe ; si elle atteint l’infini absolu, il lui dérobe les infinis relatifs. » En effet, où trouver l’infini absolu, si ce n’est à travers l’identité suprême du nombre et de l’idée ? Dans son chapitre sur la substance, M. Bordas-Demoulin est la dupe d’une illusion, quand il croit élever une théorie ; et dans son chapitre sur l’infini, il semble détruire lui-même une partie des choses avancées au sujet de la substance.

Résumons nos critiques. Dans M. Bordas-Demoulin, il faut distinguer l’historien du cartésianisme d’avec l’homme qui prétend au rôle de métaphysicien créateur. Nous n’insisterons pas davantage sur les prétentions du métaphysicien aspirant au génie : ce serait inutile et cruel. Nous aimons mieux caractériser le talent de l’historien du cartésianisme, de l’écrivain philosophe. Ce talent a de l’éclat et de la force par saillies, mais il est foncièrement inégal. L’auteur, malgré l’évidente sincérité et l’incontestable profondeur de ses études, ne semble pas toujours s’être assez assimilé les sujets qu’il traite : aussi parfois manque-t-il de cette fermeté lumineuse que donne seule l’égale compréhension du tout. Souvent aussi, s’il veut faire connaître les opinions d’un philosophe ou d’un savant, au lieu de les analyser d’une manière substantielle et rapide, M. Bordas-Demoulin prodigue les citations in extenso, et de cette manière il altère l’unité de sa composition. Puisqu’il a beaucoup vécu avec le XVIIe siècle, M. Demoulin aurait pu apprendre dans Bossuet l’art de ne faire que des citations décisives, habilement coupées, et s’incorporant avec le texte de l’écrivain qui s’en autorise. Il suffit d’ailleurs d’un mot, d’un tour de phrase, pour faire comprendre aux doctes qu’on a puisé à telle source.

En un mot, le livre sur le cartésianisme est un remarquable début dans les sciences philosophiques. Ceux qui le liront avec l’attention qu’il mérite, seront touchés, nous n’en doutons pas, par la vigueur d’esprit de l’écrivain et par l’élévation de son style, qui a quelque chose de traditionnel et de classique. Maintenant, où ira l’auteur ? Restera-t-il un cartésien de l’école de Malebranche ? Dans un court avertissement, M. Bordas-Demoulin fait pressentir qu’il pourrait avoir d’autres travaux à communiquer au public. La critique ne saurait donner une meilleure preuve d’estime à l’auteur qu’en lui conseillant une sévère révision de ses opinions, de ses préjugés, une délibération nouvelle et profonde sur la nature et la portée de ses doctrines philosophiques.

Dans le concours ouvert au sujet du cartésianisme, l’Académie des Sciences morales et politiques a été juste en décernant la moitié du prix à M. Francisque Boullier. Cet honorable professeur à la faculté des lettres de Lyon a su embrasser tous les faits qui se rattachent d’une manière plus ou moins directe à la révolution cartésienne. Il s’est occupé avec soin non-seulement des philosophes illustres, mais des hommes secondaires qui eurent dans leur temps leur mérite et leur emploi. Dans l’époque antérieure à Descartes, M. Boullier n’a pas voulu négliger la mémoire de Bernardino Telesio et de François Patrizzi, ces adversaires si passionnés d’Aristote, le second surtout : avec le même esprit de justice, il a donné une place dans la rénovation cartésienne à des hommes comme Louis de la Forge, Geulinex et Clauberg. Sylvain Regis ne pouvait être oublié, car il est le plus connu des cartésiens du second ordre, et Fontenelle lui a consacré un de ses éloges. M. Boullier est par-dessus tout exact, méthodique, et il aspire à être complet. L’Histoire de la révolution cartésienne n’est pas un livre qui puisse attirer les regards par l’éclat du style ou la hardiesse des pensées : c’est un travail consciencieux, substantiel, c’est une de ces compositions modestes et solides qui commandent l’estime.

Soldat discipliné de l’éclectisme, M. Boullier en professe toutes les opinions. Les critiques qu’il adresse à la métaphysique de Descartes lui sont inspirées par la psychologie de l’école à laquelle il appartient. Malheureusement cette partie du mémoire de M. Boullier n’a pas assez d’ampleur et de détails : c’est fâcheux, car là était l’intérêt actuel et philosophique de la question.

En faisant la critique du cartésianisme, l’éclectisme s’est trouvé conduit à affirmer de plus en plus son caractère exclusivement psychologique[18]. Jamais entre deux écoles l’opposition ne fut plus saillante. On pourrait dire que le procédé de Descartes a été surtout de calquer la nature humaine sur la nature divine. Quand il a affirmé l’identité de la pensée et de la vie, Descartes se plonge dans la méditation de Dieu, et c’est avec ce qu’il y trouve qu’il se représente la nature humaine. L’éclectisme a renversé le procédé, il étudie l’homme, il s’attache exclusivement à l’observation du moi ; quand enfin il se détermine à contempler Dieu, il lui arrive de construire une théodicée avec des faits psychologiques, et la volonté divine se trouve calquée sur la volonté humaine.

L’éclectisme donne une grande preuve d’impartialité, et presque à ses dépens, quand il met en lumière le cartésianisme. En effet, exciter les esprits à l’étude d’hommes tels que Descartes, Spinoza, Leibnitz, c’est faire reparaître l’ontologie sur le premier plan de la scène, et dès-lors il est inévitable que de nouveaux débats s’élèvent. On n’échappe pas d’ailleurs au mouvement de son siècle. Les intelligences, les imaginations sont tourmentées de je ne sais quelle passion pour les choses religieuses et divines. Les uns frappent à la porte du sanctuaire, les autres à celle de l’école. Malheur à la philosophie qui s’effraierait de cette curiosité, et ne serait pas en mesure de la satisfaire ! La science ne saurait vouloir ni éluder les questions, ni circonscrire l’activité de l’esprit. Son rôle est sévère, sa mission auguste : elle tire son autorité de sa sincérité incorruptible. À ceux qui lui demandent la vérité, elle la doit entière avec ses horizons infinis et ses inflexibles réalités.

De notables services ont été rendus aux sciences philosophiques par l’éclectisme. L’antiquité remise en honneur, l’histoire de la philosophie embrassée dans toute son étendue, plusieurs des parties de cette histoire exposées avec éloquence et profondeur, la méthode d’observation appliquée avec sagacité, des faits psychologiques érigés en système, sinon sur d’inébranlables fondemens, du moins avec une ingénieuse habileté, voilà des résultats qui assurent à ceux qui ont su les obtenir une place tout-à-fait honorable dans le développement intellectuel de notre époque. Il ne s’agit ici ni de dénigrer ni de flatter personne, mais de dire ce qu’on sent être le vrai. Maintenant le premier regard que nous jetons autour de nous nous avertit que sur beaucoup de points les fondemens de la certitude sont ébranlés. Des notions qu’on avait réputées solides chancellent ; certaines idées s’obscurcissent ; chez beaucoup, la raison doute d’elle-même. Il y a là un mal réel auquel il faut remédier énergiquement. Or les défaillances de l’esprit ne sauraient avoir d’autre médecin que l’esprit lui-même, qui ne peut tirer que de son propre fonds ce qui lui est nécessaire pour sa guérison, sa force et sa grandeur. Si donc dans notre siècle la philosophie a fait quelque chose, il lui reste beaucoup à faire.

Parmi les pensées détachées de Goethe qui n’ont été connues qu’après sa mort, nous trouvons celle-ci : « Il ne peut y avoir de philosophie éclectique, mais seulement des philosophes éclectiques. » Quel est le sens véritable de cette sentence ? Aux yeux de Goethe, l’histoire de l’éclectisme pouvait se résumer dans cette phrase : Tot capita, tot sensus. En effet, comme le propre des éclectiques est de choisir eux-mêmes dans toutes les doctrines ce qui leur convient, il suit qu’un éclectique, en vertu même de son principe, ne saurait s’identifier avec la pensée, avec le choix d’un autre éclectique.

L’écueil de l’éclectisme est celui-ci : c’est la difficulté qu’il éprouve nécessairement pour aboutir au dogmatisme. Nous ne disons point que la difficulté soit insurmontable. Leibnitz et Hegel en ont triomphé jusqu’à un certain point ; mais il est évident que, si le vrai dogmatisme est le résultat simple d’une affirmation primordiale, il doit rencontrer dans les conditions même des tendances éclectiques les plus sérieux obstacles. C’est dans la nature des choses, et il n’y a là de la faute de personne.

Interrogeons l’histoire des idées, nous verrons l’esprit humain s’enthousiasmer pour un système, puis en prendre dégoût ; nous le verrons même à certaines époques témoigner une sorte de dédain général s’adressant à tous les systèmes. Cette disposition n’est pas durable ; bientôt l’indestructible vocation de l’esprit humain pour le dogmatisme se fait jour et reparaît avec une ambition, avec une énergie nouvelle. Aussi, tout en se préoccupant comme il convient des tendances sceptiques qui peuvent de nos jours énerver les ames et troubler les esprits, on ne doit pas en concevoir une décourageante inquiétude. Il n’y a pas pour le scepticisme de triomphe éternel ; autrement il faudrait fermer le livre de l’histoire et de la vie. L’esprit de l’homme revient au goût du vrai, ainsi qu’à la conviction qu’il est doué de la puissance nécessaire pour le trouver. On peut même, à certains symptômes, reconnaître aujourd’hui une tendance assez générale à se mettre à la recherche de solutions plus positives, et plus satisfaisantes que les solutions connues. Il doit être en effet dans la destinée de l’éclectisme de donner naissance à des développemens divers qui le contredisent sur des points essentiels. Ces contradictions, par lesquelles marche la science, sont honorables pour ceux qui en sont l’objet, car elles prouvent qu’ils ont mis les armes à la main à ceux qui les combattent.

Puissions-nous ne pas nous abuser en espérant que dans l’avenir le mouvement philosophique aura un autre caractère que les travaux accomplis ! Ces travaux, nous le répétons, ont été utiles, méritoires ; quelques-uns sont excellens. Maintenant d’autres besoins demandent d’autres efforts. Nous voudrions aujourd’hui voir sur le premier plan plutôt la pensée individuelle que l’érudition et l’histoire. Ce qui se passe n’est-il pas fait pour ranimer l’ardeur de l’esprit, pour l’exciter à user de toutes ses forces ? On dirait comme une conspiration générale contre la raison humaine : nous ne croyons pas que depuis le XVIe siècle elle ait jamais été plus assaillie, plus accusée. Dans la patrie de Kant domine le mysticisme, ou, pour parler le langage du pays, le supernaturalisme, avec d’autant plus de puissance qu’il déploie un grand appareil métaphysique et une vaste érudition. Ici c’est à moins de frais que la raison est poursuivie : on lui reproche son impuissance sans se mettre en peine de la prouver, mais en revanche la déclamation s’emporte parfois jusqu’à la fureur. Il semblerait que le caractère spiritualiste des opinions philosophiques de notre âge devrait tempérer la passion des défenseurs officiels et officieux de la religion et de l’église. Détrompez-vous : le spiritualisme de notre époque est réputé par eux plus dangereux que le matérialisme du siècle dernier. Il faudrait désespérer des destinées de la philosophie, si ces attaques et ces injustices n’inspiraient pas à ses représentans une foi plus vive dans la puissance et dans les droits de la raison calomniée. C’est cette foi qui fit au XVIIe siècle la grandeur du cartésianisme, c’est elle qui alors gagnait à la philosophie tant de disciples et d’adhérens. Ajoutez à cette foi vivifiante l’étendue de la doctrine de Descartes, la multiplicité des objets auxquels elle s’appliquait, et vous aurez trouvé les deux causes de l’immense autorité qu’elle exerça. Le médecin, le physiologiste, l’astronome, le physicien, le géomètre, le moraliste, rencontraient dans la science qu’ils cultivaient la trace de Descartes, et il fallait bien que chacun d’eux tînt compte de cette impérieuse et féconde intervention. À défaut d’un de ces grands systèmes qui embrassent tout, nous voudrions qu’en France l’esprit philosophique, ayant la conviction de sa force, voulût porter partout son influence, mettre son empreinte partout. Les sciences, les lettres, la politique, offrent à l’esprit philosophique des régions à fertiliser. En vain l’industrialisme affirme qu’il est à lui seul toute sagesse ; quand l’homme avec le fer, le feu, l’air et la vapeur, aura épuisé la docilité de la matière, il se retrouvera toujours le même, et il devra toujours apprendre à se gouverner lui et les autres. Depuis vingt ans, l’imagination a régné sans contrepoids dans les lettres et dans les arts, on a eu pour la forme et pour la fantaisie des adorations sans réserve et sans frein. Pourquoi donc aujourd’hui, autour des idoles qu’on encensait naguère, s’est-il fait tant de solitude et de silence ? C’est qu’on a compris que dans beaucoup de ces simulacres l’esprit n’habitait pas ; aussi les seuls artistes qui n’avaient pas fait divorce avec la pensée, avec la raison, n’ont pas perdu la faveur de la foule, et, ce qui vaut mieux encore, leur propre estime. Ainsi donc l’état des croyances religieuses en Europe, le matérialisme politique, dans les lettres et dans les arts une décadence passagère, tout vient provoquer la philosophie à de nouveaux travaux. Cet appel sera compris. En face des attaques et des clameurs d’un fanatisme aveugle, au milieu de l’apathie des uns, de la déroute des autres, sachons maintenir l’esprit philosophique dans sa liberté, le développer dans sa force. En dépit de toutes les déclamations et de toutes les folies, la France sera toujours comme le sol natal de la raison, et l’arbre de la science ne sera pas déraciné.


Lerminier.
  1. Discours d’ouverture prononcé le 15 novembre 1841.
  2. Entwickelungsgeschichte der neuesten Deutschen Philosophie, von Dr C.-L Michelet ; Berlin, 1843.
  3. Entwickelungsgeschichte, etc., p. 182
  4. Dans un de ces essais ayant pour titre : Beleuchtung der neuen Schellingschen Lehre, von Alexis Schmidt, Berlin, 1843, nous avons trouvé d’assez curieuses excursions sur le terrain de la théologie.
  5. Die endlich offenbar gewordene positive Philosophie der Offenbarung ; Darmstadt, 1843.
  6. Le mot célèbre : Je pense, donc je suis, n’est pas un argument, mais une affirmation. Il n’y a pas à insister sur ce point, depuis long-temps reconnu.
  7. Descartes mourut en 1650.
  8. Cette correspondance, d’un véritable intérêt pour l’histoire de la philosophie, a été publiée pour la première fois en 1841, sur les manuscrits originaux, par M. Feuillet de Conches.
  9. Tome II, page 414.
  10. Voyez la Correspondance de Bossuet, tome XXXVII de l’édition de Versailles, et une lettre nouvellement publiée, adressée par l’illustre prélat à M. Pastel, docteur de Sorbonne.
  11. Épître à MM. les doyens et docteurs de la sacrée Faculté de théologie de Paris.
  12. Épître de saint Paul aux Romains, chap. I.
  13. Les Passions de l’Ame, troisième partie, article CCXI.
  14. De la Recherche de la Vérité, liv. V des Passions, chap. I.
  15. Derniers mots du Traité des Passions.
  16. Méditations chrétiennes, 20e méditation.
  17. Préface générale des Études d’histoire et de philosophie, 1836.
  18. Sur ce point, il faut consulter, indépendamment du travail de M. Bouiller, le Rapport, fort remarquable, présenté par M. Damiron, au nom de la section de philosophie, sur la question du cartésianisme.